« Si je n’étais pas devenu général en chef et l’instrument du sort d’un grand peuple, […] je me serais jeté dans l’étude des sciences exactes. J’aurais fait mon chemin dans la route des Galilée et des Newton. Et puisque j’ai réussi constamment dans mes grandes entreprises, eh bien, je me serais hautement distingué aussi par des travaux scientifiques. J’aurais laissé le souvenir de belles découvertes. Aucune autre gloire n’aurait pu tenter mon ambition. »
Ces propos de Bonaparte, rapportés par Arago, nous confirment qu’il ne manquait pas d’ambition. Mais que son ambition se tourne aussi vers la science, en laissant entendre qu’il pourrait même dépasser Newton, alors que Lagrange avait pourtant déclaré — naïvement — que c’était impossible, voilà qui est beaucoup plus intéressant ! Dans l’histoire de France, certains de nos rois, empereurs, ou présidents ont soutenu les sciences, mais Napoléon Bonaparte est probablement le seul qui aurait rêvé d’être un scientifique… s’il n’avait pas été « l’instrument du sort d’un grand peuple ».
Bonaparte a aimé la science mais il a surtout compris très rapidement qu’il pourrait se servir des scientifiques pour développer son projet politique. En retour, les scientifiques l’ont aimé et l’ont soutenu, parfois servilement. Monge, le mathématicien, et Berthollet, le chimiste, furent littéralement fascinés par le jeune général pendant la campagne d’Italie. Ils parvinrent à faire élire Bonaparte à l’Institut national en 1797 alors qu’il n’avait que 28 ans et que ses contributions scientifiques étaient inexistantes, et… le resteront. Le général prendra le fauteuil de Lazare Carnot, infiniment meilleur scientifique que lui, mais qui venait d’être exclu de l’Institut à la suite du coup d’État de fructidor, dont Bonaparte fut d’ailleurs l’un des instigateurs. L’Institut fit preuve d’une clairvoyance intéressée en s’assurant les faveurs de celui qui deviendrait plus tard son protecteur. Bonaparte utilisera souvent le prestige de son nouveau statut et signera ses lettres « Le membre de l’Institut, général en chef, Bonaparte ».
On raconte que le 11 décembre 1797 Bonaparte dîna avec quelques membres influents de l’Institut pour assurer son élection qui devait avoir lieu deux semaines plus tard. Pour exhiber ses talents mathématiques, il expliqua à Laplace — celui qu’on appelait le Newton français — comment trouver le centre d’un cercle si on ne dispose que d’un compas et pas de règle. Laplace se serait exclamé « Nous attendions tout de vous, général, sauf des leçons de géométrie ». Bonaparte mentionna-t-il que cette construction géométrique était en quelque sorte une prise de guerre, puisqu’il l’avait obtenue d’un mathématicien milanais, du nom de Mascheroni, qu’il venait de rencontrer lors de la campagne d’Italie ? C’est — peut-être — ce qui a convaincu Laplace de voter pour Bonaparte.
C’est ensuite la campagne d’Égypte, qui se conclura par une déroute militaire mais un succès scientifique remarquable. Sait-on que Bonaparte a été suffisamment convaincant pour que 160 savants acceptent de s’embarquer à Toulon avec 50 000 soldats, sans avoir la moindre idée de leur destination finale ? La seule information qu’on avait donnée au géologue Dolomieu était que « là où l’on va, il y a des montagnes et des pierres ». Avait-on déjà vu dans l’Histoire une armée d’envahisseurs s’adjoindre des mathématiciens, naturalistes, archéologues et philologues ? La guerre et la science font parfois des alliances. Sur le pont du bateau qui le conduisait à Alexandrie, Bonaparte s’instruisait et organisait des conversations scientifiques, au grand dam des soldats qui trouvaient tout cela inutile. Des colloques de science à bord d’un navire de guerre ! Dès l’arrivée en Égypte, après la victoire des Pyramides (« quarante siècles vous contemplent »), l’Institut du Caire est fondé à l’image de l’Institut national : président Monge, secrétaire perpétuel Fourier, vice-président Bonaparte. Derrière les troupes qui piétinent dans le désert à la poursuite des Mamelouks, Monge écrit des articles expliquant le phénomène des mirages et Berthollet comprend la nature des équilibres chimiques en observant des lacs de natron.
