Les services à domicile pour personnes âgées : engagement ou désengagement ?

 

 

PAR MARLENE LAGARD

Les services à domicile pour personnes âgées à l’épreuve du rural : désengagement des politiques publiques, engagement des acteurs locaux ?

 

Dans son étude réalisée il y a soixante ans, Renée Rochefort l’affirmait déjà : vieillir n’est pas un problème individuel, c’est un problème collectif qui s’impose à la société française (Rochefort, 1965). Le vieillissement de la population est aujourd’hui la grande question démographique qui se pose aux pays européens (Dumont, 2006). L’allongement de la durée de vie et la baisse de la natalité ont des impacts sur les sociétés qui doivent répondre à ces évolutions en aménageant des politiques publiques en conséquence. A ce titre, la prise en charge des personnes âgées est une question majeure d’intérêt général, dans un contexte français de mutation du service public. En effet, les trois garanties du service public français sont la continuité (il ne doit pas connaître d’interruption), l’égalité (toute personne a un droit égal à l’accès au service et doit être traitée comme tout autre usager) et la mutabilité (il s’adapte aux évolutions de la société). Or, cette adaptabilité du service public implique la possibilité de fermer les services qui ne répondent plus aux besoins collectifs. En d’autres termes, certains services non-rentables peuvent être supprimés, n’étant plus considérés comme nécessaires. C’est le cas de nombreux services en milieu rural, où le principe de mutabilité est appliqué en raison de la mobilité des usagers, qui peuvent se déplacer vers un service plus éloigné. Cependant, cette rationalisation des services entre en conflit avec l’augmentation des besoins des personnes âgées qui sont aujourd’hui moins mobiles et plus dépendantes.

    Nous avons cherché à étudier ce paradoxe dans la région auvergnate, qui présente à la fois une population vieillissante et une disparition des services publics en milieu rural isolé. Au mois d’octobre 2015, nous avons mené une enquête dans le secteur d’Issoire, Brioude et Ambert, à cheval entre le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire. Ces villes du Massif Central concentrent les services nécessaires aux territoires ruraux qui les entourent, où on retrouve une population souvent âgée et retraitée du secteur agricole (INSEE, 2010). Nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès d’acteurs locaux dont la mission est d’aider ou soigner les personnes âgées à domicile, au sein de différentes structures, privées, publiques, associatives ou libérales. Les données récoltées permettent de reconstruire les stratégies territoriales des acteurs locaux, qui révèlent les limites du maintien du service public en milieu rural. Plus encore, la spécificité du service à domicile réside dans l’inversion du schéma habituel qui fonctionne sur le principe de l’ancrage territorial des services et la mobilité des usagers : ici, le service est assuré par des acteurs locaux, mobiles et engagés.

1.Les conditions du maintien du service à domicile pour les seniors en milieu rural

   L’application du principe d’adaptabilité du service public pose clairement la question de l’équipement rural et de l’accessibilité des services dans les zones marginales. Sur les territoires auvergnats étudiés, ces difficultés liées à la ruralité  prennent un sens plus fort pour les personnes âgées en perte de mobilité et soumises à l’isolement résidentiel. Cet isolement prend des formes variables selon la situation géographique de l’individu, mais n’exclut pas les habitants des bourgs et des villes. Si les organismes privés d’aide à domicile se concentrent sur l’étroit périmètre des villes par souci de rentabilité, comme ADHAP Services (Aide à Domicile, Hygiène et Assistance aux Personnes) à Issoire, les structures publiques et associatives prennent en charge des territoires plus vastes, atteignant souvent un rayon de 20km. A partir du planning d’une aide à domicile travaillant pour l’association UNA (Union Nationale de l’Aide) à Brioude, nous avons pu cartographier les déplacements quotidiens que réclame cette activité (Figure 1).  Bien que son travail se caractérise par une grande flexibilité en fonction des fluctuations de la demande et de la localisation des bénéficiaires, cet exemple d’itinéraire reste néanmoins révélateur des conditions du maintien des services en milieu rural. En effet, on observe une concentration des bénéficiaires à Brioude, où est située l’association, et une répartition aléatoire d’une minorité de bénéficiaires en périphérie de la ville. Le principe d’égalité du service public semble respecté par cette association qui accorde la même aide aux habitants de Brioude qu’aux habitants des hameaux situés sur les plateaux. De ce fait, la forme que prend l’itinéraire est contrainte par la topographie qui nuit à l’accessibilité des zones situées en altitude. On constate qu’il ne s’agit pas d’un circuit optimisé où tous les points sont reliés selon une trajectoire linéaire. Le trajet est marqué par la sinuosité, l’éloignement entre les habitations et la répétition (ex. le déplacement vers Saint-Just-près-Brioude prend l’allure d’un aller-retour par la même route). Le témoignage des enquêtées apporte une précision quant aux variations saisonnières qui nuisent à l’accessibilité des domiciles situés à plus de 800m d’altitude : en hiver, la neige contraint parfois les intervenantes à laisser leur voiture et terminer leur trajet à pied, malgré l’équipement en pneus neige. Dès lors, en raison des caractéristiques topographiques et climatiques (Figure 2) de la moyenne montagne, la pratique de l’aide et des soins à domicile se traduit par une activité peu rentable, les déplacements étant longs et coûteux. La question du financement de tels services fait apparaître les limites de ce fonctionnement pourtant adapté aux besoins des populations. Le manque de soutien financier à ces services ruraux est le problème majeur pointé par les membres de cette association, comme le montre cet extrait d’entretien avec les représentantes de l’UNA :

ML : Vous trouvez qu’il y a une diminution de l’aide qui vous est apportée ?

