J’ai été invité pour la première fois à présenter mes travaux dans un congrès international en juillet 1981. Le trac, face à des spécialistes impressionnants. Après ma conférence, un vieux monsieur est venu me voir (je sais maintenant qu’il avait 52 ans). Il me félicitait chaleureusement pour mon exposé, mais un point important dans ma démonstration lui avait échappé et il me demandait des explications. Panique : voulait-il pointer du doigt avec délicatesse une erreur de raisonnement ? Je répondis que j’utilisais un résultat que j’avais lu dans la thèse d’André Haefliger.
Il se présenta alors, et je compris que j’étais face à André Haefliger, l’un des pères fondateurs de la théorie des feuilletages que je chérissais à l’époque. Il n’avait pas oublié sa propre thèse, mais il tenta de me convaincre (sans succès) que j’avais été plus loin que lui dans l’interprétation de son résultat. C’est toujours impressionnant pour un jeune scientifique de se retrouver face à l’un de ses héros.
André Haefliger est décédé le 7 mars, à l’âge de 95 ans, près de Genève, où il a été professeur de 1962 à sa retraite, en 1995. Depuis notre première rencontre, il a été une source d’inspiration et un modèle de mathématicien, à la fois comme chercheur, comme animateur de la communauté scientifique, comme enseignant et comme ami. Sa thèse, soutenue à Strasbourg en 1958, portait un titre pour le moins ésotérique : « Structures feuilletées et cohomologie à valeurs dans un faisceau de groupoïdes », de quoi faire fuir plus d’un interlocuteur tant elle était exprimée dans un langage abstrait, si commun à l’époque.
Dans les montagnes suisses
Une structure feuilletée ressemble à vrai dire beaucoup à la pâte feuilletée. Il s’agit en effet de remplir l’espace avec des feuilles, comme les pages d’un livre. Cette théorie avait vu le jour quelques années auparavant et tirait sa motivation dans la compréhension de la structure des systèmes dynamiques. En 1969, il inventa le « classifiant de Haefliger », un concept qui enthousiasma la jeune communauté travaillant à ces questions. Les géomètres plus âgés racontent aujourd’hui avec émotion leurs souvenirs de la présentation de sa découverte, au sommet du mont Aigoual, dans les Cévennes, blottis dans une station météo qui hébergeait un petit centre de conférences. Il faisait paraît-il très froid, mais l’ambiance était chaleureuse.
Quand il arriva comme professeur à l’université de Genève, il n’y avait pas de département de recherche en mathématiques. André racontait toujours qu’il n’avait pas de bureau et qu’il devait aller téléphoner dans une cabine publique. Il a largement contribué à la fondation de la remarquable section de mathématiques de Genève, qui abrite en particulier aujourd’hui deux médaillés Fields. Les plus grands mathématiciens sont venus du monde entier lui rendre visite, pour partager avec lui leurs découvertes et recevoir ses conseils. Il savait écouter les jeunes et les encourager à travailler ensemble, ce qui n’est pas si commun dans ce milieu.
Je n’étais pas présent au mont Aigoual, mais je ne compte plus les semaines passées dans les montagnes suisses, en groupes d’une vingtaine de jeunes chercheurs, attelés à la compréhension de telle ou telle nouveauté mathématique. Tout cela dans une atmosphère simple, décontractée et amicale où l’idée même de compétition était exclue.
Son influence au niveau international est considérable : on ne compte plus ses étudiants, les étudiants de ses étudiants, etc. Vaughan Jones, l’un de ses anciens élèves, a reçu la médaille Fields en 1990. On peut dire d’André, comme on a dit de Monge, qu’« il ne se contentait pas de faire des découvertes, il faisait aussi des élèves, ce qui vaut quelquefois mieux ».