Géopolitique d’un aménagement ferroviaire mexicain

EN UXMAL

« El sol es tiempo;

el tiempo, sol de piedra;

la piedra, sangre.

La luz no parpadea,

el tiempo se vacía de minutos,

se ha detenido un pájaro en el aire.

Se despeña la luz,

despiertan las columnas

y, sin moverse, bailan.

La hora es transparente:

vemos, si es invisible el pájaro,

el color de su canto.

La lluvia, pie danzante y largo pelo,

el tobillo mordido por el rayo,

desciende acompañada de tambores:

abre los ojos el maíz, y crece.

El muro al sol respira, vibra, ondula,

trozo de cielo vivo y tatuado:

el hombre bebe sol, es agua, es tierra.

Y sobre tanta vida la serpiente

que lleva una cabeza entre las fauces:

los dioses beben sangre, comen hombres. »

Libertad bajo palabra, Octavio Paz (1960)

 

En 2018, après les élections présidentielles mexicaines au cours desquelles le Movimiento de Regeneración Nacional (MORENA) sort vainqueur, le président nouvellement désigné, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), confirme son projet de campagne où l’édification d’un réseau ferroviaire circum-péninsulaire traversant les 5 Etats du Sud-Est du pays (Chiapas, Tabasco, Campeche, Yucatán et Quintana Roo) figurait parmi les grands projets du sixtennat à venir. Le Tren maya, impulsé par le gouvernement central de la République fédérale et dont la livraison est prévue pour fin 2023, avant la fin du mandat présidentiel, consiste en l’aménagement d’un réseau ferroviaire interurbain dévolu au tourisme et au transport de marchandises au sein d’une région périphérique, concentrant les efforts nationaux d’aménagement depuis les années 1980. Le projet, vivement critiqué, réunit une nébuleuse d’acteurs chargés de la mise en oeuvre du projet, de sa planification à sa réalisation pratique, de la communication jouant sur les représentations de la forêt équatoriale, de la culture maya et de l’aménagement durable pour légitimer le projet, de la mise en cohérence des échelles d’action, mais aussi impliqués dans le questionnement de cet aménagement injonctif, qu’il s’agisse d’organisations internationales, d’agents spatiaux locaux individuels ou collectifs, ainsi que des acteurs potentiels servant de justification pour certaines actions territoriales et dont le profil est construit par les travaux de prospection ainsi que les études de marché, soit les futurs touristes permettant de rentabiliser un aménagement coûteux dans une marge nationale dont le centre de gravité est plus étasunien (la Floride polarisant le bassin des Caraïbes) que mexicain. Le projet d’aménagement se colore encore d’enjeux pluriels entretenant des conflits territoriaux à plusieurs échelles pour l’appropriation spatiale, qu’il s’agisse de la profondeur historique de la région, berceau de la civilisation maya, de sa fragilité écologique puisqu’elle concentre de nombreuses aires protégées, un écosystème riche et des caractères géologiques et pédologiques spécifiques au sein d’un vaste plateau karstique.

De fait nous allons nous intéresser aux logiques et dynamiques de ce projet selon une perspective géopolitique en mettant l’accent sur le jeu d’acteurs et l’inscription spatiale de conflits multiscalaires, en insistant dans un premier temps sur les logiques et intérêts concurrentiels d’une nébuleuse d’acteurs dans l’appropriation et la mise en valeur de la péninsule, puis sur les contestations pour et par l’espace et leurs ancrages territoriaux, enfin sur les enjeux multiples mis en exergue par les conflits.

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    Tout d’abord, le projet du Tren Maya réunit une pluralité d’acteurs dont l’implication dans la prospection, l’aménagement ou la contestation se traduit par des logiques différenciées dans l’espace, entre valorisation d’une “modernisation” perçue à travers les yeux des agents économiques nationaux et occidentaux et défense d’un “droit à l’espace” contre le rattachement imposé à l’ensemble du territoire national sans consultation ni indemnisation satisfaisantes du point de vue des populations habitant et pratiquant le territoire.

Le Tren Maya s’inscrit dans un projet d’intégration à l’échelle nationale, porté par un acteur officiel ayant défini selon une logique verticale des objectifs économiques de rééquilibrage régional, surveillés et appliqués par des acteurs secondaires.

