Le dégel foncier en Terre de Feu
Las costas occidentales de la Tierra del Fuego se desgranan en numerosas islas, entre las cuales culebrean canales misteriosos que van a perderse allá en el fin del mundo, en « La Sepultura del Diablo ».
« Cabo de Hornos » in Cabo de Hornos (1941), Francisco Coloane
Le 4 novembre 2016, le quotidien argentin La Nación publie un article intitulé “Ruta 9: un viaje insólito por el máximo emblema de la corrupción”. Seule infrastructure routière destinée à la traversée longitudinale de la province de Santa Cruz à hauteur du bassin versant du fleuve éponyme, elle est au cœur de conflits locaux de grande ampleur. L’observation et la réalisation d’entretiens par la journaliste montre que l’aménagement, confié par le président Nestor Kirchner à Lázaro Baez, un homme d’affaire possédant plusieurs grandes propriétés agricoles (estancias) desservies par l’axe routier, a couvert un important cas de corruption: la viabilisation du tracé et la pose de signalétique n’ont pas été réalisées et les habitants pratiquant le pastoralisme rapportent des formes d’intimidation pour tenter de les chasser des terres parcourues par les troupeaux d’ovins.
L’aménagement de la route 9 a attiré l’attention: les chantiers des barrages de Condor Cliff et de la Barrancosa, qui s’inscrivent dans le Plan Quinquennal de coopération, alors signé par l’Argentine et la Chine, se situent le long du tracé du cours d’eau et les véhicules du consortium sino-argentin en charge de la construction sont les seuls à parcourir un axe encore dangereux et inabouti.
Ces deux projets hydroélectriques s’inscrivent dans une logique d’intégration d’une province marginale à l’échelle de l’ensemble national: Santa Cruz, l’une des 5 provinces de la Patagonie argentine, dans la partie australe du Cône Sud, est au coeur des efforts de développement de l’infrastructure énergétique nationale.
Nous avons décidé d’adopter ici une lecture des méga-projets hydroélectriques de Condor Cliff et de la Barrancosa se focalisant sur la terre. Cette dernière est centrale puisqu’elle est le matériau principal mis en mouvement lors de l’aménagement. Elle sert également de base spatiale et conditionne la territorialisation des barrages qui acquièrent une spatialité grâce à elle. Elle permet également de saisir les permanences et les mutations de relations socio-spatiales multiscalaires (interétatiques, nationales ou régionales/locales). Les rapports à la terre changeants selon les espaces, les acteurs et les temporalités renseignent sur les conditions d’émergence de tels projets. Ils indiquent également la façon dont les deux barrages recomposent les stabilités foncières qu’une inertie spatiale permet toujours de déceler, changent l’usage des sols, modifient les modes de valorisation.
Le choix de la région d’étude est lié à notre volonté d’approfondir le rôle du sol et du foncier dans la genèse d’un conflit institutionnel et habitant depuis 2014. Nous souhaitons approfondir la thématique de la concurrence des modes d’habiter et du conflit de représentations dans un mémoire qui insiste sur les tensions et heurts liés à des pratiques et des imaginaires spatiaux opposés chez plusieurs acteurs (institutionnels argentins du gouvernement central ou de la province, entreprises de construction argentines et chinoises, banques, “nativos” attestant d’un enracinement patagon depuis plusieurs générations, nouveaux installés à la faveur de l’intégration régionale et des avantages comparatifs – salaire, emplois, infrastructures, Peuples premiers – Mapuches, associations écologiques, touristes, ouvriers chinois, etc.). L’élargissement de la compréhension du conflit territorial à des problématiques de la géographie rurale, dans une région comptant 98 % d’urbains mais caractérisée par la pratique du pastoralisme, la valorisation touristique d’un paysage “naturel” et l’existence de grandes superficies peu ou pas peuplées, convoitées pour leurs terres, nous a semblé pertinente.
