Rencontres entre Cortázar et Frémont
Dans l’incipit de “Tango de vuelta” (Queremos tanto a Glenda, 1980), Julio Cortázar présente le processus cognitif comme
“[…] esa necesidad barroca de la inteligencia que la lleva a rellenar cualquier hueco hasta completar su perfecta telaraña y pasar a algo nuevo.”
“[…] cette nécessité baroque de l’intelligence qui la pousse à combler chaque trou jusqu’à compléter sa parfaite toile d’araignée et passer à quelque-chose de nouveau.”
La métaphore de la toile d’araignée semble ici matérialiser la tentative de mise en système des événements au service d’une compréhension holistique démystifiant l’étrange en tant qu’élément central du fantastique cortazien. Cette quête, qui est celle du personnage tentant de rationaliser ce qui détonne, mais aussi celle du lecteur cherchant à épuiser le sens du récit bref en quelques interprétations, se trouve pourtant constamment contrainte. Ce malaise incurable, partagé par le personnage et le lecteur, face aux angles morts de la cognition, semble ouvrir une nouvelle perspective: le fantastique serait le moyen d’interroger le rapport des hommes au réel. La présente étude fait le pari d’élucider le rôle du fantastique dans le questionnement des liens entre les hommes et leur environnement dans sa dimension la plus concrète, l’espace pratiqué, approprié et représenté.
Nous choisissons d’étudier à travers le regard géographique l’œuvre de l’auteur argentin de Rayuela (1963), pour déceler les enrichissements mutuels entre la littérature fantastique et la géographie sociale en tant qu’elle place l’individu et les sociétés humaines au cœur de son approche, en nous inspirant des travaux d’Armand Frémont sur “l’espace vécu”1 A. Frémont, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, 2015, 1 vol.. Nous étudions ici les expériences subjectives de l’espace livrées par les personnages d’un corpus de trois contes de Julio Cortázar issus de recueils distincts: “Graffiti” (Queremos tanto a Glenda, 1980), “Tango de vuelta” (Queremos tanto a Glenda, 1980), “Axolotl” (Final del juego, 1980).
Lire les corps, écrire le pouvoir: “Graffiti”, Queremos tanto a Glenda
L’épigraphe de “Graffiti” ne trompe pas: adressée à Antoni Tapiès, peintre et sculpteur catalan alliant le corps dans sa crudeur à une forme de transcendance par la pratique artistique à travers l’impression de membres corporels sur de grandes fresques, elle place le sujet humain et sa marque dans l’espace au coeur du conte. Dès l’incipit, la parenté entre les deux artistes semble justifiée: un narrateur extérieur s’adressant au protagoniste à la deuxième personne du singulier, le personnage masculin s’amusant à dessiner clandestinement sur les murs d’une ville imaginaire placée sous le sceau de la dictature, un.e auteur.ice inconnu.e communiquant avec lui par le dessin et dont l’identité est fabriquée à travers la correspondance murale.
Chacun se raconte en marquant le mur, découvre l’Autre par la lecture de l’œuvre nouvelle et répond, à intervalles fixes, rythmés par les patrouilles de police et les rondes du service de nettoyage des rues. La logique circulaire du conte, à la fois spatiale (géographie de la ville en cercles concentriques où les autorités talonnent les artistes au sein d’un même anneau présenté comme espace de la fuite perpétuelle, créant un sentiment d’urgence dans l’appropriation de l’espace et le “déchiffrement du monde”2 R. Brunet, Le déchiffrement du monde, Paris, Belin, 2017., à moins qu’une disjonction entre l’anneau de circulation des autorités et celui des clandestins ne permette temporairement une expression plus libre3“La agitación en los suburbios (habías escuchado los noticiosos) alejaba a las patrullas urbanas de su rutina”, J. Cortázar, Queremos tanto a Glenda, Paris, Gallimard, 1999, 130. ) et temporelle (répétition quotidienne du dessin et du nettoyage) renforce l’idée qu’il existe une structure sociale/spatiale et que l’exemple littéraire n’est que l’expression particulière de logiques de domination à l’oeuvre dans un Etat autoritaire4 L’oeuvre de Cortázar regorge de contes à caractère politique: on peut regarder du côté de “Queremos tanto a Glenda” (Queremos tanto a Glenda, 1980) dans lequel la mention du nom d’une adoratrice de l’actrice Glenda Garson, Irazusta, renvoie au contexte politique de l’Argentine des années 1930, marquée par l’action de Rodolfo et Julio Irazusta dans la promotion du fascisme, et celle du club dont elle fait partie, l’ “alianza”, à l’ “Alianza Anticomunista Argentina” (triple A)., empêchant la liberté d’expression. Outre cela, les pratiques urbaines du protagoniste ainsi que le nuage de discours qui les entourent insistent sur la dimension démocratique du “dibujo” dont le nom est préféré à celui de “graffiti”, accaparé par la critique d’art selon le narrateur: le conte interroge la dimension politique de l’art urbain comme pratique inclusive permettant l’appropriation de l’espace et la contestation.
