A Valparaíso, Joris Ivens
C’est sur les accents de Nous irons à Valparaíso interprétée par Germaine Montero, dont la voix rénove une chanson célèbre du folklore marin que s’ouvre le court-métrage, accompagnant un feu d’artifice de nuit sur le port embrumé de Valparaíso, déchiré par les lumières des jeux des pyrotechniques, des phares et des bateaux:
« Hardi les gars ! Vire au guindeau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Hardi les gars ! Adieu Bordeaux !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Au Cap Horn il ne fera pas chaud !
Haul away ! hé oula tchalez !
A faire la pêche cachalot !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !Plus d’un y laissera sa peau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Adieu misère adieu bateau !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Et nous irons à Valparaiso !
Haul away ! hé oula tchalez !
Où d’autres y laisseront leur os !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !Ceux qui reviendront pavillons haut !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
C’est premier brin de matelot !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Pour la bordée ils seront à flot !
Haul away ! hé oula tchalez !
Bon pour le rack, la fille, le couteau !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho ! »
Valparaíso est aujourd’hui la troisième région urbaine du Chili ; c’est sur celle-ci que le réalisateur néerlandais Joris Ivens, acceptant l’invitation du président Salvador Allende, en collaboration avec Chris Maker et accompagné d’une équipe franco-chilienne, braque son objectif pour son documentaire sur la communauté de 42 villages, cette « fédération de collines » entre Cordillère et Océan Pacifique, grosse de 300 000 habitants au début des années 1960, aujourd’hui comptant plus d’un million habitants dans la totalité de la conurbation.
Le documentaire contre la prose: la caméra comme outil poétique
Valparaíso est présentée dès l’ouverture du documentaire comme une hétérotopie1M. Foucault, Le corps utopique, Les Hétérotopies, Lignes, 1966.: un espace radicalement autre n’obéissant pas aux logiques courantes de l’espace, dont les frontières sont délimitées et dont la pénétration suppose l’entrée un système régi par d’autres lois. Les premières images mettent en scène l’approche des côtes chiliennes par un bateau équipé d’un radar, pour se repérer dans la nuit australe, sonnant la corne de brume: l’arrivée placée sous le signe de la science et du rationnel est commentée par la voix off annonçant « Encore deux heures pour Valparaiso [sic] ». Toutefois, cet accès à la ville, médiatisé par l’outillage de la marine, est court-circuité par la mise en relief des images de l’accueil pittoresque, s’incarnant dans les lumières éclatantes des feux zébrant le ciel noir, et par une ellipse temporelle passant sous silence le temps de la navigation. Seule une succession de plans en plongée agrandissant le champ sur la rade de Valparaíso réalisent la transition entre le voyage et l’immersion dans la fantasmagorie, dans un instant de pur silence repoussant le moment de l’emballement des instruments et des sens. Le court-métrage joue sur le passage de cette frontière, accentue les effets de tension entre mer & terre, pour dresser l’éthopée d’une ville à travers ses activités et ses habitants, dans un maniement de la métonymie insistant sur la poésie d’un espace ouvert à tous les vents, dirigé vers le grand large et connaissant vertige de l’ascension.
Ville rattachée au nom de Pablo Neruda, poète chilien auteur du Canto general, des Veinte poemas de amor y una canción desesperada et des Residencias en la tierra, qui y acquiert une maison surplombant la baie rocheuse en 1959, « La Sebastiana »2https://fundacionneruda.org/museos-casa-museo-la-sebastiana/, elle est placée sous le signe de la poésie. L’artiste apparaît d’ailleurs dans le court-métrage, dans une scène de vie familiale où l’on aperçoit l’intérieur de sa maison, dans laquelle il descend les escaliers avec ses chiens. Valparaíso émerveille le regard du poète et celui du cinéaste par sa toponymie ravissante: la voix off commente avec une ironie certaine la prononciation française du nom local, « ce que l’on prononce affreusement à la française, Valparaiso [sic], c’est Valparaíso, la vallée paradis, paradis d’une étape ensoleillée après les cauchemars de la traversée pour les marins qui la baptisèrent, ou dernière étape avant le paradis » soulignant l’imaginaire poétique et le motif de l’anabase que sous-tend son étymologie.
