René Thom, théoricien des catastrophes, à l’honneur

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A l’occasion du centenaire de la naissance du mathématicien, Médaille Fields 1958, l’Académie des sciences et l’Institut des hautes études scientifiques lui ont rendu hommage. Etienne Ghys, également mathématicien, revient sur l’héritage intellectuel de ce géomètre hors norme, dans sa « carte blanche » au « Monde ».

« Au moment où tant de savants calculent de par le monde, n’est-il pas souhaitable que d’aucuns, qui le peuvent, rêvent ? » C’est ainsi que se conclut le livre de René Thom (1923-2002) Stabilité structurelle et morphogenèse, écrit en 1972. L’auteur est l’un des mathématiciens les plus influents du XXe siècle. A l’occasion du centenaire de sa naissance, deux colloques, à l’Académie des sciences et à l’Institut des hautes études scientifiques, viennent de revenir sur l’héritage intellectuel de ce géomètre hors norme.

Un rêveur, sans aucun doute. Lorsqu’il préparait sa thèse, son mentor, Henri Cartan, avait le plus grand mal à le canaliser. Il lui écrit par exemple : « Abstenez-vous d’énoncer des théorèmes qui non seulement ne sont pas démontrés, mais dont l’énoncé n’a même pas de sens clairement défini. » Un collègue d’Henri Cartan lui expliquera qu’une bonne dizaine de mathématiciens pourraient fournir les démonstrations manquantes, mais que seul René Thom était capable d’imaginer de tels énoncés, incroyablement novateurs. La thèse sera soutenue en 1951, et René Thom recevra la médaille Fields en 1958 pour ses découvertes dans le domaine de la topologie différentielle, dont il est l’un des pionniers. Cette médaille le perturbera beaucoup. Il expliquera qu’il pensait ne pas la mériter, ce qui n’est pas ce que pensent d’ordinaire les médaillés.

Il décida de prendre une autre direction, qu’on pourrait qualifier de « plus appliquée ». Il postule qu’en général un système (par exemple physique ou biologique) se trouve dans un état stable, et qu’à certains moments très particuliers il passe par des situations qu’il qualifie de « singulières » ou « catastrophiques », en sautant très rapidement d’un domaine de stabilité à un autre. Il s’agissait donc de comprendre la nature de ces singularités, et ce sera la naissance de la « théorie des catastrophes », au succès immense dans les années 1970.

Une question de bord

Thom établit une liste de sept catastrophes élémentaires aux noms poétiques : « pli », « fronce », « queue-d’aronde », « papillon », « ombilic elliptique », « parabolique » ou « hyperbolique ». Le mathématicien anglais Erik Christopher Zeeman étend le champ d’application à des situations de plus en plus variées : émeutes dans les prisons, agressivité du chien, krach boursier, etc.

Bien des critiques furent adressées à cette théorie, et Thom les analysa avec sérieux et en reconnut souvent la validité. Par exemple, on lui reprocha de ne pas avoir tenu compte de l’existence de dynamiques chaotiques (dont la théorie se développait alors), ou encore d’avoir construit un outil permettant de comprendre mais pas de prévoir. Il remet en question la nécessité d’une validation expérimentale dans les sciences, ce qui ne fut pas sans engendrer des réactions violentes, mais souvent justifiées, de la part des biologistes. Son livre Prédire n’est pas expliquer (1991) examine tous ces sujets avec honnêteté et sérénité.

Aujourd’hui, les concepts introduits par Thom, comme la stabilité structurelle, la généricité (le fait pour une propriété de s’appliquer au cas général) ou la transversalité, sont si importants qu’ils sont entrés dans le subconscient de tous les mathématiciens.

Par la suite, il se tournera vers la philosophie d’Aristote. Il s’y reconnaît dans bien des aspects, comme celui qui consiste à définir un objet ou une idée à travers son bord. Sa thèse développait déjà une théorie du « cobordisme », et ses catastrophes ne sont que les traversées du bord d’un domaine de stabilité. « En vérité, écrit-il, il existe une réelle unité dans ma réflexion. Je ne la perçois qu’aujourd’hui, après y avoir beaucoup réfléchi, sur le plan philosophique. Et cette unité, je la trouve dans cette notion de bord. »

Les quatre derniers tableaux de Salvador Dali, en 1983, sont des Hommages à René Thom.