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HISTOIRE DES SCIENCES
La dernière expérience d'Enrico Fermi
Il y a tout juste cinquante ans étaient publiés les résultats de
la première « expérience numérique ». Elle avait été réalisée par le physicien
américain Enrico Fermi quelques mois avant sa mort, fin 1954. En reproduisant
un phénomène physique à l'aide d'un des premiers ordinateurs, le Maniac,
Fermi inventait une nouvelle façon de faire de la science.
L'un des tout premiers ordinateurs, le « Maniac », acronyme anglais
de « calculateur, analyseur mathématique et intégrateur numérique », a connu
un double destin remarquable. D'une part, au début des années cinquante,
il aida la fine fleur des physiciens américains réunis à Los Alamos, au Nouveau-Mexique,
à mettre au point la bombe à hydrogène. D'autre part, et peu de temps après,
il marqua l'histoire des sciences en abordant une nouvelle approche qui a
fait des émules : l'« expérience numérique ». Dans l'une et l'autre de ces
histoires, Enrico Fermi, un physicien américain d'origine italienne, a joué
un rôle essentiel. Mais, si la fabrication de la bombe atomique, puis de
la bombe à hydrogène, fut une expérience collective, c'est bien Fermi qui,
le premier, eut l'idée d'utiliser un ordinateur pour reproduire la réalité
physique.
La puissance du Maniac
Après les tests concluants de la bombe H en novembre 1952, les physiciens
impliqués dans le projet sont « démobilisés ». Tout comme l'ensemble de ses
illustres collègues, Fermi retourne à des occupations plus académiques. Il
reprend ses activités de recherche et donne à nouveau des cours à l'université
de Chicago. Mais il se rend encore régulièrement à Los Alamos pour de courts
séjours.
Fermi avait très vite pris conscience du parti que la science fondamentale
pouvait tirer du Maniac, construit sous la direction du mathématicien américain
John von Neumann pour les besoins de l'armée américaine. Au début de l'année
1954, il passe à l'action.
Passionné de physique statistique, Fermi s'intéressait aux mécanismes
de la conduction de la chaleur dans les solides. Ce phénomène a été étudié
au début du XIXe siècle par le mathématicien et physicien français Joseph
Fourier. Son équation de la chaleur décrit avec succès comment une différence
de température dans un solide entraîne, d'un point à un autre, un transfert
d'énergie thermique sans déplacement de matière. Mais la loi de Fourier est
une loi macroscopique de la conduction de la chaleur. Or, à l'échelle atomique,
la situation n'est pas très claire puisque totalement inaccessible à l'expérience.
Pourquoi ne pas utiliser le Maniac pour tester cette théorie plus avant ?
Inaccessible, c'est le mot qui convient : à l'échelle du milliardième
de mètre et sur des temps de l'ordre du millième de milliardième de seconde,
il est impossible d'avoir une connaissance précise de la dynamique des atomes
par une étude expérimentale. Autrement dit, il n'existe aucun instrument
permettant de « voir » bouger les atomes directement. De plus, à cette époque,
aucune approche théorique ne vient en renfort pour comprendre comment un
matériau évolue vers l'équilibre thermique à l'échelle microscopique. Pour
Fermi, il s'agit donc d'utiliser la puissance de calcul fournie par les nouvelles
machines automatisées pour passer outre cette gageure. Rendre accessible
l'inaccessible en simulant la réalité : telle était l'intuition de Fermi.
Il décide d'étudier la manière dont un cristal parvient à l'équilibre
thermique au niveau de ses atomes. Tout comme l'« expérience » qu'il met
en place avec le Maniac, le cristal de Fermi est virtuel. Il est composé
de 64 particules de masse identique réparties sur une ligne. Ces particules
interagissent les unes avec les autres par des forces représentant les liaisons
chimiques entre les atomes. Un tel système constitue une représentation extrêmement
simplifiée d'un solide réel ! Pour fixer les idées, un grain de sable est
formé à lui seul d'environ un million d'atomes dans un espace tridimensionnel.
Vibrations virtuelles
Au regard des centaines de millions d'opérations par seconde qu'effectue
de nos jours n'importe quel ordinateur de bureau, les quelque dix mille opérations
par seconde que le Maniac est capable de faire peuvent sembler dérisoires.
Néanmoins, cette machine peut prédire la dynamique du cristal virtuel, chose
qu'aucun mathématicien n'aurait pu faire avec un papier et un stylo, même
en y consacrant beaucoup de temps. Dans ses travaux, Fermi est secondé par
le mathématicien Stanislaw Ulam et le physicien John Pasta, qui travaillaient
à Los Alamos, également autour du Maniac. Comment le trio s'y prend-il ?
