Le hasard peut-il jouer un rôle en physique fondamentale ? La physique est souvent associée aux calculs exacts et aux prédictions déterministes. Si vous doutez que les aléas puissent figurer dans une science qui nous permet de se localiser avec précision depuis des satellites à 20 000 km de la terre, vous n’êtes pas les seuls pas seul : Einstein a un jour proclamé « Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers ». Cette déclaration était une réfutation de la mécanique quantique -à ce moment-là flambant neuve - intrinsèquement probabiliste. Einstein finit lui-même par étudier la mécanique quantique et accepter le caractère aléatoire de l'univers qu'elle implique. Même au-delà de l'échelle quantique, les aléas ont une place importante dans la physique. Et dans la physique des aléas, on rencontre un phénomène mystérieux et tout à fait fondamental : l’universalité. Ici nous explorerons des modèles aléatoires divers en physique et mathématiques contemporaines, et nous apercevons les connexions surprenantes entre des systèmes très différents. Nous verrons aussi comment la physique déterministe peut sortir des jeux de dés fondamentaux de l’univers.
À l'interface de la thermodynamique et la mécanique des corps, les modèles aléatoires sont des outils clés. Pour comprendre la physique des solides, des liquides et des gaz à partir des particules microscopiques dont ils sont composés, on ne peut pas espérer calculer avec exactitude toutes les trajectoires individuelles de milliards de particules. En revanche, on peut astucieusement considérer que ces trajectoires sont aléatoires, et bénéficier de la théorie des probabilités pour les étudier.
Un gaz, par exemple, peut être très simplement modélisé comme un système de particules qui avancent aléatoirement et qui rebondissent les uns contre les autres et contre les murs du récipient. La vitesse moyenne des particules augmente avec la température, la pression dans son récipient vient de la force des rebondissements sur les murs. On en déduit avec rigueur les lois thermodynamiques du gaz parfait.
Cependant, on sait que dans la nature il est possible de refroidir un gaz pour qu'il devienne liquide - ce qui n'est pas prévu par le modèle exposé ci-dessus. Pour que les particules puissent s'organiser dans un état liquide, ce modèle aura besoin d’interactions. De façon générale, les modèles statistiques en interaction présentent très souvent des phases d’états différents. Particulièrement intéressantes sont les transitions entre de telles phases ainsi que le comportement dit critique qu'elles déclenchent. Prenons l'exemple d'un modèle simple d'un aimant en deux dimensions, appelé le modèle d'Ising:
Quand il fait assez froid, tous les spins s'alignent et forment collectivement de grands aimants. C'est le cas dans la première des simulations ci-dessous, où des régions de magnétisation uniforme se créent spontanément à partir d'un réseau de spins aléatoires. Quand il fait assez chaud, les spins se modifient si fréquemment qu'ils deviennent indépendants de leurs voisins, comme un gaz de spins de sorte que le réseau n'a pas de magnétisation globale. La transition entre ces phases est abrupte, et à la température critique exacte on observe de nouveaux comportements intéressants, comme dans la deuxième simulation.
Au-dessous de la température critique, se forme un aimant d’environ la taille du réseau. Au-dessus, il y a de nombreux aimants de la taille d'un seul spin. Entre ces deux régimes, on voit des aimants de toute taille possible. À un tel point critique, on observe donc que la physique est indépendante de l'échelle. Là on a un indice de l'universalité des tels points : on y rencontre des comportements qui ne dépendent pas des détails des modèles de base, comme leurs tailles. Une autre propriété remarquable du modèle d'Ising en deux dimensions : il a une solution exacte. C'est une propriété rare, qui fait très plaisir aux physicien.nes.
Dans le hasard lui-même il existe aussi une notion d'universalité. Dans la nature, et bien dans d'autres aspects de la vie, la plupart des probabilités suivent certaines distributions universelles. La plus commune est celle de Gauss. Il s’agit de la distribution en probabilité relative aux événements aléatoires indépendants. La démonstration interactive ci-dessous, créé par Martin Laroche et George Sturr, permet de voir apparaître cette distribution à partir d'un jeu de dés : avec un seul dé on verra chaque nombre aussi souvent qu’un autre, mais si on lance plusieurs dés à la fois leur score moyen sera plus souvent proche de 3,5. Si on lance un nombre infini de dés, on est garanti d'avoir cette moyenne - on voit donc que le déterminisme se retrouve dans les aléas. Nombreux sont les statistiques qui se distribuent selon cette courbe : les tailles de chaussures d'une population, les notes d'examens d'une classe. Et dans la physique, la distribution Gaussienne gouverne un nombre important de processus aléatoires.
Notant la richesse du modèle d'Ising, nous laisserons les distributions d'événements indépendants pour porter notre attention sur une distribution qui est naturellement liée aux interactions.