Le projet correspond à l’édification d’une ligne ferroviaire de 1554 km dans le Sureste, traversant 42 municipalités et comptant 19 gares le long du linéaire: il s’agit d’un projet ferroviaire et urbain, puisqu’au-delà des 7 tronçons prévus, un ensemble de 19 villes nouvelles doit voir le jour pour prévoir les flux touristiques issus de la déconcentration à partir de la Riviera Maya urbanisée en corde à noeuds vers l’intérieur de la péninsule (annexe 1). Ces emprises urbaines ex nihilo doivent couvrir une vaste offre de services (hôtels, centres commerciaux, restaurants et boutiques). A ces constructions s’ajoute la création de parcs industriels et de pôles de développement1F. Perroux, « Note sur la ville considérée comme pôle de développement et comme foyer du progrès », Revue Tiers Monde, vol. 8, no 32, Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 1967, p. 1147-1158 (en ligne : https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1967_num_8_32_2413 ; consulté le 27 avril 2022). le long du chemin de fer, dont le point de départ est l’aéroport de Cancún, principal centre de distribution des touristes vers les stations balnéaires et villes en retrait du trait de côte. L’objectif pour l’Etat mexicain est double: il s’agit à la fois de diversifier qualitativement et de déconcentrer le tourisme local, mais encore de favoriser le développement d’une région en marge2“acercar el desarrollo a las comunidades nativas de la cultura maya e incrementar la competitividad del producto turístico Mundo Maya” (site officiel du Tren Maya: https://www.trenmaya.gob.mx/).. Pour ce faire, il s’est doté des services du FONATUR3Fondo Nacional de Fomento al Turismo (Fonds National de Promotion du Tourisme)., l’organisme public chargé des travaux.

Le face-à-face entre les agents du projet officiel et les groupes qui s’y opposent se traduit quant à lui par des territorialisations emboîtées, juxtaposées et superposées soulignant la dimension spatiale des dissensions.

Les agents officiels porteurs du projet s’inscrivent dans l’espace à travers la création de marqueurs traduisant une territorialisation et une affirmation du contrôle sur une portion de la péninsule comme base foncière pour la réalisation de la boucle ferroviaire: l’Etat, comme principal acteur du projet, possède en propre les terres sur lesquelles sont construits les remblais. Il s’appuie sur un pluralité d’autres acteurs garants du projet et dont l’inscription dans le paysage contribue à la territorialisation du projet: il s’agit principalement du FONATUR, des investisseurs étrangers, soit les FTN répondant à l’appel d’offre pour la construction des 40 trains avec Alstom-Bombardier ayant été sélectionnée en avril 2021 et ancrée dans le territoire avec son site de production à Ciudad Sahagún Hidalgo4Chargé de l’équipement en matériel de signalisation, d’enclenchement et de gestion du trafic, ainsi que de l’équipement au sol, Alstom contribue à l’inscription spatiale du projet, à la matérialisation de la propriété de l’Etat mexicain et à la fragmentation: la discontinuité spatiale et la genèse de limites sous la forme du linéaire ferroviaire s’inscrit dans le territoire comme négation du droit coutumier sur certaines de terres traversées.. De plus, l’armée, envoyée par l’Etat mexicain pour la construction des tronçons 6 et 7 rejoignant Chetumal et Escárcega, est la matérialisation du pouvoir régalien dans ce territoire. Ces acteurs prennent aussi appui sur l’armature touristique de la région, renforcée par le projet, ainsi que sur les propriétaires des grands groupes hôteliers qui financent la viabilisation des terrains jouxtant leurs resorts pour améliorer leur accessibilité comme le fondateur du groupe Vidanta, Daniel Jesús Chávez Morán.

Mais ces terres s’inscrivent aussi dans le périmètres de municipalités dont la position vis-à-vis du projet dans ses objectifs comme dans sa forme est contrastée. Certains élus locaux se positionnent contre celui-ci, principalement dans les foyers de peuplement maya, en accord avec la posture des Défenseurs du Territoire Maya (Múuch Xíinbal) et du Collectif de “Semillas Nativas” de Bacalar5Ville de l’Etat de Quintana Roo., cherchant à montrer que le territoire est déjà aménagé historiquement par des communautés humaines. Cependant, d’autres élus comme Eleazar Ignacio Dzib Ek accusent le CRIPX6Consejo Regional Indigena y Popular de Xpujil (Conseil Régional Indigène et Populaire de Xpujil): organisation permettant la représentation des communautés indigènes de la région de Calakmul. de racisme en laissant croire qu’en leur condition de Peuples Premiers, les 64 communautés indigènes de Calakmul se sont fait berner. Les territorialisations du projet et des communautés indigènes, antagonistes lorsque le CRIPX a porté une plainte au nom des habitants des localités de Carmen II et de San José7Localités polarisées par Calakmul, dans l’État de Campeche., se sont résorbées dans une coopération spatiale lorsque la plainte a été retirée pour “mensonge” de la part du CRIPX envers les communautés sur les conditions de l’aménagement: ces dernières considèrent que le Tren Maya est un outil de gouvernance partagée ainsi que de développement local et se présentent comme favorables à la construction de la ligne sur leur territoire.

