Les politiques publiques du transport vues par les habitants

Par Marguerite Valcin

Réception et conséquences des politiques publiques du transport en Auvergne pour les habitants

 

Tout se passe en Auvergne comme si l’on se détournait du transport ferroviaire : le projet de TGV dit « POCL » (Paris-Orléans-Clermont-Lyon), malgré son nom, ne traversera pas Clermont ; aux problèmes de congestion de l’A75 dus au grand nombre d’Auvergnats empruntant la voiture jusqu’à la future ex-capitale régionale, on choisit de répondre par une augmentation du nombre de voies de l’autoroute. Pourtant, on pourrait penser une politique de développement des transports en commun (ferroviaires ou routiers) permettant en même temps une réduction de l’empreinte écologique. Selon Xavier Bousset, ce choix de privilégier le routier est essentiellement motivé par le lobbying de la SNCF, dont les intérêts résident aujourd’hui davantage dans le routier que dans le ferroviaire, et par des questions de rentabilité. Les Auvergnats seraient alors condamnés à la voiture par un désengagement progressif des collectivités territoriales des transports publics, au profit de moyens de transport individuels.

Cependant, partant de l’hypothèse qu’il existe dans l’ensemble de la région une raréfaction des transports, nous manquons peut-être des nuances géographiques et une perception différenciée de ces changements par les utilisateurs des transports collectifs. Quelles sont les conséquences sensibles des politiques publiques actuelles en matière de transport pour le quotidien des habitants ? Sont-ils tous touchés par cette raréfaction ? Comment les pratiques se recomposent-elles ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons mené 8 entretiens auprès de divers acteurs liés au transport : deux secrétaires généraux de la CGT Cheminots, un élu au Conseil Régional, une maire, un étudiant, un maître de conférences en géographie des transports, un directeur d’une communauté de communes et le directeur marketing de la SNCF Auvergne. Ils nous ont permis de comprendre les enjeux et le fonctionnement du transport dans la région qui nous intéressait à travers des points de vue souvent différents, parfois opposés. En parallèle, nous avons réalisé 25 questionnaires de 26 questions souvent fermées (auxquelles il était possible de répondre en moins de 5 minutes) auprès des usagers du TER Brioude-Clermont, autour des questions de leur mobilité, de leur satisfaction ou non de l’offre de transport actuelle et des évolutions qu’ils y avaient éventuellement perçues. Même si cet échantillon est très insuffisant pour obtenir des résultats scientifiques, les réponses nous ont permis de formuler de nouvelles hypothèses et d’apporter des nuances à celles dont nous partions.

 

1. Des discontinuités dans la desserte qui participent de perceptions diverses des transports publics chez les Auvergnats

Parmi les divers acteurs que nous avons interrogés, plusieurs ont dressé un constat assez pessimiste de l’état du transport ferroviaire dans la région : Julien Cabanne, secrétaire de la CGT Cheminots Auvergne, a évoqué 7 lignes menacées de fermeture en 2015. Ce désengagement de l’État est dû, comme il l’explique, à une logique de rentabilité induite par la diminution des ressources publiques, additionnée d’une augmentation des investissements nécessaires pour des lignes ferroviaires en mauvais état et de moins en moins fréquentées.

Figure 1 : Carte SNCF du réseau TER Auvergne

Source : http://www.ter.scnf.com/

Figure 2 : Affiche de la CGT Cheminots Auvergne dénonçant le désengagement de l’État.

Photo : N. Gourland, 2015

Deux visions de la desserte en transports en commun en Auvergne : à gauche, la vision officielle de la SNCF où l’opposition entre le nord tourné vers Paris et le Massif Central au sud est très nette et se double d’une différenciation visible entre plaine et massif grâce aux figurés topographiques. À droite, une affiche de la CGT Cheminots Auvergne dénonçant le désengagement de l’État et faisant ressortir des enjeux masqués par la carte institutionnelle : la ligne vers l’ouest en direction de Brive est par exemple déjà fermée, ce qui n’est pas suggéré par la carte de la SNCF.

