Civilisation, histoire et géographie des mondes hispanophone et lusophone américains

Mois : mars 2022

Tigre et Euphrate, Marcel Bazin

Au cœur des convoitises

Marcel Bazin, professeur émérite à l’Université de Reims Champagne-Ardennes (Grand-Est) signe en novembre 2021 un ouvrage de synthèse à l’échelle du bassin hydrographique central du Moyen-Orient, intitulé Tigre et Euphrate – au cœur des convoitises.

Cette nouvelle parution aux éditions du CNRS est le point d’aboutissement d’une trajectoire de recherche dédiée aux espaces turcophones et persophones débutée dans les années 1960 avec des études sur la Turquie périphérique et l’émergence de nouveaux centres locaux comme Erzurum.. Il participe à la rédaction d’articles scientifiques dans des revues géographiques, dont certaines sont dédiées à des aires géographiques et culturelles spécifiques (Turcica ; Abstracta Iranica).

Tigre et Euphrate

 

L’ambition du chercheur est de produire une vue d’ensemble de la région selon une perspective synchronique, qui regarde vers la géographie régionale, mais aussi diachronique, empruntant les outils de l’histoire et de l’archéologie (il participe au sauvetage des traces d’une culture matérielle à l’époque des grands projets d’hydropolitique nationaux, principalement en Turquie à Cafer Höyük dans les années 1980). Par les productions graphiques présentées et le travail sur les dissensions à plusieurs échelles et à travers une pluralité de perspectives (religieuse, ethnique, économique), Marcel Bazin s’inscrit encore dans le champ de la polémogéographie dont il importe les outils pour cerner les concurrences entre acteurs et leur manifestation au sein du bassin.

Dans son approche, il souligne ses attaches avec la géohistoire de Fernand Braudel (La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 1949) en mettant l’accent sur la longue durée des structures spatiales et la légitimité de la géographie comme source historique. Son travail s’inscrit aussi dans les pas de celui de Christian Grataloup (Géohistoire de la mondialisation, 2007), dans l’idée de contourner le risque encouru en important la structure géographique dans le champ de l’histoire, importation dont le coût méthodologique n’est pas négligeable: comme ce dernier, Marcel Bazin contextualise tous les découpages spatio-temporels qu’il opère, dans un premier chapitre intitulé “Du creuset des civilisations aux Etats contemporains”, où les illustrations ressemblent fortement à celles de Christian Grataloup (“Configurations spatio-politiques au fil du temps” est un essai de cartographie chronologique insistant sur le balancement de la centralité à l’échelle du bassin et sur les reconfigurations spatio-politiques au gré de la maîtrise du territoire par l’aménagement, le peuplement et la guerre par toutes les civilisations l’ayant façonné des cités-Etats mésopotamiennes aux empires pluriethniques persan et ottoman).

La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II

Géohistoire de la mondialisation

Cartographie géohistorique in Géohistoire de la mondialisation

Toutefois, la position qu’il revendique en écrivant Tigre et Euphrate le singularise dans son champ disciplinaire. A la différence des autres chercheurs ayant travaillé sur le bassin selon cette double approche entre géographie régionale et géohistoire, il cherche à s’émanciper d’une vision du bassin comme d’une périphérie sous influence méditerranéenne, en décentrant le regard pour mettre la focale sur cet espace considéré comme un centre, dans le giron de l’Irak contemporain, et ses périphéries constituées des affluents des deux fleuves et des formations montagneuses, à la marge des ensembles nationaux s’étant partagé ce carrefour. Ainsi, il insiste sur la construction historique de ce territoire, sur sa valorisation par les deux ressources principales dont il est doté, l’eau et le pétrole, les logiques de peuplement et d’appropriation territoriale plurielles selon les formes que revêtent historiquement les ensembles politiques (cités-Etats, empires, Etats-nations), les interactions avec les puissances étrangères envisagées comme des facteurs de recomposition régionale (importation de pratiques exogènes et fabrique de conflits), ainsi que les relations entre les différents ensembles formant le bassin étudiées à travers le prisme de la gestion hydraulique, de la coopération économique autour du secteur pétrolier, des règlements frontaliers, des guerres et des questions d’autonomie politique et territoriale à plusieurs échelles.

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La première question à laquelle s’intéresse Marcel Bazin est celle des limites de cette région, cadre de l’étude plus approfondie des caractéristiques qui permettent d’en cerner les spécificités. Proposant une carte topographique de contextualisation à l’orée de l’ouvrage, il prend appui sur celle-ci pour définir l’amphithéâtre des contreforts du Taurus et du Zagrôs comme la démarcation septentrionale entre la région et le coeur des territoires turc et iranien, puis le centre de la région étudiée, des gouvernorats orientaux de Syrie (Jazîra) au Shatt el-Arab le long de la dépression formée par les deux fleuves laissant exclus les espaces méditerranéens ainsi que les franges jordanienne et saoudite.

Limites du bassin

C’est ce premier constat qui amène Marcel Bazin à s’interroger sur les dynamiques historiques et contemporaines de maîtrise de ce territoire disputé. Si le bassin hydrographique est l’espace de territorialisations politiques et culturelles historiques plurielles, cette maîtrise par les sociétés humaines s’est appuyée sur la valorisation spatialement différenciée d’une dotation en ressources inégale, tandis que les constructions spatio-politiques et les intérêts opposés dans l’appropriation ont fait du bassin hydrographique un espace de tensions et de conflits, ce que l’approche polémogéographique contribue à mettre en lumière.

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Ce qui caractérise en premier lieu ce territoire, c’est le palimpseste culturel hérité d’appropriations politiques successives: espace de naissance de l’écriture cunéiforme, la Mésopotamie développe les premières structures éducatives et politiques. Marcel Bazin se positionne dans un débat épistémologique dans lequel il établit un lien entre le développement de l’écriture considérée comme un outil de gestion et les innovations techniques sumériennes, critiquant la conception de Samuel Noah Kramer qui occulte ces influences réciproques. Le bassin est alors multipolarisé entre plusieurs cités-Etats comme Suse ou Mari au IIIe s av. n. è., centres politiques, religieux et de collecte des grains. Il est la matrice des relations entre l’intérieur et l’extérieur, les fleuves et leurs affluents servant de voie de pénétration et expliquant les syncrétismes, importations de matériaux ou de pratiques comme le métal ou le cheval monté.

Premières civilisations

Marcel Bazin parle d’un renversement historique de la nature de la relation entre le bassin et ses marges: de centre dominant ces dernières (des cités-États aux satrapies perses de la plaine mésopotamienne au sein d’un “empire-monde”, librement inspiré de l’“économie-monde” braudélien,e), il devient périphérie d’ensembles spatio-politiques de grande envergure polarisés par des capitales exogènes (de la conquête d’Alexandre dans le dernier tiers du IVe s. av. n. è. à l’avènement de l’islam rattachant les Rashidûn (632-661) au berceau du nouveau monothéisme dans le Hedjâz, puis sous les Omeyyades qui établissent leur capitale à Damas (661-750)), pour ne retrouver une position centrale qu’avec l’ “empire-monde” abbasside (750-1055), un âge d’or vers lequel regarde la région, s’incarnant dans l’édification de la ville nouvelle de Bagadad par al-Mansûr (762), dont la partie administrative et militaire circulaire se fait le symbole d’une perfection visible dans la trame urbaine. Le bassin hydrographique est dès lors disputé au cours du bas Moyen-Âge entre Seljukides (1055-1194), Khwarezmshâh (1194-1255), puis Mongols (1255-1508). Cela implique certaines mutations, à la fois anthropologiques (passage d’un nomadisme horizontal à un nomadisme vertical tirant profit de l’étagement bioclimatique montagnard) et géopolitiques (nouvelles configurations spatio-politiques). Le bassin devient, au début de l’âge moderne, l’espace d’affrontement des Ottomans et des Perses (Safavides), jusqu’à son rattachement à l’empire ottoman jusqu’au contreforts du Zagrôs au cours du XVIe s..

