Au cœur des convoitises

Marcel Bazin, professeur émérite à l’Université de Reims Champagne-Ardennes (Grand-Est) signe en novembre 2021 un ouvrage de synthèse à l’échelle du bassin hydrographique central du Moyen-Orient, intitulé Tigre et Euphrate – au cœur des convoitises.

Cette nouvelle parution aux éditions du CNRS est le point d’aboutissement d’une trajectoire de recherche dédiée aux espaces turcophones et persophones débutée dans les années 1960 avec des études sur la Turquie périphérique et l’émergence de nouveaux centres locaux comme Erzurum.. Il participe à la rédaction d’articles scientifiques dans des revues géographiques, dont certaines sont dédiées à des aires géographiques et culturelles spécifiques (Turcica ; Abstracta Iranica).

Tigre et Euphrate

 

L’ambition du chercheur est de produire une vue d’ensemble de la région selon une perspective synchronique, qui regarde vers la géographie régionale, mais aussi diachronique, empruntant les outils de l’histoire et de l’archéologie (il participe au sauvetage des traces d’une culture matérielle à l’époque des grands projets d’hydropolitique nationaux, principalement en Turquie à Cafer Höyük dans les années 1980). Par les productions graphiques présentées et le travail sur les dissensions à plusieurs échelles et à travers une pluralité de perspectives (religieuse, ethnique, économique), Marcel Bazin s’inscrit encore dans le champ de la polémogéographie dont il importe les outils pour cerner les concurrences entre acteurs et leur manifestation au sein du bassin.

Dans son approche, il souligne ses attaches avec la géohistoire de Fernand Braudel (La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 1949) en mettant l’accent sur la longue durée des structures spatiales et la légitimité de la géographie comme source historique. Son travail s’inscrit aussi dans les pas de celui de Christian Grataloup (Géohistoire de la mondialisation, 2007), dans l’idée de contourner le risque encouru en important la structure géographique dans le champ de l’histoire, importation dont le coût méthodologique n’est pas négligeable: comme ce dernier, Marcel Bazin contextualise tous les découpages spatio-temporels qu’il opère, dans un premier chapitre intitulé “Du creuset des civilisations aux Etats contemporains”, où les illustrations ressemblent fortement à celles de Christian Grataloup (“Configurations spatio-politiques au fil du temps” est un essai de cartographie chronologique insistant sur le balancement de la centralité à l’échelle du bassin et sur les reconfigurations spatio-politiques au gré de la maîtrise du territoire par l’aménagement, le peuplement et la guerre par toutes les civilisations l’ayant façonné des cités-Etats mésopotamiennes aux empires pluriethniques persan et ottoman).

La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II

Géohistoire de la mondialisation

Cartographie géohistorique in Géohistoire de la mondialisation

Toutefois, la position qu’il revendique en écrivant Tigre et Euphrate le singularise dans son champ disciplinaire. A la différence des autres chercheurs ayant travaillé sur le bassin selon cette double approche entre géographie régionale et géohistoire, il cherche à s’émanciper d’une vision du bassin comme d’une périphérie sous influence méditerranéenne, en décentrant le regard pour mettre la focale sur cet espace considéré comme un centre, dans le giron de l’Irak contemporain, et ses périphéries constituées des affluents des deux fleuves et des formations montagneuses, à la marge des ensembles nationaux s’étant partagé ce carrefour. Ainsi, il insiste sur la construction historique de ce territoire, sur sa valorisation par les deux ressources principales dont il est doté, l’eau et le pétrole, les logiques de peuplement et d’appropriation territoriale plurielles selon les formes que revêtent historiquement les ensembles politiques (cités-Etats, empires, Etats-nations), les interactions avec les puissances étrangères envisagées comme des facteurs de recomposition régionale (importation de pratiques exogènes et fabrique de conflits), ainsi que les relations entre les différents ensembles formant le bassin étudiées à travers le prisme de la gestion hydraulique, de la coopération économique autour du secteur pétrolier, des règlements frontaliers, des guerres et des questions d’autonomie politique et territoriale à plusieurs échelles.