Le fantastique dans “Graffiti” gravite autour du corps invisible de l’interlocuteur.ice: pourchassés par une police imaginaire traquant les dessinateurs, le couple se rencontre par mur interposé sans qu’aucune rencontre réelle ne se réalise. L’identité de l’auteur.ice inconnu.e, pour n’être pas immédiatement décelable, apparaît comme la première occurrence de l’étrange dans le conte, dont le personnage s’attache à évacuer le caractère potentiellement effrayant à travers un effort de rationalisation impliquant une romantisation de la correspondance avec l’Autre inconnu. Le protagoniste attribue une identité féminine à l’auteur.ice des autres dessins, sur la base de la forme et des couleurs qu’ils prennent5 “había algo diferente y mejor que las pruebas más rotundas: un trazo, una predilección por las tizas cálidas, un aura”, Ibid., 120.: l’herméneutique picturale médiatisée par les représentations du genre féminin fait naître le corps de la femme à partir de l’observation du dessin de son auteur.ice par l’homme. L’exemple littéraire peut se lire à travers une géographie des représentations et du genre mettant l’accent sur l’existence de réseaux de pouvoirs dépassant le pouvoir vertical entre les autorités et le couple: le corps de la femme se trouve, selon une approche foucaldienne, à l’intersection de plusieurs systèmes de domination qui contribuent à la façonner.
Mais le génie de Cortázar s’exprime pleinement dans une interrogation sur la dimension politique de l’espace, soit sur le rôle des sujets dans la fabrique de l’espace et sur la rétroaction qu’exerce l’espace sur eux, participant à la construction de leur identité. Après le dessin initial, amorçant le dialogue entre l’homme et l’auteur.ice inconnu.e, la nature du médium dans la correspondance murale évolue: d’une évocation par les mots6 “A mí también me duele”, Ibid., 120. (sémiologie saussurienne dans le domaine de la linguistique), l’échange devient évocation par le dessin (sémiologie graphique associant le signe à un sens à forte connotation utopique, opérant un décentrage vers un ailleurs, extérieur aux logiques centripètes de la ville autoritaire) pour atteindre une forme nouvelle éliminant le volontarisme dans la situation de communication. Le climax du conte est atteint au moment où le protagoniste comprend que le dessin livré n’est pas une création artistique volontaire mais le visage tuméfié du destinataire ayant laissé son empreinte sur le mur: le dessin n’est que tampon sur la surface murale qui porte les stigmates de la violence. La marque devient la métaphore de l’inscription du social dans le spatial.
Le tour de force de l’écriture cortazienne réside dans la structure du conte qui déjoue les processus spatiaux, discursifs, interprétatifs de domination: la chute repose sur le dévoilement de l’identité du narrateur extérieur qui est en réalité l’autrice des dessins, révélant un processus de métalepse cher à l’auteur (le narrateur qui paraissait extérieur est en réalité interne): prêter la parole à la victime dont l’ultime dessin témoigne de son emprisonnement s’inscrit dans une logique d’empowerment. Le conte s’achève sur le retour réflexif de la narratrice sur sa propre pratique: elle revendique une nouvelle forme d’inscription des corps dans l’espace, réceptacle des formes plurielles de violence exercées contre les sujets de la société contemporaine.