PJ : Complètement. Le département, c’est notre principal financeur donc s’il ne nous suit pas, on va droit dans le mur, on le sait. A l’heure qu’il est, on ne sait pas si on sera encore là dans 6 mois. On en est là. […] C’est un secteur pas soutenu et pas reconnu qui passe sous la pile.

L’aide à domicile pour les personnes âgées constitue donc un service fragilisé dont les conditions de maintien dépendent des politiques publiques et des acteurs locaux qui tentent d’apporter leur soutien individuel à ce service public en manque de financement.

2. Les aidants : le dernier maillon entre le « Tiers-Monde à domicile »  (Rochefort, 1965) et la société

    L’étude de ce terrain auvergnat a révélé l’importance du rôle individuel des professionnels qui interviennent au domicile des personnes âgées. Malgré la responsabilité collective engagée par la question du vieillissement, l’échelle individuelle semble être la plus adoptée pour la résolution locale de ces situations difficiles. Au quotidien, les intervenants font face à des obstacles financiers et techniques qui se prêtent à leur prise en charge personnelle.

   En plus des conditions d’accessibilité, les professionnels se confrontent parfois à des conditions d’intervention inconfortables, liées à la nature des habitations en milieu rural isolé. L’infirmière que nous avons rencontrée en atteste :

« J’ai un pépé qui est un berger, alors il vit dans une maison, vous rentreriez là- dedans vous vous diriez  “non mais c’est pas possible qu’un mec…”, il a 88 ans. C’est de la terre battue au sol (tape doucement du poing sur la table pour illustrer), il a ses fagots devant l’âtre qui est à moitié… enfin, ça fume là-dedans, moi quand je rentre j’ai les yeux qui piquent c’est une horreur. »

Dans le milieu rural très isolé, il leur arrive d’intervenir dans des logements précaires. Dans des cas extrêmes, aides-soignants et infirmières doivent effectuer des soins dans des domiciles sans eau courante ou dépourvus de chauffage. A ces difficultés techniques s’ajoutent parfois des compromis financiers dont témoigne la même infirmière :

« On a des patients qui ne peuvent pas payer et moi en général, […] dans ces cas-là je fais pas d’état d’âme, je casse bien ma croûte. La sécurité sociale me paye ce qu’elle a à me payer et si les gens n’ont pas de mutuelle, je m’assois sur la part mutuelle, ça m’arrive, ça m’arrive assez fréquemment […]. »

Certains professionnels n’hésitent donc pas à s’engager personnellement pour le maintien de ces services en milieu rural, notamment pour contrebalancer le désengagement des politiques publiques, dont les efforts ne suffisent pas à couvrir tous les besoins. Au sein de ces territoires ruraux et en déprise, la frontière semble floue entre le registre professionnel des intervenants à domicile et la solidarité locale qui motive leur action (Gucher, Mallon, Roussel, 2007). Au-delà de la mission professionnelle, leur activité semble parfois répondre au devoir et à la nécessité. La conscience de cette fragilité se retrouve dans les solidarités de voisinage. Par exemple, l’infirmière interrogée nous avouait avoir fini de nombreuses tournées en tracteur par temps de neige, grâce aux personnes venues aider leur(s) voisin(s) à recevoir leurs soins. Dans les secteurs, publics, associatifs et libéraux qui officient en milieu rural, la solidarité et la sociabilité s’associent à une forte intégration au territoire pour assurer à l’échelle locale le maintien de services aux personnes âgées. A contrario, l’enquête auprès d’ADHAP Services, dont l’aire d’action se limite à la ville d’Issoire, n’a pas montré de dépassement des missions professionnelles au détriment de la rentabilité.

Cette approche des services à domicile pour les personnes âgées illustre le paradoxe, voire le malaise qui existe entre les besoins d’une population vieillissante et le désengagement des politiques publiques sur les questions des services à domicile. En Auvergne, les politiques semblent tournées vers les populations espérées et à venir, laissant des acteurs individuels et locaux prendre en charge les populations reléguées au « Tiers-Monde à domicile » au prix d’une mobilité géographique sous contraintes.

Bibliographie

Dumont Gérard-François, Argoud Dominique, Belot Roger, Boquet Pierre et Collectif, 2006, Les territoires face au vieillissement en Europe : Géographie – Politique – Prospective, Paris, Ellipses Marketing, 416 p. [URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00371194/PDF/vieillir_en_milieu_rural.pdf]

Gucher Catherine, Mallon Isabelle, Roussel Véronique, 2007, « Vieillir en milieu rural : Chance ou risque de vulnérabilité accrue ? », <halshs-00371194>  [URL : http://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1965_num_40_1_1773]

Rochefort Renée, 1965, « Pour une géographie sociale de la vieillesse », Revue de géographie de Lyon, 1965, vol. 40, no 1, p. 5‑33.