L’empire abbasside: un « empire-monde »

Les invasions seljukides

Le Moyen Orient au début du « long XIXe siècle »

La complexité des organisations socio-spatiales et des formes spatio-politiques régionales résulte en outre de la superposition des logiques locales et des interventions externes, renforcées au milieu du XIXe s. par l’influence des impérialismes britannique, français, allemand et russe. Ces nouveaux acteurs posent selon Marcel Bazin la question de l’équilibre entre les forces “internes” et “externes” dans les recompositions territoriales et la “modernisation”, concept contesté car recouvrant des réalités plurielles selon le système de valeurs à travers lequel il est abordé. Leur intervention dans le bassin se traduit par des investissements dans les secteurs clé comme les compagnies de navigation fluviale ou ferroviaires, les routes, la prospection pétrolière. Ces ingérences étrangères guidées par des logiques de profit ainsi que le rapport de force entre Etats au sortir de la Première Guerre (accord franco-britannique de 1916 dit Sykes-Picot, défaite de l’Empire ottoman entérinée par l’armistice de Moudros et le traité de Sèvres en 1920) ont orienté le processus d’étatisation sur le modèle occidental avec une frontiérisation exogène” dépeçant la forme impériale traditionnelle dans l’Ouest du bassin: la plaine et les piedmonts sont divisés selon quatre souverainetés (Turquie, Perse, Syrie et Irak).

Le bassin au sortir de la Première Guerre mondiale

L’évolution spatio-politique du bassin au XXe s. se caractérise selon l’auteur par une dynamique inachevée et concurrencée d’homogénéisation sociale, pilotée par des groupes nationalistes émergeant selon des temporalités différentes en fonction des États-nations qui en sont le cadre et des rapports avec les puissances étrangères. La Sublime Porte vassalisée économiquement par les puissances occidentales, devient le lieu d’essor d’un nationalisme neuf impulsé par le mouvement libéral Jeune Turc dès 1908, renforcé par l’affrontement avec la Triple Alliance au cours duquel s’élabore la première purge ethnique de masse, nommée rétrospectivement “génocide”, celle des Arméniens dont la situation critique cristallise les tensions liées à l’émergence d’une communauté imaginée (B. Anderson), forgée par les réformes modernes comme l’adoption de l’alphabet latin en Turquie. La révolution constitutionnaliste iranienne en 1979 se fait l’écho tardif de ces aspirations de réformisme à l’échelle du Bassin.

 

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Toutefois, cette territorialisation s’est faite sur la base de la mise en valeur des ressources locales, dans un enrichissement mutuel où alors que les sociétés humaines exploitaient des richesses potentielles par l’aménagement du territoire, ce processus d’appropriation des ressources contribuait en retour à la construction de pouvoirs à plusieurs échelles capables d’en gérer l’exploitation.

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Marcel Bazin insiste dans un premier temps sur la distribution des ressources naturelles. La première ressource, l’eau, est inégalement répartie, tant spatialement que temporellement: la configuration des isohyètes cartographiée montre les clivages existant entre des reliefs marqués, véritables “châteaux d’eau”, des plaines arrosées mais spatialement restreintes, et des déserts, tandis que les régimes différenciés des cours d’eau expliquent les décalages saisonniers du débit maximal et de l’étiage. Les écoulements de surface constituent la quasi-totalité des sources d’eau régionales: les aquifères sont limités.

La seconde ressource identifiée par l’auteur est le pétrole, découvert par William Knox d’Arcy et son ingénieur G. Reynolds dès 1901 entre le Khuzestân et Ispahan, induisant une mise en exploitation de gisements supposés dans le Zagrôs dès le début du XXe s.

Ces ressources ont été valorisées par les sociétés humaines régionales depuis les premières civilisations du bassin: leur essor s’est appuyé sur le contrôle de biocénoses artificialisées depuis le Néolithique, la maîtrise de la ressource en eau donnant son nom à la plaine (“Croissant fertile”, J. H. Breasted), permettant une agriculture d’abord prédomestique ainsi que l’élevage de petits herbivores. Cela aboutit à une véritable prospérité rurale à la période abbasside, basée sur la restauration d’ouvrages d’irrigation permettant la bonification des vallées et l’introduction de cultures d’été comme le riz et la canne à sucre. Mais ces aménagements sont restés relativement embryonnaires jusqu’au XXe s. où un effort de régularisation et de contrôle du débit des cours d’eau a été entrepris par les nouveaux Etats-nations régionaux: cela s’est traduit par l’édification d’escaliers de barrages le long des cours d’eau, la naissance de lacs-réservoirs, de centrales hydroélectriques, d’étendues d’eau de loisirs.

Le pétrole, la seconde ressource locale, a été valorisée par des compagnies pétrolières à capitaux étrangers (à majorité britannique) exploitant des gisements sous le régime de la concession à partir des lendemains de la Première Guerre mondiale contre le versement de royalties aux Etats (Iran et Irak dans un premier temps) proportionnelles à la quantité de pétrole extraite. Cela s’accompagne de l’aménagement de moyens d’extraversion des ressources: dans le cas de l’Iran, d’une raffinerie (Abâdân), d’un port d’exportation et d’une ville nouvelle (company town) avec des quartiers hiérarchisés en fonction du statut de la main-d’oeuvre. Toutefois, Marcel Bazin met en lumière un processus historique de renversement du rapport de force entre les compagnies à composante étrangère prédatrices comme l’Irak Petroleum Company, et les Etats désirant augmenter leur part dans les revenus de l’exploitation des hydrocarbures: cela se traduit par la formation d’un personnel local remplaçant les pays étrangers, la négociation d’accords fifty-fifty avec les grandes firmes à défaut de pouvoir nationaliser la gestion des puits sur l’ensemble du territoire, ou encore les actions de l’OPEP notamment lors de la conférence de Téhéran (22 décembre 1973) pour l’augmentation du prix du baril, entraînant le “premier choc pétrolier”.

En dépit de la connexité des aménagements pour la valorisation des deux ressources, Marcel Bazin insiste plus longuement sur les décalages existant entre les entreprises hydrauliques et pétrolières, obéissant historiquement à des logiques différentes en termes de géographie, de temporalité. De plus, les cours d’eau perdent leur fonction commerçante dans un contexte de tensions exacerbées et les raffineries suivent dans leur implantation les logiques de la demande plus que celles du réseau hydrographique. Toutefois, cette relation relativisée, des influences réciproques entre eau et pétrole à l’échelle du bassin peuvent toujours être dégagées: l’illustration suivante le souligne.