La familiarité à l’épreuve de l’horreur: “Tango de vuelta”, Queremos tanto a Glenda
Matilde est une jeune femme vivant à Buenos Aires, avec sa femme de chambre Flora et son fils Carlitos: le lecteur la découvre par le biais d’un narrateur interne, médecin et écrivain à ses heures perdues, reconstruisant l’histoire de la maîtresse de maison à partir des aveux de Flora. Il s’attache à dépeindre le passé de Matilde, une fausse veuve ayant fait mourir administrativement son mari Emiliano Díaz, resté au Mexique quand elle s’en échappait pour rentrer chez elle, dans le quartier de Villa del Parque de la capitale argentine. Celle-ci se remarie à Germán Morales, un industriel aisé en voyage d’affaires à Catamarca au moment où commence le conte. Le fantastique émerge lorsque Milo (Emiliano Díaz) réapparaît soudainement sur la place devant sa maison7 En témoigne l’anaphore convoquant le champ sémantique de l’horreur: “No tenía nada de fantasma”, Ibid., 64; “no era un fantasma”, Ibid., 66.. Le récit bref repose sur l’imagination par Matilde d’un retour progressif de Milo dans sa vie.
L’espace joue un rôle clé dans la fabrique du suspense. Cortázar l’utilise pour rénover les procédés littéraires traditionnels du fantastique: plus que le temps, c’est la dimension spatiale des adjuvants ou opposants qui est utilisée comme outil dans l’élaboration du sentiment d’urgence. Celui-ci naît à travers la mention des mobilités imaginées du mari en voyage de travail, appelant à intervalles fixes en donnant sa position (Catamarca, Córdoba, etc.), lui dont l’arrivée à Buenos Aires doit à tout prix se faire avant que Milo ne pénètre dans la maison pour se venger
L’espace domestique, comme escenario8 Nous insistons ici sur l’importance accordée aux lieux et à la relation qu’entretient le personnage avec eux. privilégié du conte fantastique9 Notamment dans un autre conte célèbre de l’écrivain, “Casa tomada”, extrait du recueil Bestiario (1951): J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), Barcelona, Debolsillo, 2016, vol. 1/2, p. 113., est le lieu où naît ici le sentiment de l’étrange: dans “Tango de vuelta”, le rapport de Matilde aux lieux, spécifiquement à la casa comme refuge face à l’extérieur, est particulièrement mis en valeur. La micro-géographie de la casa, prise en charge par le narrateur, nourrit “l’effet de réel”10 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 84-89 agissant comme élément moteur de l’angoisse: la micro-géographie repose sur la gradation entre plusieurs espaces, hiérarchisés selon leur proximité à la chambre du couple et selon la relation de familiarité qu’entretient Matilde avec eux.
Le conte chez Cortázar offre l’exemple de “l’espace vécu” de Matilde et la structuration de celui-ci dans une opposition entre le proche (la casa) et le lointain (l’extérieur). Mais l’espace domestique n’est pas l’espace de la familiarité chez Cortázar; il est celui de la terreur que suscite l’imagination de forces s’accomplissant selon une dynamique d’invasion de l’espace: c’est au sein de la casa qu’elle imagine son meurtre par Milo, dont les étapes jusqu’à la pénétration de son ancien conjoint dans la chambre se réalisent en même temps qu’elle les imagine11 En effet, celui-ci se renseigne auprès des voisins, flirte avec Flora la bonne, offre des jouets à Carlitos, se fait inviter au rez-de-chaussée – la cuisine – par Flora, devient le petit-ami de celle-ci, s’échappe de son lit pour monter l’escalier et se venger.. Ici la réalité rejoint la fiction.
Le fantastique cortazien questionne la définition que donne Frémont de l’ “espace vécu”, l’infirme moins qu’il ne la complète: l’altérité terrifiante se fabrique au coeur de la casa (Matilde invente sa mort depuis la mansarde et l’offre au réel pour qu’elle s’accomplisse comme on écrit un script pour le tournage d’un film); la casa comme enveloppe protectrice et rassurante associée au geste immédiat dans le modèle théorique de Moles et Rohmer que convoque Frémont, devient l’espace de l’étrange. Frémont parle toutefois de l’ “espace aliéné” dans son ouvrage, mais il le résume à une situation parmi d’autres dans la somme des combinaisons liant l’homme à son milieu12 l’aliénation dans l’espace proche est le lot des fous et des délinquants, des déracinés, des immigrés, des ruraux ayant connu l’exode vers ville, etc., ou dans une perspective marxiste des urbains dépossédés des moyens de production dans la société industrielle; l’aliénation dans l’espace lointain est le lot des voyageurs ou explorateurs.. Cortázar emprunte à la psychanalyse freudienne le concept d’unheimliche13 S. Lepastier, « Das unheimliche: dissonance cognitive, inquiétant et création littéraire », Hermès, La Revue, no 68, janvier 2014, p. 183-185 pour traduire littérairement sa conception d’une fabrique des peurs humaines au sein du familier. L’aliénation est envisagée comme rapport ontologique de l’homme à l’espace: l’espace est toujours aliéné. La région de Frémont, centrée sur l’individu, n’est plus le point d’équilibre entre l’espace familier (action du sujet) et l’espace distant (observation du sujet) mais le point de jonction entre deux formes d’aliénation: une aliénation dans l’espace du quotidien, une aliénation dans l’espace traversé en tant qu’Autre.
