Les attractions mutuelles de l’abbé Sigorgne

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Cet ecclésiastique, qui popularisa les idées de Newton, est un exemple d’esprit des Lumières qui mérite de sortir de l’oubli, estime le mathématicien Etienne Ghys.

Carte blanche. Vous ne connaissez probablement pas l’abbé Sigorgne. Il a pourtant fait l’objet d’un colloque passionnant les 4 et 5 octobre à Mâcon, regroupant des spécialistes de l’histoire des sciences et de la littérature. Né en 1719 et mort en 1809, à Mâcon, il est difficile de le classer : mathématicien, physicien, écrivain, homme d’Eglise ? Dans notre société faite d’immédiateté, il faut toujours rappeler l’importance des recherches historiques pour mieux comprendre notre monde contemporain, qui doit tant aux Lumières.

Au XVIIIe siècle, la bataille faisait rage entre les Anglais, partisans de la théorie de la gravitation de Newton, et les Français, partisans de la théorie de Descartes. Selon Descartes, l’espace est rempli d’un fluide inconnu, formant des tourbillons de toutes tailles qui entraînent les planètes dans leur course. Selon Newton, l’espace est vide et les corps sont soumis à de mystérieuses forces d’attraction mutuelle qui agissent instantanément, même si les distances qui les séparent sont considérables.

Comme on le sait, les newtoniens emporteront la bataille contre les cartésiens (en attendant l’arrivée d’Einstein avec sa théorie de la relativité générale). Voltaire jouera un rôle important en rédigeant ses merveilleux Eléments de la philosophie de Newton (1738) sur un ton presque journalistique. Newton pénétrera dans la France scientifique grâce aux traductions et aux commentaires d’Emilie du Châtelet. Mais c’est l’abbé Sigorgne qui permit à Newton d’entrer dans l’enseignement universitaire en écrivant ses Institutions newtoniennes en 1747. Bien sûr, Sigorgne n’est pas aussi connu que Condorcet, d’Alembert, Voltaire ou Rousseau, mais l’histoire ne se réduit pas aux célébrités, et il est important de se pencher sur un Mâconnais moins connu qu’Antoine Griezmann.

Réconcilier Descartes et Newton

Notre abbé est un homme des Lumières, ouvert au dialogue. Il échangera une centaine de lettres avec Georges-Louis Le Sage, physicien genevois, qui essaiera de le convaincre qu’il est possible de réconcilier Descartes et Newton. Selon la théorie de Le Sage, l’espace est rempli de particules microscopiques qui pénètrent partiellement les corps en rebondissant sur les atomes. Cela permettait d’expliquer la force de gravitation mystérieuse dont Newton avouait lui-même ne pas comprendre l’origine. Cette belle théorie de Le Sage n’aura cependant aucun succès.

Sigorgne est aussi un enseignant. Plusieurs lettres de Turgot montrent qu’il n’avait pas oublié son professeur et qu’il pouvait discourir sérieusement de l’attraction newtonienne et de la géométrie des ellipses ou des hyperboles. Heureuse époque où les gouvernants connaissaient la géométrie ! En revanche, cinquante ans plus tard, il semble bien que Lamartine n’ait pas vraiment profité de ses cours de mathématiques.

Bien sûr, tout cela se mêle à d’intenses débats théologiques : comment concilier la Raison et la Foi ? L’abbé s’attaque par exemple avec violence aux Lettres écrites de la montagne (1764) de Rousseau, en publiant les Lettres écrites de la plaine ou défense des miracles contre le philosophe de Neuf-Châtel (1766).

Sur la fin de sa vie, Sigorgne juge que les « hauts travaux scientifiques ne conviennent plus à son âge », et rédige un recueil contenant un grand nombre de fables, à la manière de La Fontaine. Le manuscrit a été retrouvé récemment dans les archives de Mâcon. Une historienne de la littérature en a fait une analyse détaillée et a eu une très belle idée : en collaboration avec un professeur des écoles, elle a travaillé quelques-unes de ces fables dans une classe de CM1-CM2 d’un village du voisinage. Un vidéaste a mis tout cela en scène et produit un joli film. Quelle émotion de voir en 2019 des enfants déclamer des textes oubliés, comme en écho au siècle des Lumières !