Carte blanche. Ces derniers jours auront au moins permis aux Français de comprendre dans leur chair ce qu’est une exponentielle. Nous avons tous pris conscience que les puissances de 2 croissent vraiment vite : 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc., pour dépasser le milliard en à peine 30 étapes. On sait moins que, si le nombre de nouvelles infections dans une épidémie double tous les trois jours, la moitié des personnes infectées depuis le début de l’épidémie l’ont été depuis moins de trois jours. La fonction exponentielle a des aspects terrifiants.
Le premier scientifique qui a mis en évidence ce type de croissance est Leonhard Euler, en 1760, dans un article important intitulé « Recherches générales sur la mortalité et la multiplication du genre humain ». En 1798, Thomas Malthus comprend que la croissance exponentielle est une menace pour l’humanité. Heureusement, en 1840, Pierre-François Verhulst découvre la « croissance logistique », qui permet de comprendre pourquoi les exponentielles doivent finir par se calmer. Il s’agit de la courbe qui fut présentée si clairement sur un plateau de télévision par notre ministre de la santé.
Dans une croissance purement exponentielle, le nombre de nouveaux cas de contamination est proportionnel au nombre de personnes contaminées. En formule, la dérivée y’ du nombre de cas y est proportionnelle à y, ce qui se traduit par une équation diaboliquement simple y’ = ay, dont la solution exponentielle y = exp (at) rappelle peut-être des souvenirs au lecteur. Le coefficient « a » dépend du nombre moyen de contacts que nous avons : plus il est grand et plus l’exponentielle explose rapidement.
Courbe en cloche
Dans une croissance logistique, le nombre de nouveaux cas de contamination est proportionnel au nombre de personnes déjà contaminées, mais aussi au nombre de personnes contaminables, c’est-à-dire qui n’ont pas déjà été contaminées. Heureusement, le nombre de personnes contaminables diminue au fur et à mesure de l’épidémie, et l’évolution s’infléchit.
En formule, y’ = ay (1-y/b) où b désigne la population totale. Dans ce modèle, le nombre de nouveaux cas suit la courbe en cloche dessinée par le ministre. Une croissance exponentielle au début (quand le nombre de cas est encore petit), puis un maximum, et enfin une décroissance. Le seul paramètre sur lequel nous pouvons agir est ce coefficient « a » qui semble anodin, lié au nombre moyen de nos contacts. Lorsqu’on diminue « a », la courbe garde la même allure, mais elle s’aplatit. Certes le pic arrive plus tard, mais il sera moins haut. L’épidémie dure plus longtemps, mais elle est moins meurtrière. Voilà pourquoi il faut rester chez soi !
Au XVIIIe siècle, on se posait la question de l’intérêt de l’inoculation pour lutter contre la variole, qui avait décimé près de la moitié des Européens. Il s’agissait d’une version très primitive de la vaccination, mais qui présentait des dangers pour les patients inoculés (contrairement à la vaccination). Le mathématicien Daniel Bernoulli écrira un article intitulé « Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole, et des avantages de l’inoculation pour la prévenir » qui démontre mathématiquement que l’inoculation est bénéfique. Hélas, il ne sera pas écouté.
Quelques années plus tard, l’article « Inoculation » de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert affirmera : « Quand il s’agit du bien public, il est du devoir de la partie pensante de la nation d’éclairer ceux qui sont susceptibles de lumière, et d’entraîner par le poids de l’autorité cette foule sur qui l’évidence n’a point de prise. »
C’est peut-être vrai, mais c’est encore plus vrai quand « la partie pensante » explique clairement ses choix en traçant une courbe sur un plateau de télévision.