L’habiter ou la littérature comme fabrique d’un savoir sur l’expérience humaine: “Axolotl”, Final del juego
Il n’est pas d’exemple plus frappant de l’écriture néo-fantastique14 Il se démarque du fantastique né au XIXe s. par une intrusion brutale du surnaturel dans le réel, remplaçant la création traditionnelle d’une tension dans l’accumulation de signes de l’étrange (J. Alazraki, En busca del unicornio : los cuentos de Julio Cortázar, Madrid, Gredos, 1983) que l’un des derniers contes du recueil Final del juego de Cortázar, intitulé “Axolotl”: le fantastique est à la racine de la narration, dès le premier paragraphe, dans lequel le lecteur découvre l’identité du narrateur prenant en charge le récit à la première personne, un habitué des visites au Jardin des Plantes de Paris qui tombe sous le charme mystérieux de créatures larvaires dont la ressemblance à l’homme est troublante, exposées dans un aquarium du musée, les “axolotl”. Le conte est explicite et le prix de l’observation est affirmé d’emblée, à travers un jeu sur la pronominalisation: la fascination lui coûtera sa conscience, transférée dans le corps d’un axolotl. Car la première personne grammaticale se scinde, marquant la dépersonnalisation du héros et la contamination des deux mondes de part et d’autre de la vitre: le “je” désigne à la fois le sujet15 “Hubo un tiempo en que yo pensaba mucho en los axolotl” (J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), vol. 1/2, p. 343) et l’objet dans la relation spéculaire liant les deux pôles. Le récit parvient à rendre perceptible la métamorphose du sujet en l’objet à travers des changements successifs dans les points de vue se partageant un pronom commun, à la frontière entre les deux référentiels.
Le conte semble interroger le rapport à l’Autre (ici à l’animal) à travers le jeu de regard fatal pour le narrateur. En effet, ce qui motive l’intérêt pour les axolotl, c’est leur humanité et leur souffrance perçues par l’observateur avant sa métamorphose, en dépit de l’immobilité faussement candide des créatures. Cet attrait pour l’objet de la contemplation est orienté vers une connaissance de “l’expérience du monde” de l’objet (l’habiter en géographie, rassemblant les relations existentielles au lieu). Ce qu’ “Axolotl” met en scène, c’est le processus de projection (dit aussi d’identification) permettant au sujet de connaître l’Autre. Mais cette transformation momentanée en l’Autre16 “Sin transición, sin sorpresa, vi mi cara contra el vidrio, la vi fuera del acuario, la vi del otro lado del vidrio. Entonces mi cara se apartó y yo comprendí.” (Ibid., p. 347), aspirant la pensée du sujet, est à sens unique. Le regard existentiel permettant de déceler “l’expérience du monde” de l’objet ne comporte pas de retour et la conscience de l’observateur reste prisonnière d’un corps (celui d’un axolotl) qui l’aliène à celui d’origine. Le schisme entre le corps et l’esprit et la transfusion du dernier dans l’aquarium, implique le désintéressement de l’observateur dont l’empathie pour l’objet s’est reportée dans la somme des émotions de l’axolotl.