Le système eau – pétrole selon Marcel Bazin

    Cette valorisation des ressources régionales a été guidée par une pluralité d’enjeux dans un contexte d’affirmation des Etats-nations. Elle a servi des projets d’électrification et d’industrialisation, comme en Perse avec le développement d’IAA, couplées à une intensification de l’agriculture grâce à l’intervention de sociétés d’agrobusiness et de sociétés agricoles par action. Ces dernières ont tiré profit de la valorisation de la ressource en eau, utilisée pour l’irrigation et l’augmentation de la surface agricole utile: en effet, sa maîtrise a permis de lutter contre la caractéristique principale du milieu, l’aridité, par la construction de canaux de détournement comme celui aboutissant au bassin endoréique du Zâyandeh Rud pour l’approvisionnement des périphéries d’Ispahan. La maîtrise de l’eau par l’intermédiaire de grands projets hydrauliques comme ceux du Baas en Syrie, dont les conséquences ont été étudiées par Günter Meyer, s’inscrivent dans une démarche d’hydropolitique servant à justifier la présence au pouvoir de partis réformistes. Cela se couple, en Syrie ou en Irak, d’une réforme agraire et de l’édification de villes nouvelles autour des chantiers. Dans le domaine pétrolier, les efforts nationalisation s’inscrivent dans la même dynamique, celle d’un essai de développement autocentré, dont la Turquie offre une illustration avec le projet de l’anatolie du Sud-Est (GAP) en 1977 permettant la modernisation des marges orientales et la réduction du “gradient Est-Ouest”

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Ces constructions territoriales à géométrie variable, juxtaposées, superposées ou enchâssées, les formes de convoitises externes s’incarnant dans le jeu des acteurs diplomatiques ou économiques étrangers, ainsi que les velléités de faire main basse sur les ressources de diverse nature impliquent des heurts recomposant la géographie du carrefour qu’incarne le bassin du Tigre et de l’Euphrate.

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L’approche polémogéographique de l’auteur offre un éclairage sur les logiques locales et les implications des conflits, de nature plurielle. La présence de richesses implique des remises en question de la frontière, de l’intégrité et de la souveraineté territoriale de certains Etats par leurs voisins: Marcel Bazin insiste sur le rôle du pétrole et sur les aménagements qu’il nécessite (raffinerie, oléoduc, …) dans l’offensive irakienne sur le Koweït en 1990, puis la guerre Iran-Irak (1980-1988) avec la tentative irakienne de conquérir la plaine pétrolière iranienne à l’Est du Shatt el-Arab (débouché pétrolier sur le Golfe Arabo-Perisique disputé) avec la raffinerie d’Abâdân puis le bombardement en 1982 des plate-formes iraniennes off-shore occasionnant des marées noires.

Ces conflits prennent aussi racine dans le gradient hydraulique existant entre l’amont et l’aval du bassin: Marcel Bazin souligne les avantages de l’amont dans le contrôle du débit et la sécurité de l’approvisionnement. L’aménagement a été historiquement réalisé dans une dynamique de l’aval vers l’amont, octroyant aux pays récemment équipés un pouvoir de contrôle sur les eaux des Etats riverains dit hydrohégémonique, comme en Turquie, générateur de conflits. Les frontières exogènes tranchant les axes fluviaux freinent la possibilité d’une gestion intégrée et facilitent la relativisation des dégâts écologiques en aval par les pays amonts, participant à la salinisation des eaux par l’édification d’ouvrages hydrauliques. Les Etats limitrophes ne sont pas cités dans les documents officiels de chaque pays et les traités de coopération restent embryonnaires. L’eau devient un outil de pression géopolitique, comme dans le bras de fer entre Syrie et Turquie, la première récusant son appui au PKK dans les années 1980 contre l’augmentation du débit minimal de l’Euphrate dont les sources sont contrôlées par la Turquie.

L’eau, source de tensions

Marcel Bazin repère un autre renversement, celui faisant des clivages ethniques et religieux la matrice de conflits entre acteurs à l’échelle nationale et internationale dans le bassin: d’une égalité dans la différence permise par le statut de dhimmi sous l’empire abbasside, la relation entre membres de communautés religieuses ou ethniques différentes s’est colorée de conflits nouveaux, s’incarnant dans des persécutions plurielles parmi lesquelles Marcel Bazin repère celle des appuis aux rébellions à caractère identitaire comme dans le cas de Ma’dan des marais du bas-Irak aidant la révolte chiite matée par Sadam Hussein dans les années 1990, puis plus tardivement, celle des populations non sunnites après l’autoproclamation de “l’Etat islamique en Irak et au Levant” en 2013, comme les Yézidis ou Chrétiens ainsi que les chiites irakiens.

Ces conflits aboutissent à une réorganisation sous l’effet de rapports de force souvent défavorables aux pays de la région, dont la souveraineté est remise en question par des groupes portant des revendications nationalistes, se soldant par l’octroi de statuts autonomes comme pour le Kurdistan irakien (2003), mais surtout par des puissances étrangères dont l’intervention dans les conflits et les agissements “néo-coloniaux” (J. Foccart) se traduisent par une ségrégation imposée depuis l’extérieur, comme Marcel Bazin l’illustre par la cartographie de Bagdad divisée en quartiers religieux après l’intervention étasunienne de 2003 en Irak.

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Ainsi, Marcel Bazin comble une lacune dans la recherche en proposant un regard nouveau sur un région vraisemblablement trop “orientale” pour constituer un centre sous l’oeil de l’Occident. Les multiples attaches disciplinaires permettent d’éviter les écueils d’un anachronisme dans la démarche, mais cette dernière verse parfois dans la narration chronologique sans prise de recul, principalement dans le premier chapitre, le plus historique dans l’approche générale. L’ouvrage n’en est pas moins bon et l’érudition de l’auteur ouvre de nouvelles portes, notamment du côté de l’histoire connectée, en rappelant combien les logiques nationales sont réductrices dans l’appproche d’une histoire millénaire dont les mouvements se sont longtemps passés de frontières et ont façonné des civilisations à l’échelle d’un ensemble naturel – un temps – dont la longue unité appelle le questionnement des territorialisations exogènes de l’âge contemporain.

 

Le tourisme littoral en Thaïlande: un reflet des inégalités dans le monde ?

Quand l’Occident fabrique ses espaces touristiques

La comédie américaine The Hangover 2 (en français: Very Bad Trip 2) met en scène, par le biais de nombreux clichés sur la société thaï, la perception par l’Occident de l’espace littoral thaïlandais, vu comme un éden, un espace de liberté/d’illégalité où l’on peut s’adonner à un ensemble de pratiques ludiques ou sexuelles. Les scènes attendues sur le quartier de Patpong à Bangkok, haut lieu du tourisme sexuel, sur les grands resorts côtiers où se pressent les touristes argentés pour se marier, faire des activités nautiques (jet-ski, etc.),  nous en apprennent plus sur les attendus des occidentaux en voyage que sur les réalités géographiques/sociologiques de la majeure partie de la Thaïlande. Cet ensemble de stéréotypes basés sur l’hypersexualisation de la société thaï, sur l’imagination d’une utopie libertaire naturelle, entre autres, a façonné des espaces fonctionnant en vase clos sur le littoral thaïlandais. Leur étude permet de comprendre quels sont les processus, et quelles sont les multiples inégalités, qui ont participé à l’émergence de ces territoires.

Le tourisme littoral thaïlandais, qui représente 20 % du PIB national, a ses propres territoires: au sein de la Thaïlande, pays de l’Asie du Sud-Est, membre de l’ASEAN, il a permis le développement, toutefois inégal, des provinces du pourtour du golfe du Siam et du Sud de la péninsule, fonctionnant de pair avec d’autres activités, ou servant d’unique levier de développement pour des espaces intégrés plus tardivement à l’économie thaïlandaise et marqués par une monospécialisation fonctionnelle.

Si donc, le tourisme, ses dynamiques et ses enjeux semblent refléter les problématiques du développement à l’échelle mondiale, et peuvent en illustrer les différentes facettes, à plus grande échelle, les territoires du tourisme littoral en Thaïlande sont marqués par une variété d’inégalités, produites par la forme de l’enclave touristique, se déclinant en spécificités locales (la sexcape thaïlandaise et ses particularités), et participant à sa croissance dans une économie touristique fonctionnant sur l’archipélisation de l’espace récréatif mondial.