Né en 1972 comme un exercice computationnel proposé par John Hammersley, le problème de la plus longue sous-suite croissante d'une permutation aléatoire a déclenché une vague de recherche à l'intersection de la physique et des mathématiques. L'idée est simple :
On peut systématiquement identifier la plus longue sous-suite croissante, même quand \(N\) et très grand, avec l'aide de l'algorithme de Robinson-Schensted. La démarche de l'algorithme est similaire au jeu du solitaire : il trie les nombres dans une permutation en rangs croissants d'une telle manière que la longueur du rang le plus bas est la longueur de la plus longue sous-suite croissante. Il transforme, par exemple, \( (8, 5, 4, 1, 2, 9, 6, 3, 7)\) en \[ \begin{array} {cccc} 8 \\ 5 & 9\\ 4 & 6 \\ 1& 2& 3& 7 \end{array} \qquad , \qquad \begin{array} {cccc} 4 \\ 3 & 8\\ 2 & 7 \\ 1& 5& 6&9 \end{array} . \] Il suffit de regarder les longueurs des rangs sans considération des nombres qui y sont contenus. En tirant au hasard des permutations de plus en plus longues, on commence à observer une tendance dans les diagrammes produits par l'algorithme de Robinson-Schensted (qui sont des diagrammes de Young, et qui font l’objet d’un très grand intérêt en mathématiques).
Ces diagrammes atteignent une forme limite déterministe. La longueur de la plus longue sous-suite croissante se rapproche aussi d’une limite \(l = 2 \sqrt{N}\). Il est intéressant de voir comment la longueur se distribue autour de ce moyen. Il est intéressant de voir comment la longueur se distribue autour de cette moyenne. Ici, on prend un grand nombre de tirages de permutations de longueur \(N = 200\). La distribution en fréquence de la longueur de la plus longue sous-suite croissante ressemble à une distribution gaussienne, pourtant elle en diffère de manière importante.
La distribution exacte, que l’on obtient lorsque \(N\) tend vers l'infini, est indiquée en bleu : elle est asymétrique, montant rapidement vers son maximum à gauche et descendant plus lentement à droite. Elle porte le nom de Tracy-Widom, et son asymétrie implique une différence importante entre les deux côtés de son pic.
L'intérêt dans la distribution de Tracy-Widom a dépassé le problème de la plus longue sous-suite croissante car elle gouverne une grande diversité de systèmes physiques. Parmi eux se trouve la croissance aléatoire. Un modèle de la croissance aléatoire d'objets bidimensionnels, basé sur l'équation de Kardar-Parisi-Zhang, a anticipé le fait que le rayon d'une forme qui croît par la déposition aléatoire de matière suivra cette distribution.
Cette prédiction n’était pas qu’une hypothèse : elle a été confirmée par une expérience de Takeuchi et collaborateurs, en mesurant les interfaces de cristaux en turbulence liquide. Voici une vidéo d'une interface en croissance issue de cette expérience.
L'équation précise de Kardar-Parisi-Zhang n'est pas la seule modélisation de croissance aléatoire à prédire l’apparence de la distribution de Tracy-Widom. Elle admet beaucoup de généralisations, mais atteint toujours la même distribution. Là on aperçoit encore une fois des traces d'universalité physique ainsi que de comportement critique.
Son universalité implique que la distribution de Tracy-Widom doit être reliée à une transition de phases. Avec l'aide d'un autre modèle qui présente cette même distribution, on peut voir à quoi ressemble cette transition. Les pavages du diamant aztèque par dominos comprennent un modèle combinatoire profondément connecté à la physique. Les règles du jeu sont simples :
Comme pour les sous-suites des permutations aléatoires, en tirant des pavages aléatoires de diamants de plus en plus grands, une structure commence à se dessiner.
Aux quatre coins du diamant, sa géométrie est très contraignante et crée des régions « gelées », où les dominos partagent, dans la plupart des configurations possibles, la même couleur. Au centre, les orientations des dominos sont fluctuantes, dans un état « liquide ». Si on étudie l'interface entre ces deux régions, on observe qu'elle atteint une forme circulaire alors que le diamant est grand. Si on considère les fluctuations de l'interface autour de cette forme, on rencontre encore une fois une distribution très particulière.
En général on observe la distribution de Tracy-Widom aux lieux de transitions entre les phases d'interactions faibles et fortes. Un exemple particulièrement marquant de ceci est une modélisation de l'évolution des populations d'espèces animales sur un îlot, proposé par Robert May la même année que Hammersley a introduit le problème de la plus longue sous-suite croissante. En supposant que les diverses espèces auront des interactions génériques entre eux qui dépendent d'une force de couplage, May a identifié une force critique, au-dessous de laquelle les populations seraient stables, alors que leur nombre soit exploserait soit diminuerait jusqu’à zéro si la force de couplage en était supérieure. Cette transition de phase écologique est caractéristique des transitions décrites par la distribution de Tracy-Widom et liée à des modèles très variés en physique et combinatoires par les forces mystérieuses de l'universalité.