Enfin, des acteurs sans assise spatiale participent à cette géopolitique locale, notamment des ONG ou l’ONU comme organismes de vigilance ayant rappelé à l’ordre l’Etat fédéral pour l’organisation de consultations non réglementaires visant à sonder les habitants sur leur approbation vis-à-vis du projet: ces dernières ont abouti à des résultats anormalement positifs contestés par une partie des acteurs locaux.

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Ces concurrences existant entre les différents acteurs habitant, pratiquant ou aménageant ce territoire se traduisent spatialement par des contestations pluriscalaires pour et par l’espace luttant contre la mise en ordre8L’espagnol emploie le terme reordenamiento quand le français dit “aménagement”. Le substantif espagnol possède une dimension coercitive mettant l’accent sur la création d’une structure, lorsque celui de la langue française insiste sur l’idée de sublimation des potentialités naturelles, de perfection du lieu ou territoire. du territoire selon la visée des agents mexicains officiels et de leurs collaborateurs étrangers.

La péninsule a historiquement acquis son unité en tant que marge disputée attirant les projets de rattachement au territoire national et résistant à ces derniers.

Le projet d’aménagement de la péninsule a une histoire: dans son état actuel, il vise la réhabilitation de voies existantes et la reprise partielle d’un tracé antérieur. Ce dernier a été établi lors de la création en 1880 du seul train de voyageurs de la région, sous le gouvernement de Porfirio Diaz (1876-1911) qui dirige les Etats-Unis mexicains jusqu’à la révolution nationale (1910-1917). Ce proto-projet a fait l’objet de contestations de la part des zapatistes9Groupe se réclamant de l’idéologie du révolutionnaire Emiliano Zapata Salazar, l’un des instigateurs de la révolution mexicaine., luttant pour l’acquisition et la redistribution de terres face aux grands propriétaires fonciers10Au Mexique, les hacendados. et contre la confiscation par l’Etat de terres destinées au chemin de fer, principalement dans les Etats du Sud-Est du pays. La contestation pour l’usage de l’espace contre le projet vertical est reprise à la fin du XXe s. lorsqu’en 1994 le sous-commandant Marcos11Il s’inscrit dans le mouvement de guérilla de l’EZLN, l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Armée Zapatiste de Libération Nationale). reprend le cri d’Emiliano Zapata “Terre et Liberté” et lance la révolution dans l’Etat du Chiapas qui se diffuse dans les Etats limitrophes. Ces expressions spatiales de la contestation sont une des causes de l’arrêt des derniers services interurbains de chemin de fer dans les années 1990. Ce n’est qu’en 2012 que le président précédant AMLO à la tête de l’Etat, Enrique Peña Nieto (2012-2018), représentant du Partido Revolucionario Institucional (PRI), annonce 13 mesures promettant la construction d’un Tren Transpeninsular de Mérida à Punta Venedo: le projet est enterré par manque de fonds publics.

L’aménagement de la péninsule s’inscrit aussi dans la continuité d’un développement historique de la côte du Yucatan et du Quintana Roo, à travers la promotion des Centros Integralmente Planificados (Centres Intégralement Planifiés) dits CIP au milieu des années 1980 par le FONATUR: l’Etat développe une politique de valorisation des activités touristiques dans les secteurs les plus en retard à l’échelle nationale par la création d’enclaves touristiques dessinées et gérées par le gouvernement central, favorisant l’artificialisation de la côte et les grands hôtels comme occupation du sol majoritaire dans les stations. Le Tren Maya repose sur ces premiers aménagements et les contestations sur l’aménagement des pôles littoraux  se superposent aujourd’hui à lutte contre la fragmentation des milieux rétro-littoraux tropicaux, selvatiques et karstiques apportée par les liaisons nouvelles.

Du côté des acteurs garants de la réalisation du Tren Maya on peut observer un verrouillage de l’aménagement à travers le discours sur l’espace, des représentations géopolitiques et des usages de l’espace confisquant l’action d’autres acteurs sur celui-ci.