L’ensemble prend la forme d’une revue de littérature élaborée à partir d’une sélection d’articles choisis pour les rapport qu’ils entretiennent avec cette approche, qu’elle soit centrale ou marginale au sein de la parution. Celle-ci s’inscrit dans la perspective d’un stage de recherche rattaché à l’UNPA et à l’antenne du CONICET de Río Gallegos, et permet d’éclaircir le paysage de la recherche sur les problématiques foncières patagones. La littérature grise (rapports techniques et comptes-rendus d’études depuis le temps de la prospection jusqu’à celui de la mise en œuvre) nous a permis de saisir la façon dont la terre était techniquement investie dans le projet. Notre regret est de n’avoir pas investigué suffisamment les périodiques provinciaux (La Opinión austral, Tiempo Sur et El Día libre) pour intégrer une analyse de représentations sur les conflits fonciers. Nous avons en outre fait le choix de ne nous appuyer sur l’historique du projet qu’afin de le rendre intelligible sans rentrer dans tous ses détails, puisqu’il court d’études préliminaires dans le courant des années 1950 jusqu’à aujourd’hui: nous choisissons d’approfondir la dernière séquence, depuis la fin de la présidence de Cristina Fernández de Kirchner, en 2014, jusqu’à 2022.
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Si les barrages matériellement sont de grands consommateurs de terre(s), la terre dont les caractéristiques sont mises à profit leur sert également de base spatiale, tandis qu’à leur tour ces aménagements contribuent à l’évolution du foncier et des relations sociales par terre interposée.
Les barrages consommateurs de terre(s): la terre comme matériau
Les aménagements hydrauliques, des édifices gourmands en terres
Les deux barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa mobilisent des volumes importants de terres pour être réalisés. Celle-ci doit être utilisée pour assurer les fondations de l’ouvrage principal et est actuellement extraite à partir des activités de déblaiement en bordure de fleuve ainsi que d’excavation dans le versant Nord de la vallée: celui-ci doit abriter la partie enfouie des installations. Les rapports techniques (Brünner, 2014) ainsi que les études d’impact (celui de la Secretaría de Ambiente de Santa Cruz et du Ministerio de Ambiente y Desarrollo Sustentable de la Nación, en 2017) rédigés mettent en lumière l’architecture de l’ouvrage, son ancrage dans la vallée et ses caractéristiques techniques, mais le rôle de la terre reste périphérique dans la littérature grise, notamment de la maîtrise d’ouvrage. Selon Alejandro Schweitzer, la terre dans le projet d’aménagement reste un impensé et sa gestion par les acteurs sociaux n’est pas au cœur du projet ; dans les pratiques, elle est plus considérée comme un sous-produit dont la mise au jour et l’évacuation ne font pas l’objet de planifications précises.
Une mobilité de(s) terre(s) encadrée par des logiques économiques et une juridiction embryonnaire
La terre / les terres mises en mouvement par des capitaux chinois dans le cadre de l’aménagement des barrages de Condor Cliff et de la Barrancosa s’inscrivent dans des logiques économiques à diverses échelles. Ces échanges de matière traduisent matériellement1 Matérialité comme incarnation concrète dans l’espace par opposition à la physicalité chez Descola, qui traduit les potentialités d’action sur l’espace (Santoire Emmanuelle, Jean Desroche et Romain Garcier, « Physicalités en transition : le cas des barrages hydroélectriques dans les vallées alpines françaises », Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, no 109-3, Association pour la diffusion de la recherche alpine et UGA Éditions., 30 décembre 2021 (DOI : 10.4000/rga.9472 consulté le 26 septembre 2022). des processus de mise en relation des centralités argentines avec leurs périphéries, des lieux de consommation avec les lieux de consommation énergétique au sein d’un réseau cohérent. L’extension de ces circulations à la Patagonie argentine marque l’intégration des espaces périphériques au pays et au monde (Lins Ribeiro, 1987). Elle est une traduction locale du “spatial fix”2 Harvey David, The limits to capital, London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Verso, 1999., une expansion continue du capital à la recherche de ressources, de marchés, de main-d’oeuvre. Cet ajustement spatial s’incarne matériellement dans les infrastructures hydroélectriques, l’armature énergétique (réseau de distribution). Dans les études régionales, le processus est analysé en tant que progression des “frontières d’expansion du capital” (Schweitzer, 2011) permettant de créer les conditions favorables de production et d’exploitation de la nature ou de la main-d’œuvre.