Comment, dès lors, le tourisme littoral agit-il en révélateur et producteur d’inégalités multiples et à différentes échelles, dans un contexte de “mise en tourisme” accrue des espaces côtiers thaïlandais et d’émergence de nouveaux enjeux aussi participant à la reconfiguration de ces inégalités ?

Le tourisme littoral en Thaïlande agit en révélateur et en producteur d’inégalités multiples

Des inégalités à l’échelle nationale et régionale entre enclaves touristiques et espaces thaï de l’hinterland: des frontières qui mettent en contact des territoires inégalement développés

Il existe des inégalités de développement entre les provinces littorales “mises  en tourisme” (inégalement) et les provinces intérieures:

  • Développement très élevé (0.647-0.861): Bangkok et Sud-Est du delta de la Chao Phraya (tourisme littoral au sein d’espaces côtiers multifonctionnels ou caractérisé par une monospécialisation touristique aboutie)
  • Développement élevé (0.538-0.647): Provinces littorales avec une monospécialisation touristique récente
  • Développement de moyen à très faible (<0.538): espaces de la Thaïlande intérieure; spécialisation agricole ou extractive

Les contrastes de développement à l’échelle des provinces thaï

Transférée en 1782 de rive droite en rive gauche de la Chao Phraya— pour mieux se protéger de l’hostilité birmane — la capitale s’est étendue désormais, préférentiellement et plus facilement (parcellaire de rizières) à l’est du fleuve. Aujourd’hui, les trois quarts de la population de la région centrale vivent dans la partie située à l’est du fleuve où se trouve d’ailleurs le centre de gravité démographique du pays, compte tenu du poids de la région Nord-Est la plus peuplée du pays (34 % de la population nationale). Les relations géopolitiques contrastées de la Thaïlande avec ses voisins de la péninsule indochinoise renforcent cette figure de dissymétrie, puisqu’à 200 km à l’ouest de Bangkok, prévaut la fermeture frontalière avec le Myanmar, alors qu’à l’est, avec le Laos et le Cambodge, géographiquement plus éloignés de la capitale, les relations sont désormais beaucoup plus ouvertes.

Les provinces du pourtour du Golfe du Siam

 

A plus grande échelle, on observe la cohabitation de 2 formes d’urbanisation et de “mise en tourisme” le long du littoral thaïlandais:

  • sous la forme d’une vaste conurbation avec un effet riviera qui accentue les déséquilibres entre espace littoral “mis en tourisme” et hinterland (ex: côte orientale du golfe, vaste ensemble multifonctionnel lié géographiquement à la croissance tentaculaire de Bangkok), bien que les espaces intérieurs bénéficient de la diffusion des produits de la croissance, favorisée par l’industrie touristique, le long des axes de communication (particulièrement dans la région de Chonburi ou Rayong)
  • en chapelet ou corde à noeuds avec des déséquilibres entre espaces “mis en tourisme” et territoires contigus à dominante rurale et encore souvent occupés par des mangroves, des espaces peu amènes – boueux: (Annoncer CROQUIS: Phuket – 9 millions de touristes internationaux pour 42 millions de nuitées par an -, territoire insulaire au Sud de la péninsule thaïlandaise, respectivement 3e station touristique du pays)

Une anthropologie du tourisme thaïlandais révélatrice des disparités dans les pratiques du littoral entre touristes domestiques/régionaux et touristes internationaux (occidentaux) et une division sociale de l’espace balnéaire

Il existe une véritable différence de pratique des littoraux touristiques entre touristes domestiques/régionaux et touristes occidentaux.

Les touristes des pays dits du Sud ne sont pas moins présents que ceux des pays occidentaux; ils ont un pouvoir d’achat moindre mais ils sont considérables en nombre par rapport aux touristes internationaux/occidentaux: En Thaïlande par exemple, les statistiques officielles ont recensé plus de 81 millions de visiteurs thaï à l’intérieur du pays en 2003, contre un peu plus de 27 millions de touristes étrangers la même année; toutefois, on ne les trouve pas aux mêmes endroits que les touristes occidentaux.

S’il est dans la culture de la majorité des  pays d’Asie d’avoir une pratique différente des espaces côtiers du point de vue du comportement social et de la temporalité (la quasi-nudité des occidentaux (farang) et leur engouement pour les bains de soleil prolongés contrastent avec le comportement plus pudique des Thaï et leur aversion pour l’exposition au soleil; la société thaï va sur la plage tard, à la tombée du soleil), la destination des migrations touristiques est révélatrice d’inégalités flagrantes dans l’accès à la côte entre occidentaux/thaï ou autres touristes asiatiques (dues au coût du logement touristique, aux politiques de l’Etat thaïlandais qui par le biais des agences touristiques pilotées par la T.A.T. depuis 1979, incite à l’occupation des espaces de plaisance/tourisme délaissés par les touristes européens, notamment lors de la crise touristique des années 1970 – où on été enregistrées des entrées inférieures à 7 % (1974-1975) alors que depuis 1969 ces mêmes taux dépassaient le plus souvent largement 20 % ! Régression (-7 %) en 1976 -,  mais aussi dans les espaces marqués par une monospécialisation touristique récente, comme dans la province centrale ou sur la partie Ouest du Golfe de Thaïlande (Phetchaburi par exemple), dont le trait de côte reste encore peu régularisé, avec de nombreuses mangroves).

À l’échelle locale, le phénomène de séparation des espaces touristiques apparaît encore plus prégnant. Si l’on considère par exemple les destinations balnéaires des Thaï et des Occidentaux, on s’aperçoit que les premiers se dirigent presque exclusivement vers les plages de Bang Saen (province de Chonburi; Nord de Pattaya) et de Cha-am (province de Phetchaburi; rive ouest du golfe de Thaïlande), tandis que les seconds se concentrent sur la côte Ouest (avec Phuket comme la destination emblématique) ou dans les îles du Golfe de Siam, ainsi qu’à Pattaya. Bien sûr, cette séparation n’est pas absolue et on peut voir dans certains lieux de riches Thaïlandais pratiquer la plongée aux côtés de vacanciers européens. Elle reste cependant évidente, même pour un observateur peu averti. Il y a d’un côté les plages pour Thaï, de l’autres celles occupées par les farang (occidentaux).

Les espaces fréquentés par les touristes occidentaux: des resorts/sexcapes en vase clos reposant sur des logiques discriminatoires et inégalitaires (tourisme de masse, tourisme sexuel et industrie des loisirs en milieu tropical)

L’organisation spatiale des stations balnéaires est quant à elle aussi révélatrice de puissantes inégalités. Les représentations construites et colportées par les occidentaux font de la Thaïlande « une brèche de liberté, de permissivité, de déviances, de fantasmes »: c’est ce qui a produit la forme spécifique de la sexcape, une enclave touristique marquée par de forts déséquilibres internes; on y retrouve des pratiques balnéaires, hédonistes, érotiques et sexuelles construites sur de multiples inégalités et illégalismes.