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La première question à laquelle s’intéresse Marcel Bazin est celle des limites de cette région, cadre de l’étude plus approfondie des caractéristiques qui permettent d’en cerner les spécificités. Proposant une carte topographique de contextualisation à l’orée de l’ouvrage, il prend appui sur celle-ci pour définir l’amphithéâtre des contreforts du Taurus et du Zagrôs comme la démarcation septentrionale entre la région et le coeur des territoires turc et iranien, puis le centre de la région étudiée, des gouvernorats orientaux de Syrie (Jazîra) au Shatt el-Arab le long de la dépression formée par les deux fleuves laissant exclus les espaces méditerranéens ainsi que les franges jordanienne et saoudite.

Limites du bassin

C’est ce premier constat qui amène Marcel Bazin à s’interroger sur les dynamiques historiques et contemporaines de maîtrise de ce territoire disputé. Si le bassin hydrographique est l’espace de territorialisations politiques et culturelles historiques plurielles, cette maîtrise par les sociétés humaines s’est appuyée sur la valorisation spatialement différenciée d’une dotation en ressources inégale, tandis que les constructions spatio-politiques et les intérêts opposés dans l’appropriation ont fait du bassin hydrographique un espace de tensions et de conflits, ce que l’approche polémogéographique contribue à mettre en lumière.

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Ce qui caractérise en premier lieu ce territoire, c’est le palimpseste culturel hérité d’appropriations politiques successives: espace de naissance de l’écriture cunéiforme, la Mésopotamie développe les premières structures éducatives et politiques. Marcel Bazin se positionne dans un débat épistémologique dans lequel il établit un lien entre le développement de l’écriture considérée comme un outil de gestion et les innovations techniques sumériennes, critiquant la conception de Samuel Noah Kramer qui occulte ces influences réciproques. Le bassin est alors multipolarisé entre plusieurs cités-Etats comme Suse ou Mari au IIIe s av. n. è., centres politiques, religieux et de collecte des grains. Il est la matrice des relations entre l’intérieur et l’extérieur, les fleuves et leurs affluents servant de voie de pénétration et expliquant les syncrétismes, importations de matériaux ou de pratiques comme le métal ou le cheval monté.

Premières civilisations

Marcel Bazin parle d’un renversement historique de la nature de la relation entre le bassin et ses marges: de centre dominant ces dernières (des cités-États aux satrapies perses de la plaine mésopotamienne au sein d’un “empire-monde”, librement inspiré de l’“économie-monde” braudélien,e), il devient périphérie d’ensembles spatio-politiques de grande envergure polarisés par des capitales exogènes (de la conquête d’Alexandre dans le dernier tiers du IVe s. av. n. è. à l’avènement de l’islam rattachant les Rashidûn (632-661) au berceau du nouveau monothéisme dans le Hedjâz, puis sous les Omeyyades qui établissent leur capitale à Damas (661-750)), pour ne retrouver une position centrale qu’avec l’ “empire-monde” abbasside (750-1055), un âge d’or vers lequel regarde la région, s’incarnant dans l’édification de la ville nouvelle de Bagadad par al-Mansûr (762), dont la partie administrative et militaire circulaire se fait le symbole d’une perfection visible dans la trame urbaine. Le bassin hydrographique est dès lors disputé au cours du bas Moyen-Âge entre Seljukides (1055-1194), Khwarezmshâh (1194-1255), puis Mongols (1255-1508). Cela implique certaines mutations, à la fois anthropologiques (passage d’un nomadisme horizontal à un nomadisme vertical tirant profit de l’étagement bioclimatique montagnard) et géopolitiques (nouvelles configurations spatio-politiques). Le bassin devient, au début de l’âge moderne, l’espace d’affrontement des Ottomans et des Perses (Safavides), jusqu’à son rattachement à l’empire ottoman jusqu’au contreforts du Zagrôs au cours du XVIe s..