D’autres logiques économiques propres à la relation sino-argentine ou à celle qu’entretient l’Amérique latine avec le monde permettent d’expliquer ces circulations matérielles. Dans Las venas abiertas de América latina3 Galeano Eduardo, Las venas abiertas de América latina, México, Espagne, Espagne, Siglo veintiuno editores, impr. 1986, 1986., Eduardo Galeano évoque une relation structurelle de dépendance dans laquelle le centre extérieur accumule des capitaux tandis que la périphérie renforce ses caractéristiques, les failles dont profite le pourvoyeur étranger de capitaux. Dans le cas du río Santa Cruz, l’absence de prise en compte du coût écologique de l’infrastructure induit par le forage, l’extraction de terre à ciel dans le montant total de l’aménagement illustre une relation basée sur un “échange écologique inégal” (Joan Martinez Alier, 2002) favorable à la Chine4 Celle-ci réalise 2 autres aménagements majeurs en Patagonie, parmi lesquels le projet agroalimentaire de l’entreprise Beidahuang Group dans la province de Río Negro et la construction de l’aqueduc La Paz-Estacas ainsi que du système d’irrigation à Mandisoví Chico, en Entre Ríos.: depuis 2016, les circulations matérielles sont encouragées par la signature d’un Plan quinquennal5 Plan Quinquenal Integrado China-Argentina para la Cooperación en Infraestructura (2017-2021), paru le 12 mai 2017 dans le Bulletin officiel argentin, définissant 16 projets prioritaires en Argentine bénéficiant d’un financement chinois. par les deux pays.
Toutefois, la recherche n’est pas focalisée aujourd’hui sur le devenir social des terres extraites, leur déplacement et leur gestion dans le temps par les acteurs de l’aménagement. Le chantier sur le site de La Barrancosa, encore en cours, se traduit par une gestion informelle, non planifiée, du substrat dégagé.
Ces aménagements sont également encadrés par un corpus juridique. L’Etat et la région disposent de peu d’outils pour encadrer la circulation du substrat. La focale est moins placée sur la régulation des modalités de construction que sur l’utilité de l’aménagement dans le maintien d’une présence effective de l’Etat dans la région : par là, de “déplacer la frontière de l’espace-connu” (Forget, Velut, 2015), d’encadrer les transactions foncières, empêcher l’existence d’un régime foncier caractérisé par non droit, comme en témoigne le cas Lázaro Baez. Ce renforcement de la présence étatique s’est caractérisé par la cession en 2016 de la juridiction du projet par la présidente de la région, Alicia Kirchner, au gouvernement central. Il s’est accru par la cession au pouvoir central du contrôle sur le fleuve en 2017.
Base foncière et genèse des barrages – La terre comme support
Des acteurs structurant la marchandisation des terre
Une nébuleuse d’acteurs organise l’ensemble des échanges de terres dans la province de Santa Cruz. Celles-ci ont été acquises par une “Unión Transitoria de Empresas” (UTE), un consortium composé de deux entreprises argentines (Electroingeniería & Hidrocuyo) et d’une entreprise chinoise (Gezhouba Group Corporation). Le groupe a été reconnu comme responsable de la construction, de la gestion et de l’entretien des deux barrages par le gouvernement central sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner en 2012. Les chefs d’Etat argentin et chinois ont ratifié l’Accord final pour le financement des barrages en 2014. Le financement a été obtenu grâce à un prêt octroyé par 3 banques: la Banque de développement chinoise (BDC), l’ICBC et la Bank of China Limited (BOC). Dans l’ensemble, les deux barrages constituent le plus gros investissement réalisé par la Chine à l’étranger, atteignant les 4 714 millions de dollars (Uriburu Quintana, 2017).
D’autres acteurs ont agi en contrepouvoir à cette logique d’artificialisation en reprenant des logiques marchandes similaires mais à des fins différentes: des fondations créées par des capitaux nationaux et étrangers, comme la Conservation Land Trust (créée en 1991) et la Patagonia Land Trust, aujourd’hui Conservation Patagonia (créée en 2000), ont acheté des terres dans la perspective d’en faire don à l’Etat argentin pour former le Parc national de Monte León et d’agrandir celui de Los Glaciares.