Le  cas de Patong Beach, sur la côte occidentale de l’île de Phuket, est emblématique de la mise en tourisme du territoire et des inégalités qui le structurent. C’est un modèle de sexscape caractérisée par une clientèle venant des pays développés – ici majoritairement d’Europe – porteuses d’une série de représentations racialisées et genrées sur une population pauvre et en développement, qui recherchent des consommations sexuelles tarifées favorisées par de fortes inégalités entre le client et le vendeur. Ce territoire touristique se construit le long de la plage, espace d’érotisme et de rencontres, et dans les rues qui la bordent, où se concentrent les bars, les clubs, les boutiques, les discothèques … Patong s’organise autour de cette nouvelle centralité notamment Bangla Road auquel s’ajoute progressivement un quartier gay avec les lady boy (Kathoey). Les hébergements sont construits dans le prolongement de la plage par de puissantes familles thaïs, souvent d’origine chinoise, et de plus en plus par des firmes transnationales occidentales et/ou thaïlandaises. Patong s’organise comme une « station enclave » séparée du reste de l’île, raccordée par une unique route à Phuket Town où vivent les employés du tourisme. C’est une enclave festive marquée par la permissivité très éloignée des pratiques culturelles plutôt conservatrices des thaïs (la majorité des employés d’origine thaï dans le secteur hôtelier résident à Phuket Town).

Il s’agit d’une enclave touristique construite pour et par une clientèle occidentale, ouverte sur le monde mais fermée ou séparée de la ville de Phuket Town et de la population thaï.

Les touristes se caractérisent par un sex-ratio très déséquilibré (2/3 d’hommes), surtout chez les Japonais et les Saoudiens, ce qui soulignait, du moins dans certains cas, l’importance du «tourisme sexuel». D’autre part, 70 % des touristes avaient moins de 46 ans en 1979 et le motif du voyage restait pour l’essentiel (75 % en 1979) les loisirs/vacances.

Pattaya: haut lieu du tourisme balnéaire

Les dynamiques de massification touristique sur le littoral thaïlandais et leur impact sur la reconfiguration des inégalités

Des inégalités produites par une succession de stratégies d’appropriations spontanées et de politiques d’aménagement

Les inégalités révélées/produites par le tourisme littoral sont le résultat de politiques/stratégies d’appropriation multiples datant pour la plupart des années 1960 et dont la trace dans le paysage et l’organisation contemporaine de l’espace (reflet d’inégalités multiples) est la marque d’une certaine inertie territoriale.

L’ancien Siam, allié des États-Unis durant la guerre froide (à partir de 1947), est à la fois une base logistique et une base de repos pour les forces armées américaines durant la guerre du Vietnam. Les R&R (Rest and Recreation) sites créés par les E.U. contribuent à construire des pratiques et des imaginaires du tourisme en Thaïlande notamment la prostitution, la balnéarité, l’exotisme, la permissivité… Ils ont pour but de procurer aux GI’s des jeunes femmes. On estime à 700 000 le nombre de soldats américains ayant fréquenté les lieux de prostitution thaïlandais, principalement situés à Bangkok et à Pattaya. Le tourisme sexuel en Thaïlande, né historiquement de ces pratiques, représente aujourd’hui 13 % du PIB national.

C’est la localité Pattaya qui devient le principal pôle de ce tourisme littoral producteur d’inégalités: la naissance de la station tient avant tout à ce contexte historique particulier et à la présence à la fois de la base militaire de Sattahip et de l’aéroport de U Taphao. Sattahip, ville de garnison accueillant des soldats américains de l’Air Force a été le premier territoire émetteur de touristes vers Pattaya, alors simple village de pêcheurs, réputé pour ses plages de sable blanc et rapidement colonisées par la prostitution.

La première mise en tourisme eut plusieurs conséquences dont la première est de faire du territoire de Pattaya un lieu fantasmé à l’image du quartier de Patpong à Bangkok dont Pattaya a repris le nom dans les esprits (Patpong sur mer). La plage de sable blanc, le climat tropical, les filles faciles ont nourri l’imaginaire occidental au sujet de la Thaïlande (3 S “sea, sand, sun” auquel on rejoutera le 4e: sex) et de Pattaya mais aussi par ricochet celui de la clientèle asiatique qui lui a succédé. Une autre conséquence est la participation des autorités au tourisme sexuel comme acteur majeur de l’activité touristique. En Thaïlande, les rest and recreation sites étaient gérés par des sociétés locales utilisant les fonds américains.

Pattaya: une organisation spatiale différenciée

Ces espaces fonctionnant en vase clos, sont devenus le modèle de nombreuses créations touristiques ultérieures, au Nord et au Sud de Pattaya, qui connaît une croissance tentaculaire (visible à travers la croissance de son parc de lits professionnels: la capacité d’hébergement s’élevait déjà à 3 400 chambres en 1979 et atteint en 1992 le chiffre de 14 000, soit 4 fois plus, avec des groupes étrangers fortement représentés (Novotel, Ramada, Sheraton…) mais les chaînes thaï restent majoritaires cf. hôtels Ambassador (Groupe Amtel), le Royal Cliff Beach Resort, fleuron de Jomtien Beach), ainsi que dans le Sud de la Thaïlande (sur les îles cf. Koh Phi Phi, qui est reliée par voie maritime au port de plaisance de Phuket Town)

Les processus contemporains de mise en valeur touristique du littoral, et leur articulation à un projet de corridor de développement tirant profit de la centralité économique de Bangkok et misant sur la diffusion des profits vers les périphéries du territoire thaïlandais: l’axe Sukhumvit et le corridor ESB

Les trois provinces de l’ESB sont partie intégrante de la métropole étendue, mais les densités globales de population y sont beaucoup plus faibles que celles de Bangkok ou de la BMR, compte tenu de leur étendue et d’une urbanisation qui y est beaucoup moins dense. Elles juxtaposent en réalité deux types d’espaces d’activités : un espace « intérieur » rural, avec ses districts à dominante agricole, et un « bord de mer » au sens propre, corridor littoral largement urbanisé et aux activités économiques diversifiées (parmi lesquelles le tourisme est d’une importance capitale). Entre l’embouchure du Bang Pakong et jusqu’à Sattahip et Rayong, aux effets de façade littorale et d’ouverture maritime sont visibles à travers la multiplication des ports d’importance, s’ajoutent de multiples resorts en front de mer et reliés entre eux et à l’arrière-pays par un faisceau des grandes voies de communication; les voies de communication parallèles priment, favorisant l’excellente desserte des espaces côtiers (la mise en liaison interne et externe de l’ensemble urbain et touristique du littoral avec la route n◦3 (Sukhumvit) qui longe la côte de Bangkok à Rayong et au delà, doublée à l’intérieur par l’autoroute n◦7 de Bangkok à Pattaya et Rayong, ou la voie ferrée Bangkok-Sattahip par Chachoengsao (province autour du Bang Pakong) est capitale). Les districts municipaux de Chon Buri (185 000 hab.), Si Racha (150 000 hab.), Pattaya (120 000 hab.), Sattahip (52 000 hab.) et de Rayong (100 000 hab.) totalisent d’ailleurs presque 80 % de la population urbaine des deux provinces de Chon Buri et Rayong. Il s’agit d’une nébuleuse urbaine et suburbaine quasi continue du Bang Pakong à la péninsule de Sattahip, plus discontinue au-delà jusqu’à Rayong.

Ces aménagements ont permis, dans une certaine mesure, de réduire des inégalités entre la métropole de Bangkok et les provinces littorales de l’est du golfe: les équipements collectifs squelettiques des années 1970 se sont nettement étoffés (aucune clinique en 1978, 12 cliniques et hôpitaux en 1987) grâce à la “mise en tourisme”, dont les retombées économiques ont profondément modifié l’accessibilité aux ressources urbaines d’une grande partie de la population sur le littoral.

L’aménagement rubané de la côte Est du Golfe du Siam

La régionalisation des flux touristiques et l’émergence de nouvelles pratiques occidentales/mondialisées participant à la reconfiguration des inégalités

L’accélération du processus de mondialisation depuis les années 1990 recompose les spatialités touristiques sur le littoral thaïlandais, ainsi que l’inscription territoriale des inégalités à différentes échelles

En effet, l’émergence d’une clientèle chinoise, et plus largement asiatique (pays de l’ASEAN), a participé au gommage de l’organisation duale des espaces touristiques côtiers: nous sommes contemporains d’un processus d’invisibilisation des inégalités ou d’inscription de ces dernières à l’échelle infralocale.