L’empire abbasside: un « empire-monde »

Les invasions seljukides

Le Moyen Orient au début du « long XIXe siècle »

La complexité des organisations socio-spatiales et des formes spatio-politiques régionales résulte en outre de la superposition des logiques locales et des interventions externes, renforcées au milieu du XIXe s. par l’influence des impérialismes britannique, français, allemand et russe. Ces nouveaux acteurs posent selon Marcel Bazin la question de l’équilibre entre les forces “internes” et “externes” dans les recompositions territoriales et la “modernisation”, concept contesté car recouvrant des réalités plurielles selon le système de valeurs à travers lequel il est abordé. Leur intervention dans le bassin se traduit par des investissements dans les secteurs clé comme les compagnies de navigation fluviale ou ferroviaires, les routes, la prospection pétrolière. Ces ingérences étrangères guidées par des logiques de profit ainsi que le rapport de force entre Etats au sortir de la Première Guerre (accord franco-britannique de 1916 dit Sykes-Picot, défaite de l’Empire ottoman entérinée par l’armistice de Moudros et le traité de Sèvres en 1920) ont orienté le processus d’étatisation sur le modèle occidental avec une frontiérisation exogène” dépeçant la forme impériale traditionnelle dans l’Ouest du bassin: la plaine et les piedmonts sont divisés selon quatre souverainetés (Turquie, Perse, Syrie et Irak).

Le bassin au sortir de la Première Guerre mondiale

L’évolution spatio-politique du bassin au XXe s. se caractérise selon l’auteur par une dynamique inachevée et concurrencée d’homogénéisation sociale, pilotée par des groupes nationalistes émergeant selon des temporalités différentes en fonction des États-nations qui en sont le cadre et des rapports avec les puissances étrangères. La Sublime Porte vassalisée économiquement par les puissances occidentales, devient le lieu d’essor d’un nationalisme neuf impulsé par le mouvement libéral Jeune Turc dès 1908, renforcé par l’affrontement avec la Triple Alliance au cours duquel s’élabore la première purge ethnique de masse, nommée rétrospectivement “génocide”, celle des Arméniens dont la situation critique cristallise les tensions liées à l’émergence d’une communauté imaginée (B. Anderson), forgée par les réformes modernes comme l’adoption de l’alphabet latin en Turquie. La révolution constitutionnaliste iranienne en 1979 se fait l’écho tardif de ces aspirations de réformisme à l’échelle du Bassin.

 

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Toutefois, cette territorialisation s’est faite sur la base de la mise en valeur des ressources locales, dans un enrichissement mutuel où alors que les sociétés humaines exploitaient des richesses potentielles par l’aménagement du territoire, ce processus d’appropriation des ressources contribuait en retour à la construction de pouvoirs à plusieurs échelles capables d’en gérer l’exploitation.

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Marcel Bazin insiste dans un premier temps sur la distribution des ressources naturelles. La première ressource, l’eau, est inégalement répartie, tant spatialement que temporellement: la configuration des isohyètes cartographiée montre les clivages existant entre des reliefs marqués, véritables “châteaux d’eau”, des plaines arrosées mais spatialement restreintes, et des déserts, tandis que les régimes différenciés des cours d’eau expliquent les décalages saisonniers du débit maximal et de l’étiage. Les écoulements de surface constituent la quasi-totalité des sources d’eau régionales: les aquifères sont limités.

La seconde ressource identifiée par l’auteur est le pétrole, découvert par William Knox d’Arcy et son ingénieur G. Reynolds dès 1901 entre le Khuzestân et Ispahan, induisant une mise en exploitation de gisements supposés dans le Zagrôs dès le début du XXe s.

Ces ressources ont été valorisées par les sociétés humaines régionales depuis les premières civilisations du bassin: leur essor s’est appuyé sur le contrôle de biocénoses artificialisées depuis le Néolithique, la maîtrise de la ressource en eau donnant son nom à la plaine (“Croissant fertile”, J. H. Breasted), permettant une agriculture d’abord prédomestique ainsi que l’élevage de petits herbivores. Cela aboutit à une véritable prospérité rurale à la période abbasside, basée sur la restauration d’ouvrages d’irrigation permettant la bonification des vallées et l’introduction de cultures d’été comme le riz et la canne à sucre. Mais ces aménagements sont restés relativement embryonnaires jusqu’au XXe s. où un effort de régularisation et de contrôle du débit des cours d’eau a été entrepris par les nouveaux Etats-nations régionaux: cela s’est traduit par l’édification d’escaliers de barrages le long des cours d’eau, la naissance de lacs-réservoirs, de centrales hydroélectriques, d’étendues d’eau de loisirs.

