Introduction au livre "Matière à discussions" (le Seuil)



Dans son superbe Système périodique, l'écrivain et chimiste italien Primo Levi raconte que, jeune étudiant, il aimait se lancer dans de belles envolées philosophiques sur sa décision de s'inscrire en chimie pour enfin comprendre ce qu'est la matière et s'en rendre maître, ce qui constitue la « noblesse de l'homme, acquise au cours de cent siècles d'essais et d'erreurs". Mais il reconnaît sa présomption après de longues et dures promenades dans les Alpes italiennes avec Sandro, l'un de ses camarades : « Je n'avais pas mes papiers en règle pour parler de la matière. Quel commerce, quelle intimité avais-je eus jusqu'à présent avec les quatre éléments d'Empédocle ? Est-ce que je savais allumer un poêle ? regarder un torrent ? Est-ce que je connaissais la tempête en altitude ? la germination des graines ?"

Quelle est la particularité du regard des physiciens et des chimistes sur la matière ? Pourquoi doivent-ils se retrancher dans des laboratoires, où le commun des mortels n'a guère accès, pour que leur méthode de connaissance puisse être fructueuse ? Et du reste, les explications qu'ils proposent du comportement, pourtant si familier, de la matière qui nous entoure, se révèlent souvent incompréhensibles... Pourquoi la physique est-elle si difficile à comprendre ? Et à quoi bon alors écrire (et, encore pire, lire !) un énième livre de vulgarisation ?

D'abord, parce que la physique peut aider à mieux comprendre, non seulement ces mondes aussi fascinants qu'abstraits de l'infiniment grand ou l'infiniment petit, mais notre (faussement humble) monde quotidien. Mais je voudrais faire plus ! D'abord en présentant comment cette explication scientifique moderne s'est progressivement construite, et pourquoi les hommes en sont venus à considérer la matière comme une machine composée d'atomes obéissant aux règles strictes des mathématiques. Ensuite, et c'est là le coeur du livre, en présentant l'autre côté de la scène, ces coulisses que l'on ne voit jamais et où les physiciens mettent au point leurs théories, leur vision du monde. Je voudrais montrer, pas à pas et par des exemples concrets, comment se construit la vision physicienne de la matière, avec ses a priori, ses idées préconçues, ses succès éclatants et aussi ses bêtes noires. Après tout, la physique ne descend pas du Ciel : ce sont des hommes et des femmes qui l'ont bâtie ! Après cette visite guidée, j'espère que le lecteur comprendra mieux en quoi consiste ce regard particulier que porte la physique sur la matière, pourquoi les physiciens utilisent les atomes, et pourquoi ils sont obligés de passer par les laboratoires...


Surprises de la matière


Prenons un blanc d'oeuf, liquide, et mêlons-le à de l'air en fouettant ; qui aurait pu prévoir ce résultat : l'union de deux fluides donne une mousse, qui, elle, est assez solide ? Sûrement pas les physiciens et leurs atomes ! Observez un robinet qui fuit : une gouttelette prend forme, grossit, grossit... jusqu'à se détacher du reste du liquide : peut-on expliquer comment la goutte parvient à se détacher ? Et pourquoi un autre liquide, le miel, est-il beaucoup plus réticent à se laisser séparer, ce qui d'ailleurs nous complique beaucoup le petit- déjeuner, avec ces coulées sur la table quand on essaye d'extraire le miel du pot.

Et ce ne sont pas là les seuls comportements intrigants de la matière. Pourquoi un solide est-il solide ? Parce que ses atomes sont durs ? Ce n'est pas aussi simple... Et comment expliquer que certains marteaux sont meilleurs, plus résistants (et donc plus chers !) que d'autres ? Car les solides portent parfois mal leur nom : pourquoi peut- on les déformer, les casser, et pourquoi sont-ils si différents à cet égard : on craint de casser un verre, mais personne ne craint de laisser tomber une clé... Et comment fait la colle pour faire tenir les morceaux ? Nous verrons que les physiciens sont parvenus à trouver des explications assez simples de tous ces phénomènes.

La glace fond et l'eau liquide ainsi obtenue s'évapore lorsque l'on chauffe : nous avons tous appris à l'école la classique trilogie solide- liquide-gaz. Mais comment expliquer ces changements ? Qu'est-ce que la chaleur ? Et comment comprendre alors que d'autres corps solides, comme le chocolat ou le beurre, fondent aussi lorsqu'ils sont chauffés, mais brûlent ou noircissent ensuite ? Que devient la classique trilogie dans ce cas ? Et où classer toutes ces substances familières que sont les tas de farine, la purée, le dentifrice ou les mousses, qui ne coulent pas comme les liquides mais ne sont pas non plus des solides ? Qui a dit que la matière, même inerte, était bête, prévisible, sans grand intérêt ?