Le nom attribué à la localité semble être le corollaire toponymique de la configuration géographique de la ville, tournée vers les cieux et juxtaposant des collines aux flancs lacérés par des escaliers, des rampes, des ascenseurs. Elle est l’espace de rencontre de flux multiples, ascendants et descendants, parallèles ou contradictoires, différenciés dans le temps, hiérarchisés par la peine qu’ils causent chez ceux qui les composent. Le réalisateur exploite les potentialités architecturales de la ville pour interroger le cinéma: il rénove le procédé du travelling en embarquant sa caméra dans les ascenseurs de Valparaíso et balade sa caméra sur les fenêtres, les façades et les cours des baraques accrochées aux collines, sur le visage des habitants, jusqu’à parvenir au point de négation du cinéma par la revendication d’un naturalisme dévoilant les travers d’une œuvre sans pose où le regard estomaqué opère en miroir dévoilant la présence d’une caméra pour en recueillir la trace. C’est à partir de ce matériau que Joris Ivens parvient à transfigurer le prosaïque en poétique. La mobilisation du vocabulaire épique par la voix off décrivant les montées et les descentes des enfants, des adultes et des vieillards, partant à l’assaut des pentes pour lier la ville basse commerçante et les quartiers résidentiels des hauteurs, évoquant une ville « prise et reprise sans cesse, comme le fort de Douaumont, une activité de guerre ou de grande manœuvre, avec assaut, percée, sortie, repli, victoire, déroute, et quelquefois des trêves » dans une cascade de substantifs, contribue à nourrir l’image d’une lutte contre les éléments et d’une tension primordiale à l’interface entre terre, mer et ciel. S’y ajoutent des paronomases, des effets d’écho ou d’anaphore3« en bas », « en haut » sur lesquels joue la voix off pour souligner le rythme du ballet incessant des cabines: cela devient la matrice d’un rythme nouveau, celui de la voix off, sublimant son matériau en se rapprochant de la poésie.
La poésie surgit de l’usage que le cinéaste fait des outils de sa discipline, du regard émerveillé sur le lien qui unit Valparaíso et l’ailleurs. Les maisons peuplant l’espace de la ville semblent proclamer la suprématie du beau sur l’utile par leur forme triangulaire, les rendant inmeublables ; de fait, la ville garde dans ses formes et ses activités la nostalgie d’un outre-mer sur laquelle Joris Ivens joue, présentant les maisons comme des bateaux amarrés, rigidifiés mais regardant vers un passé où ils sillonnaient les mers, restes d’une époque marquée par l’expansion maritime. S’enchaînent les photogrammes avec des effets de décalage dans le port de la caméra pour simuler le tangage et une bande son reproduisant le clapotis des vagues, dans une séquence où l’angle aigu de la maison est implicitement comparé à la proue d’un navire4« Combien de maisons sont des souvenirs de bateaux, jusqu’à ce que n’y tenant plus, elles deviennent bateaux elles-mêmes » et se retrouve remplacé dans les plans suivants par une barque puis un navire de la marine de guerre. La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.
La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.
Si la ville s’est bâtie en amphithéâtre autour d’une baie et si les mouvements horizontaux des navires ont marqué son histoire coloniale et nationale, l’aspiration verticale n’en reste pas moins forte. La caméra s’accroche à des images fugaces opérant comme des traces de la présence du divin: entre deux rails, un massif de fleur à la faveur d’une percée de la nature en milieu urbain, et sur les toits, les girouettes et les vêtements malmenés par les vents marins, comme les marques d’une lutte moderne entre physis et nomos où les forces primordiales n’ont en rien perdu de leur vigueur. La vie à Valparaíso semble perpétuellement dans l’attente d’une ascension au ciel, se manifestant dans divers fragments poétiques: une mariée descendant la colline dans un ascenseur, son voile blanc flottant dans l’air et pointant vers le ciel depuis la fenêtre de la cabine ; un concours de cerfs-volants sur un terrain vague autour des constructions informelles, avec leurs toiles colorées, dont les mouvements sont comparés à un envol de mouettes dans le port de Valparaíso, dans une séquence où les plans en plongée sur l’océan et en contre-plongée sur le ciel s’alternent. Le cinéaste, avec l’oeil du connaisseur, arrache à la ville cet aveu en indiquant que tous les « ponts aboutiss[ent] en plein ciel ».
La estética variopinta: le « chamarré » comme métaphore de foisonnement culturel
La scène des cerfs-volants apparaît à la fin du documentaire comme le point culminant de l’usage de la couleur et des effets de combinaison chromatique qu’elle offre. Instant bref où l’étendue bleue se transforme en manteau d’Arlequin, elle signale la bigarrure de la ville comme une de ses caractéristiques majeures, tant architecturale que sociale, culturelle ou paysagère. Joris Ivens joue particulièrement sur les effets de contraste dans son documentaire, présentant le Valparaíso, aux multiples facettes, aux reflets opalins, tiré entre deux extrêmes, le ciel et l’abîme.