L’aménagement du territoire est tout d’abord guidé par un processus d’inertie territoriale et un discours de justification de l’artificialisation par l’existence d’anciennes infrastructures sur le tracé projeté: le linéaire doit être dédoublé en suivant la ligne historique parallèlement au tronçon Mérida-Cancún ; quant  au secteur 4 entre Izamal et Cancún, il est à réaliser par la requalification de l’emprise de la route 180. L’absence de tracé ex nihilo sur une partie de la boucle permet la justification de l’aménagement en tant qu’il implique une artificialisation modérée des sols.

Le second argument déployé dans le discours sur l’espace par les acteurs officiels est celui de la justice sociale et spatiale12Le président AMLO parle “de un acto de justicia” (2018).. Dans les États traversés par le Tren Maya, la moitié des 13 millions d’habitants vit sous le seuil de pauvreté. L’Etat a créé des partenariats entre le FONATUR et le CONEVAL13Consejo Nacional de Evaluación de la Política de Desarrollo Social (Conseil National d’Évaluation de la Politique de Développement Social). dans le but de légitimer le méga-projet comme outil d’une politique sociale de rééquilibrage des niveaux de vie entre le coeur du territoire national et cette marge14Le site officiel du projet (https://www.trenmaya.gob.mx/empleo/) annonce la création sur le pôle emploi du gouvernement fédéral de postes pour une rémunération allant de 6 500 à 25 000 pesos par mois, alors que certains Etats de la région sont en difficulté (taux de chômage de 6,2 % dans l’Etat de Tabasco)..

Une autre stratégie employée par le gouvernement fédéral est de qualifier le méga-projet comme relevant de la “sécurité nationale”. La justification de l’aménagement comme nécessité de laquelle dépend l’indépendance économique et le développement autocentré du Mexique a des conséquences géopolitiques. Dans un premier temps, elle nie le caractère proprement spécifique de la région pour la rattacher définitivement au territoire national. Puis la nomenclature est associée à un régime juridique d’exception octroyant les pleins pouvoirs à l’Etat15Il peut contourner la Loi Générale sur l’Équilibre Écologique et la Protection de l’Environnement (LGEEPA) qui oblige à une évaluation du projet par Direction Générale de l’Impact Environnemental (DGIRA) et à la production de deux documents: la Déclaration d’Impact Environnemental (MIA) et une Étude Technique Justificative (ETJ)..

Enfin, le gouvernement confisque la contestation du tracé pour des raisons écologiques en prévoyant en diminuant la valeur qualitative des périmètres protégés pour en augmenter la surface par ajout de terres limitrophes à faible valeur foncière et ne présentant pas d’intérêt pour le projet du Tren Maya. Ainsi sont prévues l’extension du parc de Calakmul16La zone doit voir sa surface augmenter de 730 000 ha à 1 200 000 ha selon le projet présenté par AMLO., une ancienne cité maya classée à l’UNESCO inscrite dans une réserve de la Biosphère et la création de nouveaux corridors écologiques pour compenser le passage du chemin de fer à travers la zone archéologique et le parc.

Du côté des acteurs contestant le projet, l’espace est un outil informel dans la structuration de la lutte (un espace ressource servant à freiner les injonctions spatiales), mais aussi adossé à une mobilisation de l’appareil juridique et du droit portant sur les terres.

La région est caractérisée par la prégnance des activités agricoles (agriculture vivrière et familiale sur de nombreuses petites parcelles). Cette structure agraire est héritée du système des ejidos17Maillage de petites parcelles appartenant à l’Etat qui les a redistribuées à l’issue de la réforme agraire de 1917 au sortir de la révolution mexicaine: ces dernières sont indivisibles et non cessibles à un tiers. assurant la propriété à de petits paysans de la péninsule. La lutte contre l’expropriation au profit du Tren Maya se fait par la mise en culture des terres qui assurent une base territoriale pour les revendications paysannes dont le poids est conséquent, quant à la population comme aux superficies concernées18La région compte 5 000 ejidos et 53 % du linéaire du Tren Maya se situe sur des terres ejidales selon le Registre Agraire National..

Dans les instants de crise luttes citoyennes contre l’expropriation prennent la forme d’occupations des secteurs désignés sur le plan initial du tracé: dans l’Etat de Campeche, les émeutes de la capitale aboutissent au contournement de la ville coloniale classée à l’UNESCO, tandis qu’à Candelaria 500 paysans retiennent la pelleteuse d’un sous-traitant du FONATUR et obligent l’organisme à mettre en pause les travaux sur le tronçon concerné.

