La pandémie de Covid-19 annonce-t-elle la fin du concept de laboratoire de mathématiques ?

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/07/01/la-pandemie-de-covid-19-annonce-t-elle-la-fin-du-concept-de-laboratoire-de-mathematiques_6044863_1650684.html


Dans sa chronique au « Monde », le mathématicien Etienne Ghys constate que le confinement a brutalement accéléré, avec les téléconférences imposées, un processus de réduction des interactions physiques entre chercheurs.

Carte blanche. Les mois de confinement que nous venons de vivre vont probablement modifier de manière durable les modes de travail des chercheurs scientifiques, y compris ceux qui n’ont aucun rapport avec la biologie. Les mathématiciens, par exemple, n’utilisent pas de matériel expérimental, et leur présence physique au laboratoire peut ne pas sembler indispensable.Ils ont été parmi ceux pour lesquels le télétravail a été le plus facile à mettre en place.

Le site Researchseminars.org recense 739 exposés de mathématiques auxquels on peut participer par Internet, en pouvant interagir en direct avec les conférenciers, sur tous les sujets, à toute heure du jour et de la nuit, en profitant du décalage horaire. Cela ouvre des possibilités inédites de communication entre les chercheurs et accélère brutalement un processus qui évoluait lentement. On ignore les conséquences que cela aura sur la vie sociale de la communauté mathématique.

Les mathématiciens travaillent seuls, le plus souvent, mais ils ont bien entendu besoin d’échanger leurs idées avec d’autres collègues. Depuis un siècle, un outil majeur de communication est le séminaire de laboratoire. Il s’agit de réunions, en général hebdomadaires, pendant lesquelles on présente un nouveau résultat aux membres d’une équipe. En France, le premier séminaire a été créé en 1920 par Jacques Hadamard, professeur au collège de France. En début d’année universitaire, il invitait quelques mathématiciens chez lui et leur distribuait des articles de recherche récemment publiés qu’il fallait étudier. Il élaborait alors un programme annuel.

Le séminaire, une messe dominicale

A l’époque, le séminaire Hadamard était unique en France, mais aujourd’hui, toutes les équipes dans les laboratoires de mathématiques sont organisées autour de leurs séminaires. Leur rôle va bien au-delà de la transmission de connaissance : ce sont des événements sociaux qui soudent les équipes. On les compare parfois à la messe dominicale. Il arrive qu’on y participe par obligation, ou pour voir les amis et les collègues. Il faut dire qu’il n’est pas toujours facile de suivre une conférence de mathématiques et qu’on est souvent perdu, parfois dès les premières phrases.

Depuis une vingtaine d’années, Internet a, bien sûr, fait évoluer ces modes de communication. Tout d’abord, l’intégralité des journaux scientifiques est aujourd’hui accessible en ligne. Jadis, les mathématiciens se rendaient dans leur laboratoire pour être proches de leur bibliothèque, qui était leur véritable instrument de travail. C’est toujours le cas, mais les bibliothèques sont devenues virtuelles. Le courrier électronique, dont on abuse, a remplacé les lettres qu’on écrivait soigneusement en réfléchissant à chaque mot. Il n’est pas rare de voir des chercheurs, un casque sur la tête, en train de collaborer par Skype avec quelqu’un à l’autre bout de la planète, et oubliant d’aller discuter avec leurs collègues proches dans la salle commune du laboratoire.

Cette évolution progressive a bien entendu de grands avantages, mais aussi des inconvénients évidents. Les séminaires hebdomadaires « en présentiel » subsistaient cependant et permettaient de préserver le lien humain à l’intérieur des équipes. La pandémie a accéléré soudainement cette évolution : les séminaires ont dû se réunir par visioconférence, et il n’était plus nécessaire que les participants soient des membres d’un même laboratoire. Des listes de « web-séminaires mondiaux » sont apparues, proposant des quantités impressionnantes de conférences en direct, toutes plus alléchantes les unes que les autres. Cette évolution est probablement irréversible. Annonce-t-elle la fin du concept de laboratoire de mathématiques ? Ce serait dommage.

Cet été je vais participer à un colloque en Russie… sans sortir de chez moi.