La clientèle chinoise construit des villas en bordure de littoral qui atténuent les clivages anciens: à Phuket, à proximité des autoroutes et dans le prolongement des plages surtout au sud en direction de Karon Beach, de Kata Beach, de Patong Beach, naissent de multiples condominiums et gated communities souvent associés à des golfs (les aménagements tirent profit de l’histoire économique de l’île: en effet, l’exploitation d’étain à Phuket a également laissé ses traces sur le paysage – lacs et bassins qui sont le résultat de l’exploitation minière de surface – que le gouvernement et les promoteurs immobiliers ont intégrés au paysage en les remplissant de poissons et en les entourant de pelouses et de jardins tropicaux). L’image montre partout cet alignement de villas identiques dans des quartiers au plan géométrique qui se développent sur tout le territoire sous le nom de « village ». La clientèle chinoise est aussi responsable de la construction de nombreux malls, de l’émergence de dynamiques résidentielles nouvelles à proximité de Phuket Town, qui modifient la spatialité des inégalités économiques et d’accès aux ressources fondamentales.

Un dernier processus touristique commence à émerger à Phuket Town. Des acteurs locaux, souvent issus de la diaspora chinoise, valorisent le patrimoine architectural de la ville historique par la promotion du style sino-portugais, en réalité proche du style colonial anglais. Cette patrimonialisation de l’ancien centre historique, dévolu au commerce mais de plus en plus délaissé, montre que les acteurs locaux cherchent à mettre en tourisme la quasi-totalité du territoire. Cela s’inscrit dans des dynamiques de gentrification qui recomposent le profil socio-économique des populations intraurbaines et favorisent la “mise en tourisme” future de la côte orientale, tout en accentuant les inégalités en dehors des enclaves touristiques (sexecapes) traditionnelles.

Les conséquences et enjeux contemporains de la mutation des inégalités issues du/révélées par le tourisme littoral en Thaïlande

Le renforcement des inégalités environnementales (justice environnementale) produites par une “mise en tourisme” conquérante et prédatrice

La pollution de la baie, par la proximité de la raffinerie de pétrole de Sri Racha (30 km au nord de Pattaya), avec le rejet par de nombreux hôtels et restaurants des eaux usées directement dans la mer ! Quant à la propreté même des plages, la négligence des touristes et la profusion des engins aquatiques motorisés ont transformé la grève en une vaste poubelle.

Des politiques ont été menées pour réduire ces inégalités au nom d’une justice environnementale (refus pour la population thaï de voir son cadre de vie se dégrader sous l’effet d’une volonté occidentale de gommage de “ce qui fait tache dans le paysage” (ex: poubelles, détritus) et qui est directement généré par l’industrie touristique. En 1986 le maire de Pattaya a lancé une opération «station propre» qui a porté ses fruits. Le gouvernement a progressivement mis en place un système d’assainissement et un programme d’amélioration des diverses infrastructures (voirie, électricité, téléphone…). La dépollution de la baie reste un des enjeux majeurs pour le gouvernement thaïlandais.

De ce fait, et pour encadrer une “mise en tourisme” conquérante et prédatrice, ainsi que pour éviter un accroissement futur des inégalités environnementales, au sud,  entre Sukhumvit et le rivage du golfe de Thaïlande, se maintient une zone de « relative protection » de l’espace naturel (selon les choix de la planification indicative), marquée par la coexistence de quelques salines, d’une forêt de mangrove littorale et de zones marécageuses qui accompagnent l’embouchure du Bang Pakong, entre l’autoroute 7 et le golfe de Thaïlande.

Le tourisme littoral en Thaïlande cristallise de nouveaux enjeux en terme d’inégalités environnementales cf. accès à l’eau, qui reste un ressource fondamentale utilisée de façon inconsidérée par les resorts de Phuket (+ rejet eaux usées dans la mer), et de gestion des risques, avec des inégalités en terme de vulnérabilité des espaces littoraux, particulièrement mises en évidence lors du tsunami qui a touché l’île le 26 décembre 2004.

Des espaces encore fortement cloisonnés, qui mettent en contact un éden érotisé par l’Occident qui cherche à s’étendre et des espaces en marge du processus de développement, générateurs de conflits d’usage et d’une insécurité relative, symptôme du traitement des disparités en inégalités par la société thaïe

Au sein des espaces littoraux à dominante touristique, comme à Phuket, la recrudescence des villas qui adoptent la forme des gated communities comme à Phuket, repliées sur elles-mêmes, témoignant de la naissance d’un sentiment d’insécurité (symptôme de la recrudescence des inégalités et du rôle donné  à l’initiative individuelle dans la protection contre autrui), sont la preuve de ce renforcement quoique contrasté et spécifique selon territoires, des inégalités de tous types.

A Phuket, qui compte un peu plus de 500 000 habitants, soit environ 1000 habitants au km², sans compter les populations non enregistrées souvent illégales venant du nord de la Thaïlande ou du Myanmar, qui sont souvent victimes du système de la sexcape qui asservit les travailleurs du sexe, le renforcement des  inégalités participe à la hausse de la criminalité chez les plus défavorisés. Les politiques du gouvernement thaïlandais vont cependant moins dans le sens d’une prise de conscience des inégalités inhérentes nées du tourisme balnéaire, que d’un renforcement de la sécurisation de l’île. Dès 1974, le directeur adjoint de la T.O.T., Somchaï Hiranyakit, conscient des problèmes, propose des solutions telles la création d’une police touristique ou la création d’un ministère du tourisme aux pouvoirs plus larges que ceux de la T.O.T. Il allait devenir le directeur du Tourism Authority of Thailand (T.A.T.) en 1979, mesures appliquées à terme.

Les tentatives de régulation et de réduction des inégalités par l’Etat thaïlandais: une maîtrise de l’essor touristique encore incomplète d’un pays du Sud qui connaît une forte croissance économique

Les littoraux touristiques du golfe de Thaïlande et du sud de la péninsule thaïlandaise sont spatialement révélateurs de l’émergence du pays et leur essor est la condition nécessaire mais non suffisante d’une réduction des inégalités par diffusion de la croissance. L’Etat Thaïlandais ferme donc les yeux sur les inégalités générées par l’industrie touristique, qui représente 20 % du PIB du pays et qui a permis le développement des provinces de l’hinterland, les périphéries thaïlandaises étant particulièrement bien reliées au littoral, avec lequel elles entretiennent des relations à leur propre bénéfice.

Le fait que la Thaïlande mise sur la “mise en tourisme” comme levier de développement pour certaines régions ainsi que les résultats contrastés des politiques d’aménagements soulignent la fragilité du processus de développement dans un PED.

En effet, les espaces-moteurs de la croissance du pays caractérisés par une monospécialisation fonctionnelle, comme à Phuket, sont vulnérables. Dans ce cas précis, la crise du COVID-19 est révélatrice de la fragilité du développement en Thaïlande: Avec  une croissance annuelle de 4,1% (2018), la Thaïlande risque de connaître une baisse de 4.8 %, déjà prévue. L’épidémie est responsable de la baisse drastique de la fréquentation des plages et des lieux touristiques sur le littoral, particulièrement choyés par la clientèle occidentale et asiatique.