Ce n'est pas un hasard si les modèles évoqués partagent les mêmes statistiques à leurs interfaces bien qu'il ne soit pas du tout évident qu'ils soient liés les uns aux autres. En fait, pour comprendre leurs connexions, il vaut mieux considérer encore un autre modèle physique : les fermions libres. C'est une sorte de particules fondamentales comprenant les électrons et les quarks, définie par la propriété d'antisymétrie sous échange de particules, ce qui signifie que deux fermions ne peuvent pas se trouver simultanément sur un même site. Comme il s’agit de particules quantiques, leur physique est fondamentalement probabiliste.
On peut considérer des fermions libres dans une seule dimension dans un oscillateur harmonique, un système analogue à une masse accrochée à un ressort dans la mécanique classique. Comme le fait un ressort à sa masse, ce système retient les fermions dans une région finie de l'espace. En revanche, les localisations exactes de corps quantiques ne peuvent pas être connues le long de l'évolution du système ; on considère donc l'évolution d'une distribution en probabilité. Si on regarde le fermion le plus éloigné du centre, on se trouve à l'interface entre une régime avec interactions et un régime sans particules. On y retrouve la fameuse distribution de Tracy-Widom.
Ce lien est utile car les diagrammes de Young que dessine l'algorithme de Robinson-Schensted peuvent être interprétés comme des collections de fermions. On peut représenter des systèmes fermioniques en une dimension par des rangs de particules et de sites où tous les sites sont occupés par des particules suffisamment loin à gauche, et sont vides suffisamment loin à droite (correspondant à une « mer de Fermi »). Chaque état fermionique correspond à une diagramme de Young : après une rotation de 45°, la borne extérieure du diagramme s'identifie avec des sites vides aux points où sa pente est positive, et avec des particules où elle a une pente négative.
Si les diagrammes sont dessinés à partir de permutations aléatoires tirées uniformément, le système fermionique auquel elles correspondent est précisément celui qu'on trouve dans l'oscillateur harmonique près de leurs bornes respectives. On peut également noter que la construction d'un diagramme de Young à partir du vide fermionique se fait en ajoutant des boîtes aux coins extérieurs du diagramme : c'est un processus étroitement lié à la croissance aléatoire.
Pour les pavages du diamant aztèque par dominos, il existe aussi une interprétation fermionique : on peut, par exemple, identifier les dominos de deux couleurs dont les régions gelées sont voisines avec les particules, et les deux autres avec les sites vides. Ensuite, les carrés colorées la longue de chaque droite diagonale peuvent-être identifiés avec un état fermionique.
Ce qui rend avant tout l'interprétation fermionique de ces modèles vraiment utile et élégante c'est le fait qu'elle permet de calculer de manière exacte la distribution de Tracy-Widom. L'antisymétrie des fermions apporte des outils puissants à la théorie des probabilités depuis l'introduction des processus de points fermioniques par Odile Macchi en 1975. Toutefois, l'application de ces méthodes aux modèles que nous avons présentés ici ainsi que la compréhension de leurs liens est un projet du 21ème siècle., en constante évolution. C'est un sujet qui a réuni des informaticien.ne.s, probabilistes, combinatoristes et physicien.ne.s, notamment en France, en Russie ou aux États Unis. La découverte de cette classe d'universalité ouvre la porte à la recherche de nouvelles classes.
Les aléas n'empêchent pas du tout l'exactitude mathématique. Au contraire, c'est souvent dans les modèles aléatoires qu'on tombe sur des structures mathématiques très intéressantes. Parmi les mécanismes fondamentaux de la physique, il y en a bien qui ressemble aux jeux de dés, mais pas uniquement. On y retrouve aussi des jeux de hasard plus complexes, dans lesquels on rencontre de très beaux phénomènes.
La présente animation a été en grande partie inspirée par l'article de vulgarisation excellent « At the Far Ends of a New Universal Law » par Natalie Wolchover (Quanta, octobre 2014).
Les visualisations présentées ici ont été faites à l'aide du programme publié par Yao-Yuan Mao pour approximer la distribution de Tracy-Widom, ainsi qu' un programme publié par John Mangual pour générer des pavages aléatoires du diamant aztèque.
Merci à Jérémie Bouttier et à Giulietta Mottini pour leurs conseils.
Cette animation a été réalisée grâce au soutien du projet ERC CombiTop et de l'ANR DIMERS.