Bonaparte s’enfuit précipitamment d’Égypte fin 1799, avant le désastre militaire, en abandonnant son armée et la plupart des savants de l’expédition. Mais ses amis de toujours, Berthollet et Monge, sont du voyage de retour vers Paris. Quelques jours plus tard, c’est le coup d’État du 18 brumaire, la fin du Directoire, le début du Consulat, qui mènera ensuite à l’Empire et au pouvoir absolu de Napoléon Bonaparte, jusqu’à Waterloo, en 1815.
La période du Consulat et de l’Empire fut probablement la plus glorieuse de l’Histoire des sciences en France. Voici en vrac quelques noms qui sonnent comme une liste de rues de Paris : les mathématiciens Fourier, Lacroix, Lagrange, Laplace, Legendre, Monge, Poisson, les astronomes Arago, Cassini, Lalande, les physiciens Ampère, Biot, Borda, Carnot, Coulomb, Fresnel, Haüy, Malus, les chimistes Berthollet, Chaptal, Charles, Fourcroy, Gay-Lussac, les naturalistes Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Lamarck, les frères Jussieu, les médecins Laennec ou Sabatier, et j’en oublie beaucoup !
Napoléon a très largement soutenu la science pendant cette période. Un soutien non seulement de principe, mais surtout financier. Les savants n’ont probablement jamais été si bien payés dans notre histoire : de quoi faire rêver les scientifiques contemporains. Des prix très généreux sont distribués par l’Institut. Par exemple, impressionné par les expériences de Volta, l’empereur offre une somme considérable pour faire progresser la théorie naissante de l’électricité.
Napoléon Bonaparte était persuadé que les savants devaient jouer un rôle majeur dans la vie politique et il a placé quelques-uns d’entre eux aux postes les plus élevés. Jamais le monde politique français n’a été aussi au fait des derniers progrès de la science. Faudrait-il s’en inspirer aujourd’hui ? Certes, le premier essai fut un échec. Trois jours après le 18 brumaire, Laplace fut nommé ministre de l’Intérieur. Le premier consul le révoquera six semaines plus tard, et se justifiera en écrivant « Géomètre de première catégorie, Laplace n’a pas tardé à se montrer un administrateur plus que médiocre ; dès son premier travail nous avons immédiatement compris que nous nous étions trompés. Laplace ne traitait aucune question d’un bon point de vue : il cherchait des subtilités de partout, il avait seulement des idées problématiques et enfin il portait l’esprit de l’infiniment petit jusque dans l’administration. » Mais Napoléon a su faire des choix remarquables de grands serviteurs de l’État parmi les meilleurs scientifiques, héritiers des Lumières. Je ne citerai que deux exemples emblématiques, Fourcroy et Chaptal.
Fourcroy, chimiste, est l’auteur d’une refonte du système éducatif français, avec la création en particulier des fameux lycées napoléoniens en 1802. Ce sont des internats de garçons à la discipline quasi militaire qui forment l’élite dont le pouvoir centralisé a besoin pour maintenir l’ordre. Des programmes précis sont imposés par la loi. Tout cela est peu propice à la créativité individuelle et nous en ressentons encore les effets délétères aujourd’hui. En même temps, la science y occupe enfin la place qu’elle mérite : une vraie révolution par rapport à l’Ancien Régime. On y enseigne bien sûr le latin, l’histoire et la géographie, mais aussi, à égalité avec les humanités, les mathématiques, la physique, chimie, histoire naturelle et minéralogie, au long d’un cursus de six années se terminant par des études de belles lettres latines et françaises et de mathématiques dites transcendantes. Hélas, la mise en pratique sera laborieuse et dès 1809, avec la création de l’Université Impériale, la belle égalité va régresser, et l’enseignement scientifique va disparaître virtuellement lors de la Restauration. On reproche alors à la science de détourner de la Religion. Au cours du dix-neuvième siècle, l’enseignement des sciences va connaître des hauts et des bas et il faudra attendre la grande réforme pédagogique de 1902 pour revoir une renaissance très partielle de la science au lycée. Aujourd’hui, la science est encore le parent pauvre de l’école primaire.
