Publié dans "Le Monde" daté du 22/12/98
Chercheurs, citoyens : au café (des sciences) !
Par Pablo Jensen
Que viendraient faire des cafés dans les discussions actuelles sur la
réforme de la recherche? Pour le comprendre, repartons du fond du problème
: à quoi est censée servir la recherche? On donne généralement deux types
de justifications : la science permet de connaître le monde et de
progresser sur le plan technologique. Sur ces deux fronts, il me semble
que la science est aujourd'hui en crise. Sur le versant de la
connaissance, nul ne conteste que la science produit surtout des savoirs
spécialisés, largement incompréhensibles pour les citoyens, y compris les
chercheurs des autres disciplines. Avec comme conséquence un manque
d'enracinement de la science dans la culture : il n'y a pas de véritable
pratique des sciences en amateur, et les pratiques réprouvées par la
science officielle (astrologie, voyance) se développent. La recherche la
plus reconnue institutionnellement est faite par des "scientifiques
d'aéroport", véritables hommes d'affaires de la science. En ce qui
concerne les avancées technologiques, il est apparu que les liens entre
l'excellence en recherche fondamentale et le bien-être pour le plus grand
nombre sont peu évidents. Ainsi, les Etats-Unis, de loin la plus grande
puissance scientifique, possède des indices de développement effectif
comparables à ceux de régions bien moins avancées scientifiquement, mais
pratiquant des politiques de santé intelligentes. On peut aussi penser que
nous avons déjà assez de technologie pour résoudre les grands problèmes de
base de l'humanité (faim, santé). Enfin, les nombreux "dérapages"
technologiques constatés (vache folle, Tchernobyl) ou à venir (plantes
génétiquement modifiées, clonage) inspirent une légitime méfiance du
public envers les "experts" scientifiques, prompts à minimiser tout
risque. Il est révélateur que le Monde Diplomatique - pourtant peu suspect
d'obscurantisme - ait intitulé deux de ses numéros spéciaux : "L'homme en
danger de science?" (mai 1992) et, plus récemment, « Ravages de la
technoscience » (avril 1998)
Face à cette méfiance, quelles réponses peuvent apporter les
scientifiques? L'attaque frontale, disqualifiant les critiques au nom
d'une prétendue recrudescence de l'obscurantisme, n'est ni justifiée ni
efficace. Si l'on n'échappera pas à une réflexion en profondeur sur ce que
sont les sciences dites « modernes », sur ce que pourrait être une culture
scientifique, il faut de toute évidence nouer des liens effectifs entre
sciences et société civile, permettre à des chercheurs et des citoyens de
se rencontrer et de confronter leurs idées. Un des problèmes est que les
théories scientifiques ne sont pas expressément construites pour être
comprises du plus grand nombre : on leur demande « seulement » d'être
opérationnelles et de ne pas contredire trop de faits expérimentaux. La
compréhensibilité pour le commun des mortels peut être la cerise sur le
gâteau d'une explication scientifique, mais elle n'est ni prioritaire, ni
nécessaire, tout comme la création d'emplois pour une entreprise dans le
jeu capitaliste normal, dont l'objectif principal est de faire des
profits. On m'objectera que l'on ne peut exiger que les lois de la Nature
soient simples : cela est peu contestable, mais ne devrait pas nous
empêcher de consacrer beaucoup d'énergie à la « digestion » des savoirs
scientifiques, à leur mise en culture. On dira aussi que ces nouvelles
formes de vulgarisation ralentiront la recherche au sens actuel.
Peut-être, mais le jeu en vaut la chandelle : perdons quelques-uns des
centaines de milliers d'articles scientifiques écrits chaque année (et
dont la plupart sont à peine lus de toutes façons!), et essayons de mieux
situer les enjeux de nos recherches pour la société, d'exprimer nos
connaissances en termes clairs, de les relier aux autres domaines
scientifiques.
Tout cela est certes bien abstrait et peu constructif. Venons-en donc à
une modeste (mais opérationnelle!) initiative pour relier plus en
profondeur science et société : les cafés des sciences. Voici brièvement
le principe de celui que nous organisons à Lyon depuis plus d'un an, à
raison d'un par mois. Autour d'un thème choisi à l'avance (vaccins,
pollution, le rituel, les manipulations génétiques, la nourriture
biologique), nous réunissons plusieurs acteurs (chercheurs, industriels,
politiques, membres d'associations citoyennes) qui peuvent éclairer le
débat et un public de citoyens : environ 80 personnes viennent dialoguer
régulièrement. La discussion se fait donc en dehors de l'enceinte
universitaire, dans un café convivial du centre ville et (surtout) autour
d'un verre, ce qui aide à oublier les habituelles barrières et
hiérarchies. Les discussions sont détendues mais sérieuses, courtoises
mais souvent sans concession et les chercheurs sont priés de rendre compte
de leurs recherches en termes accessibles. C'est un exercice plus
difficile que d'écrire un article technique, mais indispensable dans le
contexte actuel, et on aurait tort de penser que c'est bénéfique seulement
pour le public... Sur ces sujets de société, il nous semble essentiel de
montrer une image réaliste des sciences en train de se faire, pour
démentir l'image rigide et froide que l'on a souvent à l'esprit, essentiel
aussi de montrer que les chercheurs sont des gens comme les autres et
qu'il existe à l'intérieur des sciences de vives polémiques, des
incertitudes. Le développement rapide de cafés ou bars des sciences dans
plusieurs villes de France (Caen, Paris, Strasbourg) ainsi que le succès
populaire qu'ils rencontrent confirme le besoin de dialogue entre public
et chercheurs. Modestement, ces cafés indiquent une piste possible pour
réconcilier en profondeur la société avec une science devenue plus proche,
plus citoyenne. Cela devrait constituer un des buts de toute réforme
sensée de l'institution scientifique.
Pablo Jensen, physicien au CNRS, responsable du Café des Sciences de Lyon.
L'ensemble des discussions des cafés sont disponibles sur Internet, avec
de nombreux liens sur les sujets traités :
La page du Café des Sciences