De la matière aux atomes


La plupart de ces questions sont aussi vieilles que l'humanité. Car, depuis toujours, les hommes ont été confrontés à la matière, et cela les a conduits à essayer de comprendre les raisons des comportements si différents des divers matériaux. Quelles ont été les explications avancées ? Il existe, en Occident, deux grandes traditions. D'abord la vision "vitaliste", qui prend appui sur le monde vivant pour comprendre la matière, et qui a largement dominé toutes les sociétés jusqu'à très récemment. L'alchimie en a été la dernière manifestation dans la communauté scientifique et nous verrons qu'elle mérite mieux que le mépris qui lui est souvent réservé. L'autre grande tradition considère en revanche que la matière est essentiellement inerte, la vie ne se devant qu'à un heureux hasard ou à une intervention divine. Il s'agit de la vision atomique, qui est la seule admise aujourd'hui parmi les scientifiques, et qui ne s'est imposée que très difficilement, pour des raisons qui sont faciles à comprendre. En fait, nous allons voir que l'ensemble des scientifiques n'a adopté ces minuscules particules que depuis moins d'une centaine d'années. Mais pourquoi préféra-t-on ce type d'explication ? Nous verrons l'importance qu'a prise la possibilité d'exprimer les propriétés de ces atomes en termes mathématiques, et aussi l'influence de l'idée du Dieu tout-puissant des monothéistes. Cet historique des visions de la matière, même s'il est forcément incomplet et simpliste, nous permettra de comprendre un peu mieux la spécificité du regard des physiciens.

Quelle est cette spécificité ? Pour les physiciens, les comportements si divers de la matière quotidienne peuvent (et doivent !) s'expliquer par la combinaison des atomes qui la constituent : on dira par exemple qu'un solide résiste à la cassure parce que ses atomes tiennent bien ensemble. Je montrerai, avec nombre d'exemples concrets, comment la vision atomique de la matière éclaire effectivement le comportement de nombreux matériaux. Mais n'est-il pas incroyable qu'il suffise d'une petite centaine d'atomes différents pour expliquer le monde ? Et comment a-t-on pu détecter, en pratique, ces imperceptibles atomes ? Quelles sont les ruses que les scientifiques ont dû employer ? Et puis, dans quelle mesure les atomes peuvent-ils aider les non-scientifiques à comprendre cette matière qu'ils fréquentent tous les jours ? Car nous verrons aussi que l'interprétation scientifique de la matière est loin d'être neutre, et qu'elle ne peut être réellement pertinente, efficace, en dehors de notre monde technologique, et que les atomes sont aussi (peu) utiles aux Indiens d'Amazonie que les voitures...


Comment lire ce livre ?


Ce livre est divisé en trois parties, qui apportent plusieurs éclairages complémentaires sur la matière, et peuvent être lus indépendamment les unes des autres, selon l'intérêt et l'humeur du moment. La première partie correspond au parcours de "réduction", et part de la matière quotidienne pour arriver aux atomes. Elle commence (chapitre $$) par une description de quelques-uns des comportements aussi quotidiens qu'étonnants de la matière, en présentant aussi la personnalité des différents matériaux vue par des artistes, et le réseau complexe dans lequel ils sont insérés : réalisons-nous à quel point le monde entier est mis en jeu pour nous permettre d'avaler notre tasse de café matinale ? Dans un deuxième chapitre, je présenterai quelques éléments historiques sur le regard qu'ont porté les hommes sur la matière, pour mieux mettre en perspective la vision moderne qu'en ont les physiciens. Les explications actuelles sont exposées en détail dans la deuxième partie. On refait ici le chemin de la première partie, mais en sens inverse : à partir d'atomes parfaitement connus, on "reconstruit" la matière pour retrouver les comportements présentés dans le premier chapitre. J'illustre les explications des physiciens à l'aide d'un grand nombre d'exemples concrets, qu'il n'est évidemment pas nécessaire de lire en totalité. La troisième partie s'appuie sur le travail concret des physiciens pour porter un regard plus critique sur ce qu'ils appellent "comprendre la matière". Cela concerne d'abord leurs pratiques expérimentales. Dans le chapitre $$, j'essaye de comprendre pourquoi les laboratoires sont aussi essentiels pour la physique. On y verra notamment comment les physiciens se débrouillent pour obtenir les atomes à partir d'une matière souvent peu complaisante . Car ces particules ne sont pas simplement "là", attendant depuis toujours d'être découvertes, mais représentent plutôt la réponse de cette matière quotidienne aux exigences très spécifiques de ces scientifiques, qui n'admettent que des entités stables et pouvant être décrites par les mathématiques. Ces "outils" intellectuels, utilisés un peu automatiquement pour analyser la matière, finissent par constituer des sortes de "lunettes" à travers lesquelles les physiciens voient le monde. Ce chapitre pourra être utile aux étudiants qui comprendront le sens de certains concepts souvent utilisés sans grande justification (par exemple les électrons dits "libres" qui sont pourtant fortement reliés à leur environnement). Ces idées sont présentées dans le chapitre $$ qui est donc un peu technique et peut être lu rapidement lors d'une première lecture. Je souhaite que cette analyse permette de mieux comprendre le regard que les physiciens portent sur la matière : leurs a priori, leurs succès et aussi leurs échecs. Ceux-ci sont exposés dans le dernier chapitre, qui essaye de discuter l'idéologie que ce regard implique; il peut être lu indépendamment du reste. Ce point de vue inhabituel sur la physique permettra-t-il de rendre leurs explications plus compréhensibles ? Au lecteur d'en juger !

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