Un processus historique d’accaparement et de concentration foncière d’origine exogène
La concentration foncière dans les mains d’un nombre restreint de propriétaires absentéistes, gérant de grands domaines latifundiaires, s’est faite à travers un processus d’accaparement des terres depuis la fin du XIXe s.. Dès la structuration des ensembles nationaux chilien et argentin, dans les années 1880 s’est développée une contradiction entre un discours en faveur du peuplement des territoires et de la dotation en terre de petits propriétaires, particulièrement dans les régions frontalières et une pratique caractérisée par la consolidation de la grande propriété.
C’est la “domanialité” (Chouquer, 2011) de la terre qui explique que l’Etat argentin ait pris en charge le peuplement austral du territoire. Il adopte une succession de lois organisant les conditions d’accès à la propriété: la première, la loi 817, ratifiée en 1876 dite “Ley Avellaneda”, stipulait que la propriété de la terre n’était acquise qu’à condition de la peupler. Cependant, la colonisation du Sud a été davantage prise en charge par des acteurs privés que par des acteurs étatiques et le gouvernement central s’est retrouvé impuissant face à une dérive vers la concentration foncière, accentuée de génération en génération par la spéculation sur le rachat de terres à de petits propriétaires.
Dans ce contexte, l’Etat argentin opte pour la régularisation d’une situation foncière qui lui échappait et promulgue en 1891 la loi de peuplement 2875 dite “Ley de Liquidación”, qui annule les obligations de colonisation antérieures et offre la possibilité de se rendre légalement propriétaire par le biais de donations ou d’achats à bas prix.
La dotation en terres des populations indigènes premièrement spoliées, par la loi 1501 dite “Ley del Hogar” promulguée en 1884, par leur concentration dans colonies agro-pastorales, est un échec.
Le gouvernement argentin favorise dès lors la location des terres et certaines acquisitions foncières dont l’usage et la superficie sont encadrés (pastoralisme sur 2500 ha).
A l’échelle provinciale, dans celle de Santa Cruz, c’est le gouverneur qui dresse les contrats de location de terres avec les intéressés, soumis ensuite à validation du gouvernement central. Le signataire est soumis à des obligations juridiques d’investissement dans l’équipement et d’acquisition d’un cheptel avec un nombre de têtes défini, mais les contrôles par la Direction Nationale des Terres et des Colonies sont peu fréquents.
Cependant, un nombre considérable de terres ont été achetées par des compagnies étrangères spécialisées dans la laine à l’Etat argentin, qui comblait ses déficits chroniques par des entorses à la loi et des ventes illicites: les entreprises étaient à 35 % britanniques, 35 % espagnoles, 30 % allemandes ou françaises et possédaient des succursales à Buenos Aires ou Puntas Arenas, au Chili (Güenaga, 1994).
Un maillage foncier contemporain inégal, moteur des mégaprojets
L’existence des mégaprojets est conditionnée par l’existence de grandes réserves foncières disponibles entre les mains de l’acteur à la racine du projet. Leur spatialisation dans la région de Santa Cruz a été favorisée par une dynamique contemporaine de recomposition du maillage spatial. Celle-ci a été commandée par des logiques structurelles internes liées au déclin de l’élevage ovin, à la désertification et à la faillite de nombreuses compagnies agroalimentaires locales (Sili, 2005), mais encore par des facteurs externes parmi lesquels un mouvement d’acquisition de terres par des investisseurs étrangers. Ces achats de terres étaient dédiés à plusieurs fins: l’agriculture intensive, le développement de la viticulture, l’exploitation de ressources minières et des hydrocarbures, l’exploitation forestière et le développement d’activités touristiques (Borras et al. 2013, Borras et al. 2014, Dirven 2014). Toutefois, entre 2002 et 2013, les acquisitions foncières à des fins spéculatives ou d’exploitation minière ont prédominé dans la région (Costantino, 2015).
Si ces acquisitions par des investisseurs étrangers sont significatives quant à la superficie qu’elles occupent dans la province de Santa Cruz (plus de 2 millions d’ha), elles sont faibles relativement, dans un contexte de grande disponibilité foncière et par rapport à d’autres provinces où elles atteignent quasiment 14 % des terres (Misiones ou Corrientes) (Vazquez, 2017).