Cette dynamique est de fait pénalisante pour de nombreux habitants : Myriam Fougère, maire d’Ambert (Puy-de-Dôme, dans le Livradois-Forez), affirme que la demande de renforcement des transports en commun, notamment de la part des étudiants, est très forte dans sa commune (à plus de 2h de Clermont-Ferrand en transports contre 1h10 en voiture) – ce qui est d’ailleurs problématique pour la Mairie qui n’a la compétence qu’en matière de transport scolaire, et peut au mieux tenter de faire entendre sa voix auprès du Département (qui perdra toutefois cette compétence à l’entrée en vigueur de la loi NOTRe au 1er janvier 2016, et de la Région. Au niveau individuel, Paul Pommarel, étudiant en géographie à Lyon originaire de Brioude (Haute-Loire, 70km au sud de Clermont), exprime un sentiment de limitation à cause de la faiblesse de la desserte de transports en commun : ne serait-ce que pour aller chez des ami-e-s, il est dépendant de la voiture – il a obtenu son permis dès 18 ans, « comme à peu près tous les gens qu’[il] conna[ît] ». Son père, Paul Pommarel, élu EELV au Conseil régional et médecin, mentionne l’exemple fréquent des patients qui ne peuvent pas se déplacer pour une consultation, et sont donc pénalisés jusque dans leurs besoins fondamentaux par ce manque de transports. En milieu rural en Auvergne, la raréfaction des services publics s’apparente donc à un véritable handicap.

Pourtant, il est impossible de généraliser ce ressenti, puisqu’il existe des espaces privilégiés en Auvergne où l’offre de transport public paraît satisfaisante. Sur 25 personnes interrogées dans le train Brioude-Clermont, 20 ne perçoivent pas leur trajet comme une contrainte et 12 considèrent que l’offre est suffisante, même si les personnes interrogées présentaient un profil particulier : 16 se déplaçaient pour le travail, 7 pour les études, soit 23 personnes mobiles et jeunes dont le trajet quotidien correspondait aux heures de pointes où il y a des trains plus fréquemment. L’espace ciblé est également spécifique : la Limagne bénéficie d’un effet RER assez attractif, comme le montre la figure 5. Une enquêtée souligne par exemple qu’elle se sent chanceuse d’avoir le train dans la ville où elle habite (Les Martres-de-Veyre, 3900 habitants) ; une autre, lycéenne résidant à Vic-le-Comte (4910 habitants), estime que sa ville est « bien desservi[e] », qu’il y a « des navettes, plein de choses ».  Il existe ici une distinction assez nette entre la plaine favorisée, contrairement aux petites villes et villages dans les montagnes. Ainsi, des trois villes sur lesquelles nous nous sommes concentrés, c’est Ambert qui semble la moins bien lotie en termes d’accessibilité, étant donné qu’elle se situe dans une vallée du Livradois-Forez : la ligne ferroviaire n’existe plus depuis les années 1980, en raison des contraintes topographiques qui rendaient le train inadapté. Toutefois, Ambert reste un pôle à l’échelle de sa microrégion, et sa situation dans une vallée lui garantit un minimum d’accessibilité.

Figure 3 : Perception du voyage comme une contrainte

Source : Entretiens réalisés par N. Gourland, J. Pouriel, C. Zahrouni et M. Valcin le 20/10/2015 dans le train au départ de Brioude jusqu’à Clermont-Ferrand pour l’aller, et dans le train de retour. Échantillon de 25 personnes.

Figure 4 : Moyen de transport jusqu’à la gare

Source : Entretiens réalisés par N. Gourland, J. Pouriel, C. Zahrouni et M. Valcin le 20/10/2015 dans le train au départ de Brioude jusqu’à Clermont-Ferrand pour l’aller, et dans le train de retour. Échantillon de 25 personnes.

Figure 5 : Carte de l’aire de résidence des enquêtés du TER Brioude-Clermont.

Réalisation : M. Valcin, 2016 (QGIS). Source : Entretiens réalisés par N. Gourland, J. Pouriel, C. Zahrouni et M. Valcin le 20/10/2015 dans le train au départ de Brioude jusqu’à Clermont-Ferrand pour l’aller, et dans le train de retour. Échantillon de 25 personnes.

Bien que l’échantillon soit réduit, les questionnaires qui ont été faits montrent que la ligne de TER Le Puy-Clermont-Ferrand, en tous cas sur la portion que nous avions étudiée (Brioude-Clermont-Ferrand), est un axe important qui ne recrute pas ses usagers uniquement dans la plaine de la Limagne.