Le pétrole, la seconde ressource locale, a été valorisée par des compagnies pétrolières à capitaux étrangers (à majorité britannique) exploitant des gisements sous le régime de la concession à partir des lendemains de la Première Guerre mondiale contre le versement de royalties aux Etats (Iran et Irak dans un premier temps) proportionnelles à la quantité de pétrole extraite. Cela s’accompagne de l’aménagement de moyens d’extraversion des ressources: dans le cas de l’Iran, d’une raffinerie (Abâdân), d’un port d’exportation et d’une ville nouvelle (company town) avec des quartiers hiérarchisés en fonction du statut de la main-d’oeuvre. Toutefois, Marcel Bazin met en lumière un processus historique de renversement du rapport de force entre les compagnies à composante étrangère prédatrices comme l’Irak Petroleum Company, et les Etats désirant augmenter leur part dans les revenus de l’exploitation des hydrocarbures: cela se traduit par la formation d’un personnel local remplaçant les pays étrangers, la négociation d’accords fifty-fifty avec les grandes firmes à défaut de pouvoir nationaliser la gestion des puits sur l’ensemble du territoire, ou encore les actions de l’OPEP notamment lors de la conférence de Téhéran (22 décembre 1973) pour l’augmentation du prix du baril, entraînant le “premier choc pétrolier”.

En dépit de la connexité des aménagements pour la valorisation des deux ressources, Marcel Bazin insiste plus longuement sur les décalages existant entre les entreprises hydrauliques et pétrolières, obéissant historiquement à des logiques différentes en termes de géographie, de temporalité. De plus, les cours d’eau perdent leur fonction commerçante dans un contexte de tensions exacerbées et les raffineries suivent dans leur implantation les logiques de la demande plus que celles du réseau hydrographique. Toutefois, cette relation relativisée, des influences réciproques entre eau et pétrole à l’échelle du bassin peuvent toujours être dégagées: l’illustration suivante le souligne.

Le système eau – pétrole selon Marcel Bazin

    Cette valorisation des ressources régionales a été guidée par une pluralité d’enjeux dans un contexte d’affirmation des Etats-nations. Elle a servi des projets d’électrification et d’industrialisation, comme en Perse avec le développement d’IAA, couplées à une intensification de l’agriculture grâce à l’intervention de sociétés d’agrobusiness et de sociétés agricoles par action. Ces dernières ont tiré profit de la valorisation de la ressource en eau, utilisée pour l’irrigation et l’augmentation de la surface agricole utile: en effet, sa maîtrise a permis de lutter contre la caractéristique principale du milieu, l’aridité, par la construction de canaux de détournement comme celui aboutissant au bassin endoréique du Zâyandeh Rud pour l’approvisionnement des périphéries d’Ispahan. La maîtrise de l’eau par l’intermédiaire de grands projets hydrauliques comme ceux du Baas en Syrie, dont les conséquences ont été étudiées par Günter Meyer, s’inscrivent dans une démarche d’hydropolitique servant à justifier la présence au pouvoir de partis réformistes. Cela se couple, en Syrie ou en Irak, d’une réforme agraire et de l’édification de villes nouvelles autour des chantiers. Dans le domaine pétrolier, les efforts nationalisation s’inscrivent dans la même dynamique, celle d’un essai de développement autocentré, dont la Turquie offre une illustration avec le projet de l’anatolie du Sud-Est (GAP) en 1977 permettant la modernisation des marges orientales et la réduction du “gradient Est-Ouest”

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Ces constructions territoriales à géométrie variable, juxtaposées, superposées ou enchâssées, les formes de convoitises externes s’incarnant dans le jeu des acteurs diplomatiques ou économiques étrangers, ainsi que les velléités de faire main basse sur les ressources de diverse nature impliquent des heurts recomposant la géographie du carrefour qu’incarne le bassin du Tigre et de l’Euphrate.