Cette concentration foncière tend à s’accroître et explique la mise en place de systèmes de contrôle des acquisitions: ces derniers sont gérés par des institutions propres comme le Registre National des Terres Rurales (RNTR) qui produit des données à des fins de détection des situations d’acquisition foncière par des acteurs étrangers.
Quel sol pour le social ? – La terre comme produit
Fragmentation foncière et conflits agraires
La réalisation des deux barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa implique une réorganisation du foncier agricole. En effet, la mise en eau du barrage a été la raison de l’expropriation des propriétaires sur une frange de 200 m autour du lac, justifiée par la collectivité territoriale par un besoin de prévenir tout dégât par les variations courantes du niveau du miroir d’eau: la province a voté la loi 3389 conduisant à la récupération des terres riveraines. De ce fait, l’emprise spatiale acquise par l’UTE dépasse les 49.783 ha initiaux (infrastructures et terres ennoyées) pour atteindre les 90.000 ha (Aguilar, 2017). Les dispositions de prévention du risque de submersion sur les terres riveraines entrent cependant en conflit avec les usages de ces terres, utilisées comme terrain de parcours par des éleveurs d’ovins. Ce type d’élevage nécessite un accès à l’eau, que seul permet le déplacement jusqu’aux rives du lac en période hivernale dans une région où les glaciers (Perito Moreno, Uspala, Spegazzini, Mayo, Frias) en amont du lac Argentino sont des châteaux d’eau retenant de grands volumes et où les fleuves sont à leur étiage.
Au-delà de la contrainte d’accès pesant sur les éleveurs, le conflit foncier s’est structuré autour de l’existence polémique d’un appendice à la loi 3389 présente dans l’article 5, qui autorise l’attribution à de nouveaux propriétaires des terres bordant le lac après dépossession des anciens propriétaires. L’obligation juridique a été perçue par les éleveurs par une contrainte déguisée par le droit et injustifiée (Costantino, 2021).
L’expropriation des terres riveraines implique également la progression des acquisitions foncières d’acteurs de l’agrobusiness chinois, participant au déclin de pratiques pastorales traditionnelles (production de laine) et à leur progressif remplacement par des projets chinois de cultures fourragères irrigués (luzerne) destinées à être exportées vers la Chine par le port de Punta Quilla (Puerto Santa Cruz)6 L’augmentation des importations chinoises de luzerne de 19.600 tonnes en 2008 à 798.417 tonnes en 2013 (Odarda, Viola, 2014) est liée à la croissance de l’industrie laitière nationale et aux contraintes spatiales chinoises..
L’artificialisation des sols dans une marge de nature: la péremption des représentations
Le projet d’aménagement des deux barrages est la cause d’une artificialisation des sols dans une région parcourue par le río Santa Cruz, le “dernier fleuve glaciaire de Patagonie s’écoulant librement depuis la cordillère jusqu’à la mer” (Río Santa Cruz sin Represas, 2016). Deuxième fleuve de Patagonie pour sa longueur, atteignant les 365 km, il est considéré comme un “mégafleuve” (Latrubesse, 2008). Le changement de l’usage des sols sur le site des deux barrages implique des transformations paysagères majeures: 50 % du linéaire du fleuve doit à terme être transformé en miroirs d’eau (Aves Argentinas, 2016). De même, l’aménagement conduit à changer la nature du fleuve, qui de “grand fleuve à l’état de nature” devient un “grand fleuve aménagé” (Bravard, 2018).
Ces mutations dans l’usage des sols vectrices de transformations paysagères impliquent des contradictions nouvelles entre des imaginaires anciens portés par les récits de voyage et la littérature d’aventure (Francisco Coloane, Luis Sepúlveda, Bruce Chatwin, etc. ), sur lesquels ont joué les acteurs de voyage et de tourisme, et la réalité d’une région dans laquelle s’insèrent désormais des marqueurs paysagers anthropiques.
L’artificialisation des sols suppose des conflits, portés par des estancias agrandies dont l’économie touristique repose sur la valorisation de ressources paysagères en voie de disparition: il en va ainsi dans le cas de l’estancia Doraike en aval du barrage, sur la bordure du fleuve, développant des activités dans le domaine de l’agrotourisme et du tourisme vert (Vázquez, 2017).