La fiction littéraire de la contemplation pose donc la question du regard des sciences sociales sur l’Autre (celui de la géographie ou de l’ethnographie sur les sociétés humaines). Toutefois, le lien entre les deux espaces, le macrocosme du monde humanisé et le microcosme de l’aquarium peuplé d’amphibiens, ne peut se passer d’un biais, d’une interface, celle de la vitre: sa présence questionne la validité du regard du narrateur, risquant le narcissisme en superposant deux images, celle de l’axolotl en captivité et celle de l’observateur se reflétant sur la vitre. Le regard n’est pas libre du risque d’anthropocentrisme (étude de l’axolotl tributaire du vocabulaire de la physiologie et de la psychologie humaine) mais aussi d’ethnocentrisme (axiologie sur la base d’une différence culturelle entre l’observateur et la société humaine étudiée17 L’écueil de l’ethnocentrisme est matérialisé dans le conte à travers la comparaison faite par le narrateur occidental entre les axolotl et des divinités précolombiennes: “Detrás de esas caras aztecas, inexpresivas y sin embargo de una crueldad implacable ¿qué imagen esperaba su hora?” (Ibid., p. 346)).
L’apparition du fantastique (la capture de la conscience de l’observateur par l’objet) peut s’analyser selon une lecture post-coloniale18 R. Lane Kauffmann, « Julio Cortázar y la apropiación del otro : “Axolotl” como fábula etnográfica », Revista Mexicana de Sociología, vol. 63, no 4, décembre 2001, p. 223-232.: le sentiment de culpabilité du narrateur19 “Me sentía innoble frente a ellos; había una pureza tan espantosa en esos ojos transparentes.” (J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), vol. 1/2, p. 346) et l’isotopie du jugement comme modalité de la confrontation des regards20 “Los axólotl eran como testigos de algo, y a veces como horribles jueces.” (Ibid., p. 346), au moment même où l’approche de l’Autre n’échappe pas à l’ethnocentrisme21 “Empecé viendo en los axólotl una metamorfosis que no conseguía anular una misteriosa humanidad.” (Ibid., p. 346), semblent indiquer une interprétation politique et épistémologique du conte. L’appel de l’axolotl ayant recours au pathos serait un piège et la métamorphose du visiteur fasciné, une vengeance de l’animal, comme allégorie de la civilisation aztèque, pour la brutalisation des sociétés sudaméricaines par les conquistadores en quête d’or22 Rappelons que l’isotopie de l’or nourrit le texte, notamment à travers la description des yeux des axololt, et que l’attraction aurifère (facsination du narrateur comme résurgence d’une cupidité historique) est associée à la dévoration du sujet par son objet: “No se daba cuenta de lo que eran ellos los que me devoraban lentamente por los ojos, en un canibalismo de oro” (Ibid., p. 346), lors de l’expédition d’Hernán Cortés, s’achevant par la prise de Tenochtitlán (1521) sur le site de l’actuelle Mexico. Le renversement des logiques de pouvoir et l’éloignement du spectre de l’ethnocentrisme s’accomplit dans le conte à travers la punition (privation de l’unité entre corps et esprit).
Le conte se clôt sur un espoir: la croyance en un résidu de conscience dans le corps d’origine, lui permettant de prendre en charge le récit de son châtiment; le conte naît en même temps qu’il s’achève. Tel est le mystère de l’écriture cortazienne.
***
L’œuvre de Cortázar offre la preuve d’un traitement littéraire de l’espace, motif important de la production fantastique “ríoplatense”. Les deux rives du fleuve ont été très fécondes en productions se rattachant à ce genre, se plaçant toutes dans l’héritage de poètes franco-uruguayens comme Lautrémont et Jules Laforgue, nés tous deux à Montevideo au XIXe s.. L’Uruguay et l’Argentine fournissent des exemples de l’appétance de la culture hispanophone pour le jeu sur l’espace: c’est ce qui se perçoit dans les contes “La biblioteca de Babel” et “El almohadón de plumas” issus des Ficciones de Borges et de Cuentos de amor de locura y de muerte de Quiroga. Le premier marque l’infusion dans la littérature des approches structuralistes de l’espace à travers la parenté entre la bibliothèque alvéolaire comme métaphore du monde et le modèle de Christaller analysant les territoires comme un ensemble de pavages assemblés par les villes constituant une armature hiérarchisée (Les lieux centraux en Allemagne, 1933). Le second matérialise le rapport entre le spatial et le social à travers des jeux sur les descriptions architecturales et l’illustration littéraire du concept de paysage thérapeutique: dans le conte, la configuration de la maison, inspirée des villas palladiennes renaissantes marquées par le froid et la rigidité, vient matérialiser un impensé des relations humaines, la frigidité.
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
Laisser un commentaire