Tandis qu’en 2019, sur 14 millions en touristes à Phuket, seulement 4 millions étaient d’origine thaïlandaise, avec, parmi les étrangers, 2 millions de Chinois (et presque 300 000 Français), d’après la Tourism Authority of Thailand, la clientèle thaïlandaise a été majoritaire sur la période 2020, et le nombre de touristes de la  pleine saison thaïlandaise (hiver en France) est déjà fortement amputé.

***

Ainsi, le cas du tourisme littoral en Thaïlande est un reflet parfait des inégalités dans le monde: il illustre, à diverses échelles, les problématiques du développement et sa fragilité, incarnée par les espaces monospécialisés et fortement dépendants d’une activité, dont les carences, dans un contexte de pandémie de COVID-19, peuvent porter préjudice aux populations qui occupent ces territoires; mais aussi les différentes formes que peuvent revêtir les inégalités, à des échelles variées, et la façon dont elles s’inscrivent dans les territoires, particulièrement dans la forme de l’enclave (sexcape thaïlandaise). Enfin, le cas du tourisme littoral en Thaïlande est marqué par une conjonction de nouveaux enjeux, d’une importance capitale dans un PED marqué par une certaine inertie territoriale et des héritages d’aménagements passés encore structurants.

Bibliographie

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A Valparaíso, la poésie entre terre, mer et ciel

A Valparaíso, Joris Ivens

C’est sur les accents de Nous irons à Valparaíso interprétée par Germaine Montero, dont la voix rénove une chanson célèbre du folklore marin que s’ouvre le court-métrage, accompagnant un feu d’artifice de nuit sur le port embrumé de Valparaíso, déchiré par les lumières des jeux des pyrotechniques, des phares et des bateaux:

« Hardi les gars ! Vire au guindeau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Hardi les gars ! Adieu Bordeaux !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Au Cap Horn il ne fera pas chaud !
Haul away ! hé oula tchalez !
A faire la pêche cachalot !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !

Plus d’un y laissera sa peau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Adieu misère adieu bateau !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Et nous irons à Valparaiso !
Haul away ! hé oula tchalez !
Où d’autres y laisseront leur os !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !

Ceux qui reviendront pavillons haut !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
C’est premier brin de matelot !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Pour la bordée ils seront à flot !
Haul away ! hé oula tchalez !
Bon pour le rack, la fille, le couteau !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho ! »

Ouverture: le feu d’artifice dans la rade de Valparaíso

Valparaíso est aujourd’hui la troisième région urbaine du Chili ; c’est sur celle-ci que le réalisateur néerlandais Joris Ivens, acceptant l’invitation du président Salvador Allende, en collaboration avec Chris Maker et accompagné d’une équipe franco-chilienne, braque son objectif pour son documentaire sur la communauté de 42 villages, cette « fédération de collines » entre Cordillère et Océan Pacifique, grosse de 300 000 habitants au début des années 1960, aujourd’hui comptant plus d’un million habitants dans la totalité de la conurbation.

Le documentaire contre la prose: la caméra comme outil poétique

Valparaíso est présentée dès l’ouverture du documentaire comme une hétérotopie1M. Foucault, Le corps utopique, Les Hétérotopies, Lignes, 1966.: un espace radicalement autre n’obéissant pas aux logiques courantes de l’espace, dont les frontières sont délimitées et dont la pénétration suppose l’entrée un système régi par d’autres lois. Les premières images mettent en scène l’approche des côtes chiliennes par un bateau équipé d’un radar, pour se repérer dans la nuit australe, sonnant la corne de brume: l’arrivée placée sous le signe de la science et du rationnel est commentée par la voix off annonçant « Encore deux heures pour Valparaiso [sic] ». Toutefois, cet accès à la ville, médiatisé par l’outillage de la marine, est court-circuité par la mise en relief des images de l’accueil pittoresque, s’incarnant dans les lumières éclatantes des feux zébrant le ciel noir, et par une ellipse temporelle passant sous silence le temps de la navigation. Seule une succession de plans en plongée agrandissant le champ sur la rade de Valparaíso réalisent la transition entre le voyage et l’immersion dans la fantasmagorie, dans un instant de pur silence repoussant le moment de l’emballement des instruments et des sens. Le court-métrage joue sur le passage de cette frontière, accentue les effets de tension entre mer & terre, pour dresser l’éthopée d’une ville à travers ses activités et ses habitants, dans un maniement de la métonymie insistant sur la poésie d’un espace ouvert à tous les vents, dirigé vers le grand large et connaissant vertige de l’ascension.

Ville rattachée au nom de Pablo Neruda, poète chilien auteur du Canto general, des Veinte poemas de amor y una canción desesperada et des Residencias en la tierra, qui y acquiert une maison surplombant la baie rocheuse en 1959, « La Sebastiana »2https://fundacionneruda.org/museos-casa-museo-la-sebastiana/, elle est placée sous le signe de la poésie. L’artiste apparaît d’ailleurs dans le court-métrage, dans une scène de vie familiale où l’on aperçoit l’intérieur de sa maison, dans laquelle il descend les escaliers avec ses chiens. Valparaíso émerveille le regard du poète et celui du cinéaste par sa toponymie ravissante: la voix off commente avec une ironie certaine la prononciation française du nom local, « ce que l’on prononce affreusement à la française, Valparaiso [sic], c’est Valparaíso, la vallée paradis, paradis d’une étape ensoleillée après les cauchemars de la traversée pour les marins qui la baptisèrent, ou dernière étape avant le paradis » soulignant l’imaginaire poétique et le motif de l’anabase que sous-tend son étymologie.

Extérieur de la « Sebastiana »

Intérieur de « La Sebastiana »

Le nom attribué à la localité semble être le corollaire toponymique de la configuration géographique de la ville, tournée vers les cieux et juxtaposant des collines aux flancs lacérés par des escaliers, des rampes, des ascenseurs. Elle est l’espace de rencontre de flux multiples, ascendants et descendants, parallèles ou contradictoires, différenciés dans le temps, hiérarchisés par la peine qu’ils causent chez ceux qui les composent. Le réalisateur exploite les potentialités architecturales de la ville pour interroger le cinéma: il rénove le procédé du travelling en embarquant sa caméra dans les ascenseurs de Valparaíso et balade sa caméra sur les fenêtres, les façades et les cours des baraques accrochées aux collines, sur le visage des habitants, jusqu’à parvenir au point de négation du cinéma par la revendication d’un naturalisme dévoilant les travers d’une œuvre sans pose où le regard estomaqué opère en miroir dévoilant la présence d’une caméra pour en recueillir la trace. C’est à partir de ce matériau que Joris Ivens parvient à transfigurer le prosaïque en poétique. La mobilisation du vocabulaire épique par la voix off décrivant les montées et les descentes des enfants, des adultes et des vieillards, partant à l’assaut des pentes pour lier la ville basse commerçante et les quartiers résidentiels des hauteurs, évoquant une ville « prise et reprise sans cesse, comme le fort de Douaumont, une activité de guerre ou de grande manœuvre, avec assaut, percée, sortie, repli, victoire, déroute, et quelquefois des trêves » dans une cascade de substantifs, contribue à nourrir l’image d’une lutte contre les éléments et d’une tension primordiale à l’interface entre terre, mer et ciel. S’y ajoutent des paronomases, des effets d’écho ou d’anaphore3« en bas », « en haut » sur lesquels joue la voix off pour souligner le rythme du ballet incessant des cabines: cela devient la matrice d’un rythme nouveau, celui de la voix off, sublimant son matériau en se rapprochant de la poésie.