Toutefois, le poids de l’espace comme outil dans la contestation des aménagements est limité: la guérilla utilise désormais le droit sous la forme d’amparos19Saisine de la justice contre les décisions du gouvernement.. Ceux-ci se dirigent dans un premier temps contre le régime d’exception dont bénéficie le projet et qui le soustrait aux obligations de transparence en portant devant la justice les enjeux de démocratie participative20La juge Celina Angélica Quintero Rico, du 17e Tribunal du District dans le domaine Administratif de la Ville de México concède une première suspension définitive à l’organisation de la société civile “Litige Stratégique” en mars 2022., et tentent de freiner l’avancée des travaux21En mars 2022, la cour de justice impose l’arrêt des travaux sur les 3 premiers tronçons après la victoire de l’Assemblée des Défenseurs du Territoire Maya (Múuch’ Xíinbal) devant le tribunal..

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Enfin, ces concurrences spatiales et ces conflits entre acteurs garants du projet officiel et les populations côtoyant l’aménagement, inégalement favorables à sa réalisation, mettent au jour une pluralité d’enjeux sous-tendus par le caractère proprement géopolitique du Tren Maya.

    L’enjeu principal est économique avec une captation des flux et déconcentration touristique à l’échelle régionale, mais aussi social avec la création d’un corridor de développement poursuivant la politique nationale de réduction de la pauvreté.

Les flux touristiques sont capitaux dans l’économie régionale: le Mexique se place au 6e rang mondial quant au nombre annuel de touristes, notamment grâce aux 6.8 millions de touristes dans les zones archéologiques de la région maya22Chichén Itza et Tulum sont respectivement les 2e et 3e sites archéologiques nationaux en nombre de visiteurs, derrière Teotihuacan (District Fédéral de México).. L’enjeu majeur du projet est la réduction des temps et des coûts de transport de marchandises, de passagers et de touristes dans la péninsule, en accord avec le Plan National de Développement (2019-2024)23Celui-ci articule le Tren Maya au Couloir Transisthmique et à la Zone Libre de la Frontière Nord qui agissent en tant que cortinas (membranes) pour capter les flux pluriels en direction du Nord.. Le train n’est donc pas dévolu uniquement à la déconcentration touristique puisque 70 % de la rentabilité sera liée au transport de marchandises. L’autre enjeu social et économique du Tren Maya est le rôle de ce dernier dans la modification du prix du foncier sur une ceinture dont l’épaisseur prend la forme d’un gradient depuis le linéaire vers la bordure externe: la plus-value des terrains est estimée à 4 / 6 %, impliquant une mise à distance des ménages précaires des périphéries des villes desservies.

    Ce territoire en tant qu’il est cristallisation de l’histoire par la concentration d’artefacts des civilisations précolombiennes et l’existence de peuples indigènes, est porteur d’un enjeu culturel: c’est la lutte entre des identités locales défendant un aménagement séculaire et un Etat replaçant une région périphérique dans le giron de la nation par le biais du Tren Maya qui acquiert à son tour une dimension géopolitique.

L’enjeu culturel du conflit autour du projet s’est matérialisé dans la visite réalisée par le président AMLO et la mise en scène de l’exécutif dans une vidéo du 30 janvier 202224Images du président en déplacement à Tulum (Etat de Quintana Roo): https://www.eluniversal.com.mx/video/nacion/amlo-asegura-que-tren-maya-y-proyectos-en-el-sureste-no-destruiran-medio-ambiente. où il apparaît vêtu d’une chemise aux motifs maya: les CRIPX a critiqué cette forme d’appropriation culturelle qui s’inscrit dans la continuité d’une nomenclature où le caractère maya est désigné comme commercial et sans fondement. En dépit de la présence de 3.6 millions de maya dans la région25Selon les chiffres avancés par l’Instituto Nacional de los Pueblos Indígenas (Institut National des Peuples Indigènes) qui indique une pluralité de communautés: akateko, ixil, kaqchikel, jakalteco, k’iche, mam, maya, q’anjob’al, q’eqchi, chuj, chol, awakateco, ayapaneco, chontal, nahua, tzeltal, zoque, lacandón, mocho, tojolabal, tsotsil, zoque., ces derniers ne sont que peu intégrés dans les décisions concernant l’aménagement et le conflit porte aussi sur le clivage entre savoirs vernaculaires niés par le FONATUR et savoirs technocratiques dont les FTN et l’organisme public sont les garants, tant dans la représentation que dans l’aménagement et la pratique du territoire.