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L’approche polémogéographique de l’auteur offre un éclairage sur les logiques locales et les implications des conflits, de nature plurielle. La présence de richesses implique des remises en question de la frontière, de l’intégrité et de la souveraineté territoriale de certains Etats par leurs voisins: Marcel Bazin insiste sur le rôle du pétrole et sur les aménagements qu’il nécessite (raffinerie, oléoduc, …) dans l’offensive irakienne sur le Koweït en 1990, puis la guerre Iran-Irak (1980-1988) avec la tentative irakienne de conquérir la plaine pétrolière iranienne à l’Est du Shatt el-Arab (débouché pétrolier sur le Golfe Arabo-Perisique disputé) avec la raffinerie d’Abâdân puis le bombardement en 1982 des plate-formes iraniennes off-shore occasionnant des marées noires.

Ces conflits prennent aussi racine dans le gradient hydraulique existant entre l’amont et l’aval du bassin: Marcel Bazin souligne les avantages de l’amont dans le contrôle du débit et la sécurité de l’approvisionnement. L’aménagement a été historiquement réalisé dans une dynamique de l’aval vers l’amont, octroyant aux pays récemment équipés un pouvoir de contrôle sur les eaux des Etats riverains dit hydrohégémonique, comme en Turquie, générateur de conflits. Les frontières exogènes tranchant les axes fluviaux freinent la possibilité d’une gestion intégrée et facilitent la relativisation des dégâts écologiques en aval par les pays amonts, participant à la salinisation des eaux par l’édification d’ouvrages hydrauliques. Les Etats limitrophes ne sont pas cités dans les documents officiels de chaque pays et les traités de coopération restent embryonnaires. L’eau devient un outil de pression géopolitique, comme dans le bras de fer entre Syrie et Turquie, la première récusant son appui au PKK dans les années 1980 contre l’augmentation du débit minimal de l’Euphrate dont les sources sont contrôlées par la Turquie.

L’eau, source de tensions

Marcel Bazin repère un autre renversement, celui faisant des clivages ethniques et religieux la matrice de conflits entre acteurs à l’échelle nationale et internationale dans le bassin: d’une égalité dans la différence permise par le statut de dhimmi sous l’empire abbasside, la relation entre membres de communautés religieuses ou ethniques différentes s’est colorée de conflits nouveaux, s’incarnant dans des persécutions plurielles parmi lesquelles Marcel Bazin repère celle des appuis aux rébellions à caractère identitaire comme dans le cas de Ma’dan des marais du bas-Irak aidant la révolte chiite matée par Sadam Hussein dans les années 1990, puis plus tardivement, celle des populations non sunnites après l’autoproclamation de “l’Etat islamique en Irak et au Levant” en 2013, comme les Yézidis ou Chrétiens ainsi que les chiites irakiens.

Ces conflits aboutissent à une réorganisation sous l’effet de rapports de force souvent défavorables aux pays de la région, dont la souveraineté est remise en question par des groupes portant des revendications nationalistes, se soldant par l’octroi de statuts autonomes comme pour le Kurdistan irakien (2003), mais surtout par des puissances étrangères dont l’intervention dans les conflits et les agissements “néo-coloniaux” (J. Foccart) se traduisent par une ségrégation imposée depuis l’extérieur, comme Marcel Bazin l’illustre par la cartographie de Bagdad divisée en quartiers religieux après l’intervention étasunienne de 2003 en Irak.

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Ainsi, Marcel Bazin comble une lacune dans la recherche en proposant un regard nouveau sur un région vraisemblablement trop “orientale” pour constituer un centre sous l’oeil de l’Occident. Les multiples attaches disciplinaires permettent d’éviter les écueils d’un anachronisme dans la démarche, mais cette dernière verse parfois dans la narration chronologique sans prise de recul, principalement dans le premier chapitre, le plus historique dans l’approche générale. L’ouvrage n’en est pas moins bon et l’érudition de l’auteur ouvre de nouvelles portes, notamment du côté de l’histoire connectée, en rappelant combien les logiques nationales sont réductrices dans l’appproche d’une histoire millénaire dont les mouvements se sont longtemps passés de frontières et ont façonné des civilisations à l’échelle d’un ensemble naturel – un temps – dont la longue unité appelle le questionnement des territorialisations exogènes de l’âge contemporain.