Vers une géopolitique régionale des sols ?
Les sols jouent un rôle central dans la structuration des pratiques et des discours des acteurs locaux s’opposant au projet de construction des barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa. Ils ont fait leur entrée dans le langage juridique et scientifique régional: ils sont devenus des moteurs de la conflictualité sociale et environnementale de la province.
Les sols sont devenus des motifs sérieux de contestation du projet parmi les acteurs associatifs de la coalition “Río Santa Cruz Sin Represas”7 Elle est formée de la Fundación Ambiente y Recursos Naturales, de l’ONG Aves Argentinas, des Fundaciones Banco de Bosques, Flora y Fauna, Naturaleza para el Futuro (FUNAFU) y Vida Silvestre Argentina (FVSA). qui reportent une altération des sols et une diminution de la SAU sur l’aval du bassin versant ainsi qu’une modification du profil de l’estuaire du fleuve. Ces acteurs ont été rejoints par des associations socio-environnementales, dont les 9 assemblées de la province de Santa Cruz, formées spontanément en réaction au projet, et le Movimiento Patagonia Libre.
La richesse archéologique, patrimoniale et paléontologique des sols est devenue quant à elle le principal argument des Peuples premiers de la région (Fundación Ambiente y Recursos Naturales, 2015): la communauté Lof Fem Mapu (Mapuche), sédentarisée à Puerto Santa Cruz, revendique ces biens avec l’aide d’une avocate d’El Calafate qui a mis un coup d’arrêt au projet avec comme motif que la consultation des populations prévue par le point 169 de l’OIT n’avait pas été réalisée.
La réponse de l’Etat central et de la province a été la reprise des travaux en dépit de l’ordre de suspension jusqu’à réalisation de la consultation, qui n’intervient qu’en février 2018, ainsi que l’adoption d’un discours dissuasif: un ultimatum est adressé aux populations, les obligeant à se conformer à la catégorisation de l’usage des sols en LULU (locally unacceptable land use8 Catégorisation soulignant qu’il existe des externalités négatives pour les habitants liées à l’occupation des sols.) sous peine de perte de leur emploi.
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Ainsi, nous avons pu voir que le projet d’aménagement des deux barrages illustre des formes de circulation de terre(s) plurielles. Ces dernières sont inégalement documentées par la littérature scientifique qui a davantage placé la focale sur les formes d’acquisition d’une base territoriale par des investisseurs étrangers dont la Chine que sur la gestion sociale des sols déplacés et de la terre à l’interface entre matériau et déchet selon les contextes socio-spatiaux et techniques. Toutefois, la nouveauté de l’intérêt de cette littérature pour l’étude des liens entre accaparement foncier et aménagement hydroélectrique explique que les articles et ouvrages consultés ne lui dédient qu’une place marginale, à titre d’exemple, d’appendice ou d’interrogation heuristique. Ce vide dans la littérature scientifique retient notre attention: celui-ci est tant du côté de la catégorisation et de la définition précise des relations entre recompositions foncières et mégaprojet, que du côté de l’analyse du réseau appuyant la circulation des terres avec ses sites d’extraction, ses canaux d’acheminement, ses lieux d’enfouissement, ses infrastructures et ses acteurs. Nous comptons explorer ces aspects lors de notre stage de recherche. Bien que les problématiques de la géographie rurale ne soient pas au cœur de notre projet de mémoire, elles sous-tendent les conflits et expliquent certaines logiques d’une géopolitique locale qui retient notre attention. Nous souhaiterions ainsi réaliser des observations dans la vallée et des entretiens semi-directifs avec les représentants de l’UTE à Puerto Santa Cruz, les associations que nous avons présentées et des éleveurs pour recomposer la nébuleuse d’acteurs et les relations de ces derniers au territoire. Une autre perspective retenant notre attention est celle géohistorique: elle implique la consultation du Censo Agropecuario et des archives régionales voire nationales à Buenos Aires pour nous interroger sur l’évolution de la propriété foncière locale et sur ses dynamiques majeures.
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