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01/05/2005 La Recherche
Thierry Dauxois et Michel Peyrard sont chercheurs au laboratoire de physique de l'école normale supérieure de Lyon.
Thierry.Dauxois@ens-lyon.fr ;
Michel.Peyrard@ens-lyon.fr




[1] M. Peyrard et T. Dauxois, Physique des solitons,EDP Sciences-CNRS Éditions, 2004.
[2] N. Zabusky et M. Kruskal, Physical Review Letters, 15, 240, 1965.
[3] E. Fermi et al., « Studies of Nonlinear Problems. I », Los Alamos report LA-1940, 1955.


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La dernière expérience d'Enrico Fermi

Il y a tout juste cinquante ans étaient publiés les résultats de la première « expérience numérique ». Elle avait été réalisée par le physicien américain Enrico Fermi quelques mois avant sa mort, fin 1954. En reproduisant un phénomène physique à l'aide d'un des premiers ordinateurs, le Maniac, Fermi inventait une nouvelle façon de faire de la science.
L'un des tout premiers ordinateurs, le « Maniac », acronyme anglais de « calculateur, analyseur mathématique et intégrateur numérique », a connu un double destin remarquable. D'une part, au début des années cinquante, il aida la fine fleur des physiciens américains réunis à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, à mettre au point la bombe à hydrogène. D'autre part, et peu de temps après, il marqua l'histoire des sciences en abordant une nouvelle approche qui a fait des émules : l'« expérience numérique ». Dans l'une et l'autre de ces histoires, Enrico Fermi, un physicien américain d'origine italienne, a joué un rôle essentiel. Mais, si la fabrication de la bombe atomique, puis de la bombe à hydrogène, fut une expérience collective, c'est bien Fermi qui, le premier, eut l'idée d'utiliser un ordinateur pour reproduire la réalité physique.

La puissance du Maniac

Après les tests concluants de la bombe H en novembre 1952, les physiciens impliqués dans le projet sont « démobilisés ». Tout comme l'ensemble de ses illustres collègues, Fermi retourne à des occupations plus académiques. Il reprend ses activités de recherche et donne à nouveau des cours à l'université de Chicago. Mais il se rend encore régulièrement à Los Alamos pour de courts séjours.

Fermi avait très vite pris conscience du parti que la science fondamentale pouvait tirer du Maniac, construit sous la direction du mathématicien américain John von Neumann pour les besoins de l'armée américaine. Au début de l'année 1954, il passe à l'action.

Passionné de physique statistique, Fermi s'intéressait aux mécanismes de la conduction de la chaleur dans les solides. Ce phénomène a été étudié au début du XIXe siècle par le mathématicien et physicien français Joseph Fourier. Son équation de la chaleur décrit avec succès comment une différence de température dans un solide entraîne, d'un point à un autre, un transfert d'énergie thermique sans déplacement de matière. Mais la loi de Fourier est une loi macroscopique de la conduction de la chaleur. Or, à l'échelle atomique, la situation n'est pas très claire puisque totalement inaccessible à l'expérience. Pourquoi ne pas utiliser le Maniac pour tester cette théorie plus avant ?

Inaccessible, c'est le mot qui convient : à l'échelle du milliardième de mètre et sur des temps de l'ordre du millième de milliardième de seconde, il est impossible d'avoir une connaissance précise de la dynamique des atomes par une étude expérimentale. Autrement dit, il n'existe aucun instrument permettant de « voir » bouger les atomes directement. De plus, à cette époque, aucune approche théorique ne vient en renfort pour comprendre comment un matériau évolue vers l'équilibre thermique à l'échelle microscopique. Pour Fermi, il s'agit donc d'utiliser la puissance de calcul fournie par les nouvelles machines automatisées pour passer outre cette gageure. Rendre accessible l'inaccessible en simulant la réalité : telle était l'intuition de Fermi.

Il décide d'étudier la manière dont un cristal parvient à l'équilibre thermique au niveau de ses atomes. Tout comme l'« expérience » qu'il met en place avec le Maniac, le cristal de Fermi est virtuel. Il est composé de 64 particules de masse identique réparties sur une ligne. Ces particules interagissent les unes avec les autres par des forces représentant les liaisons chimiques entre les atomes. Un tel système constitue une représentation extrêmement simplifiée d'un solide réel ! Pour fixer les idées, un grain de sable est formé à lui seul d'environ un million d'atomes dans un espace tridimensionnel.

Vibrations virtuelles

Au regard des centaines de millions d'opérations par seconde qu'effectue de nos jours n'importe quel ordinateur de bureau, les quelque dix mille opérations par seconde que le Maniac est capable de faire peuvent sembler dérisoires. Néanmoins, cette machine peut prédire la dynamique du cristal virtuel, chose qu'aucun mathématicien n'aurait pu faire avec un papier et un stylo, même en y consacrant beaucoup de temps. Dans ses travaux, Fermi est secondé par le mathématicien Stanislaw Ulam et le physicien John Pasta, qui travaillaient à Los Alamos, également autour du Maniac. Comment le trio s'y prend-il ?