Quelle que soit la température considérée, les atomes d'un matériau
solide bougent. Ces mouvements, très faibles mais très rapides, sont désordonnés
et toujours chaotiques : on parle d'« agitation thermique ». Lorsqu'un matériau
est à l'équilibre thermique, tous les atomes ont une énergie cinétique à
peu près égale, et la température est directement proportionnelle à la moyenne
de cette valeur. La simulation numérique imaginée par Fermi résout ainsi
les équations du mouvement de chaque atome du cristal et donne, à tout instant,
leur position dans le solide virtuel.
Fermi initialise les paramètres du système de telle sorte que le cristal
soit très éloigné de l'équilibre thermique. Dans la réalité, cette situation
correspondrait par exemple à une augmentation locale de la température dans
un solide. Dans le modèle, Fermi fait simplement l'hypothèse d'une déformation
initiale régulière, du type de celles que l'on trouve dans les vibrations
d'une corde d'un piano. Ce type de distorsion équivaut à une fonction mathématique
dite sinusoïdale. Si Fermi adopte cette approche, c'est que la fonction sinusoïdale
correspond au mode de vibration le plus simple de la chaîne d'atomes de son
cristal. La machine programmée, il laisse évoluer le système pour constater
ce qu'il advient.
S'appuyant sur la physique statistique de l'époque, Fermi s'attend
que le cristal évolue rapidement vers l'état d'agitation d'un solide à l'équilibre
thermique. Au départ, c'est bien ce qui se produit : la simulation effectuée
par le Maniac met en évidence une évolution du système où le mouvement des
atomes est conforme aux prévisions. Et là, surprise ! Au lieu d'arriver vers
l'état d'agitation anarchique attendu, c'est l'état initial du cristal qui
se reconstitue finalement. Quel peut en être la raison ? Fermi parle de paradoxe.
En raison des initiales des trois scientifiques qui l'ont mis en évidence,
à savoir Fermi, Pasta et Ulam, ce problème sera appelé « problème » ou «
paradoxe FPU ».
Ce que la simulation numérique a révélé, mais que Fermi et ses collaborateurs
ne savent pas encore, c'est que le transfert d'énergie de la situation initiale
vers les états d'équilibre ne se fait pas toujours de manière continue et
régulière. En fait, la clé du paradoxe FPU tient dans le rôle joué par certaines
ondes affichant des propriétés de stabilité exceptionnelles : les « solitons
» [1]. Ces ondes se déplacent en préservant leur forme et leur vitesse et,
parfois, se retrouvent dans les conditions initiales de l'onde sinusoïdale
étudiée dans le cristal de Fermi [2].
Ce dernier a l'intention de présenter ses découvertes lors d'une conférence
organisée en son honneur par la Société américaine de mathématiques. Malheureusement,
il tombe malade, ne peut y assister, et décède peu après, en novembre 1954.
Les résultats de la simulation sont publiés en mai 1955 à titre posthume,
mais dans un rapport qui sera classé secret défense comme tous les travaux
réalisés à Los Alamos [3]. C'est Ulam, quelques années plus tard, qui fera
connaître l'ultime contribution scientifique de Fermi, sa « petite découverte
», comme il le disait lui-même affectueusement, en donnant plusieurs conférences
sur le sujet. Mais ce n'est qu'avec la publication d'un ouvrage regroupant
l'oeuvre de Fermi, en 1965, que ses derniers travaux sur le Maniac trouveront
l'audience qu'ils méritent.
Car ces recherches correspondent à l'invention du concept d'« expérience
numérique ». Et il s'agit bien d'une invention. En effet, si Fermi a manifestement
profité d'un outil qu'il avait à disposition, il l'a utilisé d'une manière
totalement nouvelle pour y voir autre chose qu'un simple moyen d'accélérer
les calculs : simuler la réalité. C'est en cela qu'une « expérience numérique
» introduit quelque chose de nouveau.
Résultats inattendus
À première vue, l'association de ces deux termes peut troubler. Mais
si la simulation numérique est souvent considérée comme un outil de nature
théorique, son apport, d'un point de vue épistémologique, est beaucoup plus
proche de celui d'une expérience. En forçant un peu le trait, on peut même
ajouter qu'une expérience numérique n'est véritablement intéressante que
lorsqu'elle conduit à un résultat inattendu au regard des modèles classiques.
C'est sans doute pour cela que la première tentative de Fermi a été tellement
initiatrice.
En effet, à mesure que la puissance des calculateurs va croissante,
la notion d'expérience numérique s'étend. Cet outil entraînera progressivement
un renouvellement important de l'approche de nombreux phénomènes physiques.
On peut désormais étudier les collisions de trous noirs ou certains phénomènes
quantiques, hors d'atteinte pour les expériences classiques ou les calculs
analytiques. Et les simulations numériques sont particulièrement précieuses
lorsque les mécanismes considérés sont complexes : soit qu'ils sont trop
rapides, soit qu'ils sont trop lents, trop petits ou trop grands, pour être
étudiés par les instruments traditionnels.
Thierry Dauxois et Michel Peyrard
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