Les ascenseurs de Valparaíso

Les escaliers de Valparaíso

La poésie surgit de l’usage que le cinéaste fait des outils de sa discipline, du regard émerveillé sur le lien qui unit Valparaíso et l’ailleurs. Les maisons peuplant l’espace de la ville semblent proclamer la suprématie du beau sur l’utile par leur forme triangulaire, les rendant inmeublables ; de fait, la ville garde dans ses formes et ses activités la nostalgie d’un outre-mer sur laquelle Joris Ivens joue, présentant les maisons comme des bateaux amarrés, rigidifiés mais regardant vers un passé où ils sillonnaient les mers, restes d’une époque marquée par l’expansion maritime. S’enchaînent les photogrammes avec des effets de décalage dans le port de la caméra pour simuler le tangage et une bande son reproduisant le clapotis des vagues, dans une séquence où l’angle aigu de la maison est implicitement comparé à la proue d’un navire4« Combien de maisons sont des souvenirs de bateaux, jusqu’à ce que n’y tenant plus, elles deviennent bateaux elles-mêmes » et se retrouve remplacé dans les plans suivants par une barque puis un navire de la marine de guerre. La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.

L’architecture triangulaire

La « maison-navire »

La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.

Monument aux héros de Iquique (Plaza Sotomayor, Valparaíso)

Si la ville s’est bâtie en amphithéâtre autour d’une baie et si les mouvements horizontaux des navires ont marqué son histoire coloniale et nationale, l’aspiration verticale n’en reste pas moins forte. La caméra s’accroche à des images fugaces opérant comme des traces de la présence du divin: entre deux rails, un massif de fleur à la faveur d’une percée de la nature en milieu urbain, et sur les toits, les girouettes et les vêtements malmenés par les vents marins, comme les marques d’une lutte moderne entre physis et nomos où les forces primordiales n’ont en rien perdu de leur vigueur. La vie à Valparaíso semble perpétuellement dans l’attente d’une ascension au ciel, se manifestant dans divers fragments poétiques: une mariée descendant la colline dans un ascenseur, son voile blanc flottant dans l’air et pointant vers le ciel depuis la fenêtre de la cabine ; un concours de cerfs-volants sur un terrain vague autour des constructions informelles, avec leurs toiles colorées, dont les mouvements sont comparés à un envol de mouettes dans le port de Valparaíso, dans une séquence où les plans en plongée sur l’océan et en contre-plongée sur le ciel s’alternent. Le cinéaste, avec l’oeil du connaisseur, arrache à la ville cet aveu en indiquant que tous les « ponts aboutiss[ent] en plein ciel ».

Les cerfs-volants dans le ciel de Valparaíso

Détail de cerf-volant: un phoque

Envol de mouettes dans le port de Valparaíso

La estética variopinta: le « chamarré » comme métaphore de foisonnement culturel

La scène des cerfs-volants apparaît à la fin du documentaire comme le point culminant de l’usage de la couleur et des effets de combinaison chromatique qu’elle offre. Instant bref où l’étendue bleue se transforme en manteau d’Arlequin, elle signale la bigarrure de la ville comme une de ses caractéristiques majeures, tant architecturale que sociale, culturelle ou paysagère. Joris Ivens joue particulièrement sur les effets de contraste dans son documentaire, présentant le Valparaíso, aux multiples facettes, aux reflets opalins, tiré entre deux extrêmes, le ciel et l’abîme.

L’esthétique du cinéaste est elle-même tendue entre deux pôles opposés, s’adaptant ainsi à la réalité contrastée de la ville: dans le court-métrage, la veine du réalisme social côtoie de près l’image poétique. L’oeil de Joris Ivens est particulièrement attentif à la fragmentation sociale de Valparaíso avec ses promeneuses aux ombrelles promenant leurs manchots domestiqués, apparitions loufoques pour le spectateur confronté à cet extrême-occident 5A. Rouquié, Amérique latine: Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Le Seuil, 1998, 1 vol. côtoyant les contrôleurs et machinistes du système de déplacement urbain à flanc de collines, les enfants déambulant dans les rues et glissant le long des rampes dans des courses effrénées, les pêcheurs et travailleurs du port commercial de la ville basse traversant les villages perchés plusieurs fois par jour, les vagabonds, les parias, les familles pauvres dans leurs baraques sur les replats sommitaux des collines du Baron, de la Croix, du Papillon, des Religieuses, des Laitières, le tout se structurant selon une logique où le gradient d’altitude dans la localisation des résidences traduit un gradient de richesse chez les habitants: la voix off commente ces baraques, qu’elle présente comme de « grandes maisons en fer noir et rouillé, les châteaux des pauvres », à l’architecture intérieure similaire à celle des vecindades mexicaines, résidences partagées et taudifiées ouvertes sur un puits de lumière central.

Une promeneuse de manchot

Une passante avec son ombrelle

Un couple dans un ascenseur

Marché de Valparaíso

La criée du port de commerce de Valparaíso

Les « châteaux des pauvres »

La mise en relief de l’aspect bariolé de cette ville passe par un parti-pris cinématographique, celui d’opérer un clivage dans le chromatisme entre le noir et blanc du début du court-métrage et la mobilisation de la couleur à partir de 21’09: le changement d’une esthétique à l’autre se justifie par l’introduction du « sang » comme dénominateur commun de l’époque précoloniale, coloniale et contemporaine de Valparaíso, apparaissant au moment où un client d’un bar ivre jette un couteau sur un miroir et qu’un kaléidoscope pluralise les angles de vue sur un jeu de cartes tâché du sang d’une bagarre. Ce motif d’inspiration surréaliste avance l’idée de la violence comme fil rouge dans le développement de la ville, tantôt du temps des civilisations précolombiennes illustrées par les manuscrits renaissants au moment de la « découverte du Nouveau Monde », du temps des corsaires et pirates, de la lutte contre les éléments (tempêtes6J. Verne, Les Naufragés du Jonathan, Paris, Hetzel, 1909 (posthume), incendies et tremblements de terre), des heurts géopolitiques lors des indépendances des virreinatos de la couronne espagnole et de la « guerre du guano » où les intérêts chiliens ont été favorisés par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre la marine d’Isabelle II d’Espagne organisant le blocus de la rade, d’une nouvelle domination culturelle par les yankees. On repère ces héritages dans la pratique de la ville par la caméra du cinéaste: de la France avec le bâtiment de l’Alliance française, de l’Espagne avec la toponymie hispanophone, l’architecture et la christianisation, de nations commerçantes ayant entretenu des liens d’échange avec le Chili (la voix off cite Singapour et Casablanca), de la Grande-Bretagne avec la tradition de l’élevage équin et de la course hippique à Viña del Mar, des Etats-Unis avec l’esthétique des enseignes de bars aperçues au cours d’un travelling avant où la caméra est embarquée dans une voiture et la tradition du dancing où la jeunesse de Valparaíso se retrouve sur la piste pour esquisser des pas sur « Ya se fue el mes de agosto… »…

Le motif du « sang »: clivage NB & couleur

Les compétitions équestres de Viña del Mar

Les enseignes de bars

Le dancing à la mode étasunienne

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La séquence finale est celle du générique de clôture qui condense dans le procédé kaléidoscopique et dans les reflets opalins des dessins représentant la ville, ses baraques, ses fenêtres où le linge est étendu, la végétation maritime de l’Hémisphère Sud les particularités d’une ville palimpseste et dont le sens ne saurait être épuisé en quelques photogrammes, tant ses formes sont plurielles et complexes. Le cinéma de Joris Ivens ne saurait envisager l’approche narrative et l’hybris de l’essai de capture de l’essence du lieu: son approche du documentaire questionne plutôt le genre et joue avec son matériau pour interroger la nature de l’objet, la frontière entre la poésie et la prose.

L’extrait, plus évocateur et plus satisfaisant que toute approche subjective, partielle et partiale:

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