Quelle que soit la température considérée, les atomes d'un matériau solide bougent. Ces mouvements, très faibles mais très rapides, sont désordonnés et toujours chaotiques : on parle d'« agitation thermique ». Lorsqu'un matériau est à l'équilibre thermique, tous les atomes ont une énergie cinétique à peu près égale, et la température est directement proportionnelle à la moyenne de cette valeur. La simulation numérique imaginée par Fermi résout ainsi les équations du mouvement de chaque atome du cristal et donne, à tout instant, leur position dans le solide virtuel.

Fermi initialise les paramètres du système de telle sorte que le cristal soit très éloigné de l'équilibre thermique. Dans la réalité, cette situation correspondrait par exemple à une augmentation locale de la température dans un solide. Dans le modèle, Fermi fait simplement l'hypothèse d'une déformation initiale régulière, du type de celles que l'on trouve dans les vibrations d'une corde d'un piano. Ce type de distorsion équivaut à une fonction mathématique dite sinusoïdale. Si Fermi adopte cette approche, c'est que la fonction sinusoïdale correspond au mode de vibration le plus simple de la chaîne d'atomes de son cristal. La machine programmée, il laisse évoluer le système pour constater ce qu'il advient.

S'appuyant sur la physique statistique de l'époque, Fermi s'attend que le cristal évolue rapidement vers l'état d'agitation d'un solide à l'équilibre thermique. Au départ, c'est bien ce qui se produit : la simulation effectuée par le Maniac met en évidence une évolution du système où le mouvement des atomes est conforme aux prévisions. Et là, surprise ! Au lieu d'arriver vers l'état d'agitation anarchique attendu, c'est l'état initial du cristal qui se reconstitue finalement. Quel peut en être la raison ? Fermi parle de paradoxe. En raison des initiales des trois scientifiques qui l'ont mis en évidence, à savoir Fermi, Pasta et Ulam, ce problème sera appelé « problème » ou « paradoxe FPU ».

Ce que la simulation numérique a révélé, mais que Fermi et ses collaborateurs ne savent pas encore, c'est que le transfert d'énergie de la situation initiale vers les états d'équilibre ne se fait pas toujours de manière continue et régulière. En fait, la clé du paradoxe FPU tient dans le rôle joué par certaines ondes affichant des propriétés de stabilité exceptionnelles : les « solitons » [1]. Ces ondes se déplacent en préservant leur forme et leur vitesse et, parfois, se retrouvent dans les conditions initiales de l'onde sinusoïdale étudiée dans le cristal de Fermi [2].

Ce dernier a l'intention de présenter ses découvertes lors d'une conférence organisée en son honneur par la Société américaine de mathématiques. Malheureusement, il tombe malade, ne peut y assister, et décède peu après, en novembre 1954. Les résultats de la simulation sont publiés en mai 1955 à titre posthume, mais dans un rapport qui sera classé secret défense comme tous les travaux réalisés à Los Alamos [3]. C'est Ulam, quelques années plus tard, qui fera connaître l'ultime contribution scientifique de Fermi, sa « petite découverte », comme il le disait lui-même affectueusement, en donnant plusieurs conférences sur le sujet. Mais ce n'est qu'avec la publication d'un ouvrage regroupant l'oeuvre de Fermi, en 1965, que ses derniers travaux sur le Maniac trouveront l'audience qu'ils méritent.

Car ces recherches correspondent à l'invention du concept d'« expérience numérique ». Et il s'agit bien d'une invention. En effet, si Fermi a manifestement profité d'un outil qu'il avait à disposition, il l'a utilisé d'une manière totalement nouvelle pour y voir autre chose qu'un simple moyen d'accélérer les calculs : simuler la réalité. C'est en cela qu'une « expérience numérique » introduit quelque chose de nouveau.

Résultats inattendus

À première vue, l'association de ces deux termes peut troubler. Mais si la simulation numérique est souvent considérée comme un outil de nature théorique, son apport, d'un point de vue épistémologique, est beaucoup plus proche de celui d'une expérience. En forçant un peu le trait, on peut même ajouter qu'une expérience numérique n'est véritablement intéressante que lorsqu'elle conduit à un résultat inattendu au regard des modèles classiques. C'est sans doute pour cela que la première tentative de Fermi a été tellement initiatrice.

En effet, à mesure que la puissance des calculateurs va croissante, la notion d'expérience numérique s'étend. Cet outil entraînera progressivement un renouvellement important de l'approche de nombreux phénomènes physiques. On peut désormais étudier les collisions de trous noirs ou certains phénomènes quantiques, hors d'atteinte pour les expériences classiques ou les calculs analytiques. Et les simulations numériques sont particulièrement précieuses lorsque les mécanismes considérés sont complexes : soit qu'ils sont trop rapides, soit qu'ils sont trop lents, trop petits ou trop grands, pour être étudiés par les instruments traditionnels.

Thierry Dauxois et Michel Peyrard
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