En fait, cette satisfaction reposait essentiellement sur trois caractéristiques du voyage en train : reposant (17/25 réponses), économique (14/25) et rapide (10/25). On peut alors se demander si les habitants n’exigent pas avant tout une possibilité de se déplacer dans de bonnes conditions. Toutefois, le manque de fréquence a souvent été souligné (8/25), ainsi que de nombreux retards et un manque de place. Comme le dit Paul Pommarel, les extrêmes se côtoient en Auvergne : les trains peuvent être vides, ou bondés le vendredi soir.

 

2. Des initiatives publiques et privées pour pallier cette politique de raréfaction des structures ferroviaires

Si les lignes ferroviaires se raréfient nettement, il existe cependant une offre routière de transports publics : c’est le cas à Ambert, où les TER sont des cars, comme sur l’ensemble des gares desservies par la ligne ferroviaire fermée dans les années 1980, qui sont désormais des gares routières. Pierre Pommarel, élu EELV, n’était en soi pas opposé à cette reconversion des transports, si elle est justifiée dans certains espaces – bien qu’il dénonce en même temps un abandon du train. Il existe également des initiatives publiques locales pour pallier ces insuffisances, comme le « Bus des Montagnes », lancé par les communautés de communes du Puy-de-Dôme, qui propose un transport à la demande (pour les personnes âgées à l’origine) pour se rendre notamment au marché. Plusieurs services de ce type existent : la communauté de communes du Brivadois propose des taxis à 3€ ; un minibus existe depuis 2011 à l’initiative du Centre Intercommunal d’Action Sociale d’Ambert, mais il est financé par des fonds privés ; la SNCF propose elle aussi des taxis à prix réduit pour faire du rabattement sur la gare – ici encore, l’offre publique est rare. Ce gradient montre que l’offre publique est peu à peu remplacée par une offre privée. Mais précisément, il s’agit d’initiatives locales qui excluent potentiellement des personnes isolées : comme le souligne Olivier Gallo-Selva, directeur général des services de la communauté de communes d’Ambert, le « Bus des Montagnes » ne concerne qu’une vingtaine de personnes. Il paraît en effet peu probable que les personnes isolées aient systématiquement recours à ces services, et ce d’autant plus qu’ils sont récents et que les personnes susceptibles d’être isolées sont aussi les moins bien informées.

Enfin, certains Auvergnats contournent les insuffisances de l’offre grâce à des stratégies non plus, locales, mais individuelles, comme le covoiturage. Cette pratique est mise en avant par Antoine Anquetil, qui travaille au cabinet du Président de la Région Auvergne, qui y voit l’émergence d’une nouvelle forme de mobilité à soutenir. Les aires de covoiturage sont nombreuses dans le paysage. Pourtant, il s’agit encore une fois d’un désengagement de l’État qui laisse aux particuliers le soin de s’organiser entre eux ; Pierre Pommarel qualifie d’ailleurs le co-voiturage de « pis-aller » et de moyen de transport par défaut. D’un autre côté, Pascal Desmichel, professeur de géographie à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, souligne qu’il y a là une forme de sociabilité inédite : il parle d’un « entre-lieu » où l’on fait des rencontres qu’on n’aurait pas faites autrement. Cependant, comme il le dit, le covoiturage concerne très souvent des étudiants et séduit beaucoup moins les autres profils d’usagers. C’est en cela que cette pratique atteint ses limites d’après Julien Cabanne : 0,1% des gens transportés dans le pays le sont en covoiturage (informel compris). Ce mode de transport a atteint son pic de développement et ne peut donc avoir vocation à remplacer les transports publics, même si ceux qui l’utilisent en sont très satisfaits, et même si la Région et le Département le financent en partie.

 

Figure 6 : Une aire de covoiturage sur la route d’Ambert à Issoire.

Photo : N. Gourland, 2015

Figure 7 : Le panneau de cette aire indiquant des aides du Département du Puy-de-Dôme.

 

Photo : N. Gourland, 2015

Si le recours à la voiture et les initiatives locales publiques et privées permettent de remédier partiellement aux insuffisances de l’offre publique ferroviaire et routière dans la région, elle n’enlève pas aux habitants une certaine nostalgie du train, que Pascal Desmichel et Paul Pommarel ont tous deux montrée. Même si ce ressenti de deux passionnés de train ne justifie pas des politiques publiques spécifiques, elle pose la question de la prise en compte des espaces tels qu’ils sont vécus par les habitants dans l’aménagement du territoire.