L’esthétique du cinéaste est elle-même tendue entre deux pôles opposés, s’adaptant ainsi à la réalité contrastée de la ville: dans le court-métrage, la veine du réalisme social côtoie de près l’image poétique. L’oeil de Joris Ivens est particulièrement attentif à la fragmentation sociale de Valparaíso avec ses promeneuses aux ombrelles promenant leurs manchots domestiqués, apparitions loufoques pour le spectateur confronté à cet extrême-occident 5A. Rouquié, Amérique latine: Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Le Seuil, 1998, 1 vol. côtoyant les contrôleurs et machinistes du système de déplacement urbain à flanc de collines, les enfants déambulant dans les rues et glissant le long des rampes dans des courses effrénées, les pêcheurs et travailleurs du port commercial de la ville basse traversant les villages perchés plusieurs fois par jour, les vagabonds, les parias, les familles pauvres dans leurs baraques sur les replats sommitaux des collines du Baron, de la Croix, du Papillon, des Religieuses, des Laitières, le tout se structurant selon une logique où le gradient d’altitude dans la localisation des résidences traduit un gradient de richesse chez les habitants: la voix off commente ces baraques, qu’elle présente comme de « grandes maisons en fer noir et rouillé, les châteaux des pauvres », à l’architecture intérieure similaire à celle des vecindades mexicaines, résidences partagées et taudifiées ouvertes sur un puits de lumière central.
La mise en relief de l’aspect bariolé de cette ville passe par un parti-pris cinématographique, celui d’opérer un clivage dans le chromatisme entre le noir et blanc du début du court-métrage et la mobilisation de la couleur à partir de 21’09: le changement d’une esthétique à l’autre se justifie par l’introduction du « sang » comme dénominateur commun de l’époque précoloniale, coloniale et contemporaine de Valparaíso, apparaissant au moment où un client d’un bar ivre jette un couteau sur un miroir et qu’un kaléidoscope pluralise les angles de vue sur un jeu de cartes tâché du sang d’une bagarre. Ce motif d’inspiration surréaliste avance l’idée de la violence comme fil rouge dans le développement de la ville, tantôt du temps des civilisations précolombiennes illustrées par les manuscrits renaissants au moment de la « découverte du Nouveau Monde », du temps des corsaires et pirates, de la lutte contre les éléments (tempêtes6J. Verne, Les Naufragés du Jonathan, Paris, Hetzel, 1909 (posthume), incendies et tremblements de terre), des heurts géopolitiques lors des indépendances des virreinatos de la couronne espagnole et de la « guerre du guano » où les intérêts chiliens ont été favorisés par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre la marine d’Isabelle II d’Espagne organisant le blocus de la rade, d’une nouvelle domination culturelle par les yankees. On repère ces héritages dans la pratique de la ville par la caméra du cinéaste: de la France avec le bâtiment de l’Alliance française, de l’Espagne avec la toponymie hispanophone, l’architecture et la christianisation, de nations commerçantes ayant entretenu des liens d’échange avec le Chili (la voix off cite Singapour et Casablanca), de la Grande-Bretagne avec la tradition de l’élevage équin et de la course hippique à Viña del Mar, des Etats-Unis avec l’esthétique des enseignes de bars aperçues au cours d’un travelling avant où la caméra est embarquée dans une voiture et la tradition du dancing où la jeunesse de Valparaíso se retrouve sur la piste pour esquisser des pas sur « Ya se fue el mes de agosto… »…
***
La séquence finale est celle du générique de clôture qui condense dans le procédé kaléidoscopique et dans les reflets opalins des dessins représentant la ville, ses baraques, ses fenêtres où le linge est étendu, la végétation maritime de l’Hémisphère Sud les particularités d’une ville palimpseste et dont le sens ne saurait être épuisé en quelques photogrammes, tant ses formes sont plurielles et complexes. Le cinéma de Joris Ivens ne saurait envisager l’approche narrative et l’hybris de l’essai de capture de l’essence du lieu: son approche du documentaire questionne plutôt le genre et joue avec son matériau pour interroger la nature de l’objet, la frontière entre la poésie et la prose.
L’extrait, plus évocateur et plus satisfaisant que toute approche subjective, partielle et partiale:
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