    Enfin, la dimension écologique et patrimoniale se superpose aux précédentes et explique certains conflits d’usage entre défenseurs d’une régulation de l’artificialisation du territoire et les agents du projet.

Les critiques principales émanent d’organisations civiles se basant sur les études d’organismes scientifiques indépendants26Le Jardin Botanique Alfredo Barrera Marín indique l’ampleur de la déforestation sur les 120 km de forêt entre Cancún et Tulum avec la destruction de 8 736 000 arbres.: elles mettent en garde contre la perte de services écosystémiques, la fragmentation des écosystèmes, la défaunation et l’isolement reproductif que le tracé implique. La question de la conservation d’une zone selvatique où les perturbations anthropiques peuvent affecter le milieu est au coeur des conflits pour la sanctuarisation: les ONG insistent sur l’influence de la vibration et du bruit liées au train sur les populations de chauve-souris, sur le risque de piétinement de la flore par le passage des touristes hors des sentiers, sur l’absence de système de collecte des déchets dans les localités de Calakmul pour faire face à l’afflux de touristes.

Le Tren Maya est en outre aménagé sur une vaste table calcaire caractérisée par le plus grand système de grottes submergées et de cenotes27Larges dolines cylindriques aujourd’hui sanctuarisées ou dévolues à la baignade pour les touristes, liées à l’inframonde dans la croyance maya. au monde. Ces rivières souterraines interconnectées font de la péninsule un vaste “gruyère” où les grottes submergées sont en contact avec l’océan28Le réseau aquatique joue un rôle crucial puisqu’il permet le contact progressif entre la forêt, la mangrove et le récif corallien..

Cet espace fragile est mis en danger par le tronçon 5 de Tulum à Playa del Carmen selon les experts du projet GAM29Gran Acuifero Maya (Grand Aquifère Maya)., réunissant des hydrogéologues de plusieurs nationalités, les principaux acteurs de la contestation dans le conflit d’usage entre artificialisation et sanctuarisation, soulignant l’absence de débouché aux consultations engagées par le Comité Scientifico-Culturel30Organisme officiel réalisant les plans de prévention et les études de viabilité du terrain avant construction. et de rapports d’expertise sérieux sur les risques d’effondrement.

Enfin, le train est construit sur une aire culturelle majeure dont les multiples sites paléontologiques et archéologiques sont les témoins31Dans la zone couverte par le Tren Maya, on compte 30 aires archéologiques ouvertes au public dont 6 sont classées à l’UNESCO (Sian Ka’an, les villes préhispaniques d’Uxmal, de Chichén Itza, de Palenque, l’ancienne cité maya de Calakmul et la ville historique fortifiée de Campeche).. L’INAH32Instituto Nacional de Antropología y de Historia (Institut National d’Anthropologie et d’Histoire)., chargé des recherches archéologiques le long du tracé du chemin de fer, témoigne de la réussite du projet de fouille avec 16 000 découvertes archéologiques33Selon le rapport de l’INAH en octobre 2021, sur le premier tronçon de Palenque à Escarcega ont été identifiés 2 482 structures, 80 sites d’enterrement, 60 000 fragments de céramique datant du Préclassique moyen (700-300 B.C.) à la fin de la période Classique (600-850 A.D.). et une avancée de la recherche de 100 ans sur ce qu’elle serait si un tel programme n’avait pas été lancé. Mais la plupart des scientifiques de l’organisation se positionne dans le cadre d’une géopolitique où ils obtiennent l’appui des communautés locales opposées au Tren Maya, et donc favorables à la multiplication de sites d’exhumation d’artefacts et à l’allongement des recherches préparatoires comme outil spatial dans la lutte contre le projet.

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    Ainsi le méga-projet du Tren Maya offre l’illustration d’une situation géopolitique où se croisent des territorialisations conflictuelles et des coopérations, des représentations antagonistes et des concurrences se matérialisant dans l’usage de l’espace (occupation, mise en culture des terres, fouilles archéologiques) et du droit comme outils de visibilisation et de lutte. Les conflits qu’il cristallise sont le point de convergence de fractures historiques entre le Mexique et une périphérie longtemps tenue à distance que les dynamiques touristiques en provenance du modèle étasunien de récréation tendent à recomposer et à transformer.

Annexe

Géopolitique de la péninsule : le Tren Maya, miroir des conflits territoriaux

Légende de l’annexe

Bibliographie

Ouvrages scientifiques

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Articles scientifiques

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