Quant à Chaptal, sa contribution va bien au-delà de la production du sucre à partir de la betterave, alors que le blocus continental empêchait l’importation de sucre de canne. Il fut un excellent ministre de l’Intérieur en donnant une impulsion à l’industrialisation de la France qui se poursuivra pendant tout le siècle. Il actualise le mode de fonctionnement des professions médicales, réforme les hôpitaux. Il promeut la vaccination avec enthousiasme, sans la rendre obligatoire, un peu comme aujourd’hui. Il organise le réseau routier, rétablit les chambres de commerce, met en place les premiers services publics de statistiques, importants pour une bonne administration nationale. Il n’hésite jamais à s’opposer à l’empereur, qui ne lui en tiendra pas rigueur.
Napoléon protégea l’Institut de France, parfois de manière excessive : dans la loi du 11 floréal de l’an X, on lit « qu’aucun établissement ne pourra désormais prendre le nom d’Institut. L’Institut national sera le seul établissement public qui portera ce nom ». Cette loi n’a pas été abrogée à ce jour et semble peu appliquée ! En retour, l’Institut de France n’a pas manqué de montrer son affection pour l’empereur, par exemple en inaugurant en grande pompe une statue majestueuse au Palais Conti. Napoléon y est représenté en costume impérial et sa main droite repose sur une petite colonne sur laquelle est gravée une Minerve, symbole de l’Institut. Lors de la cérémonie, on exécuta un chant lyrique très obséquieux. Les milieux scientifiques et politiques connaissent la flatterie.
Bien sûr, des liens si intimes fondés sur des séductions mutuelles ne peuvent qu’engendrer des crises lorsque la confiance est remise en question. Depuis l’île d’Elbe, pendant la première Restauration, Napoléon a remarqué avec amertume l’empressement avec lequel l’Institut l’avait renié. Le président de l’Institut n’avait-il pas écrit, dès le lendemain de l’abdication de l’empereur : « Avec la liberté, nous retrouvons le roi que nos vœux appelaient » ? Après le vol de l’aigle, de retour à Paris, l’empereur fait part de son irritation par l’intermédiaire de Lazare Carnot, devenu son ministre de l’Intérieur. Il ne souhaite plus être membre de l’Institut, il n’est plus l’un de leurs confrères mais il est en revanche leur supérieur et le titre qu’il convient de lui donner dorénavant est celui de protecteur de l’Institut.
L’amour de Napoléon pour la science n’était pas feint. Après Waterloo, il croyait pouvoir s’enfuir en Amérique sans difficulté. « Le désœuvrement, dit-il à Monge, serait pour moi la plus cruelle des tortures. Condamné à ne plus commander des armées, je ne vois que les sciences qui puissent s’emparer fortement de mon âme et de mon esprit. Apprendre ce que les autres ont fait ne saurait me suffire. Je veux dans cette nouvelle carrière, laisser des travaux, des découvertes, dignes de moi. Il me faut un compagnon qui me mette d’abord et rapidement au courant de l’état actuel des sciences. Ensuite nous parcourrons ensemble le nouveau continent, depuis le Canada jusqu’au Cap Horn, et dans cet immense voyage nous étudierons tous les grands phénomènes de la physique du globe, sur lesquels le monde savant ne s’est pas encore prononcé. » Monge s’écria : « Sire, votre collaborateur est trouvé : je vous accompagne ! ». Napoléon répondit que son ami Monge était trop âgé pour se lancer dans l’aventure. « Sire, répliqua Monge, j’ai votre affaire avec la personne d’un de mes jeunes confrères, Arago. » Le jeune Arago n’accepta pas l’offre. On le comprend, il avait beaucoup mieux à faire en France. Plus tard, à Sainte-Hélène, Napoléon dira de Monge : « Il m’aimait comme une maîtresse, et je lui rendais bien ». Quant à Monge, il avouera vers la même époque : « J’ai eu quatre passions : la Géométrie, l’École polytechnique, Berthollet et Bonaparte. »
En effet, Napoléon et la science se sont aimés avec passion.