La généralisation de l’usage de technologies numériques dans l’ensemble de la sphère sociale est souvent qualifiée de révolution. Mais la nature de la rupture qui incite à utiliser le terme de révolution, c’est-à-dire la nature des différences dans l’organisation des sociétés entre l’avant et l’après, reste mal définie. Nous proposons de caractériser cette rupture en identifiant deux types de phénomènes, ceux avec une échelle caractéristique (c’est-à-dire dont la variabilité s’organise autour d’une forme moyenne) et ceux sans échelle (pouvant prendre des formes s’étalant sur plusieurs ordres de grandeur). Du fait des limites de nos capacités sensorielles et cognitives, ces derniers nous sont difficilement accessibles et sont largement restés ignorés jusqu’à l’avènement des technologies numériques qui rendent possible leur observation. Or, il existe des boucles de rétroaction complexes entre les structures sociales et les outils statistiques utilisés pour les décrire. On peut donc caractériser la révolution numérique comme la bascule d’un régime de rétroaction à un autre. L’ancien s’est mis en place au cours du 19ème siècle et est articulé autour d’outils statistiques permettant d’observer et de conceptualiser des phénomènes avec échelle. Ces outils statistiques, à travers les représentations qu’ils véhiculent, ont en retour structuré les sociétés par un vaste système de catégories. Le nouveau, en cours d’instauration, est alimenté par les technologies numériques et est marqué par une prise de conscience de l’omniprésence de phénomènes sans échelle. De nouvelles représentations sont véhiculées par cette prise de conscience qui transforment notre rapport à la norme et provoquent un affaiblissement, voire un effacement, des catégories qui jusqu’à peu structuraient l’organisation des sociétés.