Civilisation, histoire et géographie des mondes hispanophone et lusophone américains

Catégorie : Monde hispanophone

Buenos Aires

Portrait d’une métropole latino-américaine

Il existe dans la société des strates horizontales, formées de personnes aux goûts semblables, et dans ces strates les rencontres fortuites ne sont pas rares, surtout lorsque la cause de la stratification est une quelconque caractéristique d’une minorité. Il m’est arrivé de rencontrer quelqu’un dans un quartier de Berlin, puis dans un coin reculé presque inconnu d’Italie et, finalement, dans une librairie de Buenos Aires. Est-il raisonnable d’attribuer au hasard ces rencontres répétées ? Mais je dis là quelque-chose de trivial, quiconque aime la musique, l’espéranto et le spiritisme le sait.

El túnel, “IV”, Ernesto Sábato, 1948

Dans cet extrait du roman de l’écrivain argentin Ernesto Sábato1 Ernesto Sábato est chargé de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP) ouverte à la fin de la dictature, le narrateur présente la société comme un métabolisme stratifié. Dans ces strates circulent les individus, au sein d’un réseau qui met en relation des espaces différents: Berlin, la campagne italienne, Buenos Aires… Par le biais de la fiction, l’écrivain met en lumière les puissantes circulations idéologiques et matérielles marquant la capitale argentine. Ces dernières ont été la condition de sa fondation, de son peuplement et de son étalement depuis le temps des circumnavigations du XVIe s. jusqu’à celui de la croissance urbaine généralisée.

Pôle unificateur de l’Argentine depuis le temps des indépendances régionales, ville ouverte vers l’Atlantique et fortement intégrée au Rio de la Plata, la ville présente un profil particulier construit par plusieurs siècles d’enrichissements paradigmatiques, migratoires, architecturaux.

Nous souhaiterions souligner ses caractéristiques et insister sur son évolution en la dans le cadre d’une histoire connectée reliant les colonies à leur métropole puis les États nouvellement formés à leurs modèles ou à leurs repoussoirs.

Ainsi, si Buenos Aires semble présenter les traits d’une métropole latino-américaine, ceux-ci se déclinent en spécificités locales illustrant l’affirmation d’une situation de primatie urbaine propre au territoire argentin. A plus grande échelle, la ville superpose plusieurs strates et étapes d’aménagement, reflétant une trajectoire de croissance urbaine particulière et des influences multiples, tant externes qu’internes. Elle semble connaître enfin de nouvelles dynamiques remettant en question le modèle latin d’urbanisation qu’elle sous-tend et accentuant les clivages et disparités socio-territoriales.

 

La ville de Buenos Aires partage certains des traits des métropoles latino-américaines mais s’en différencie partiellement dans son contexte, caractérisé par sa primatie et une localisation avantageuse.

Buenos Aires a été fondée sur un site de fond d’estuaire, fluvio-maritime: le Rio de la Plata, au contact entre le Parana vers l’amont et l’océan Atlantique vers l’aval, a assuré des conditions climatiques favorables au peuplement et a représenté un avantage pour l’établissement de liens maritimes étroits avec l’Espagne au XVIe s., alors métropole.

La ville constitue un doublet urbain avec Rosario, au nord-ouest, de fondation plus récente (à la charnière entre le XVIIe et le XVIIIe s.). Avec ce centre-relais le long de l’axe de pénétration puis de circulation du Rio de la Plata et du Parana, elle délimite un ruban urbain fluvial composé d’une pluralité de villes spécialisées dans le commerce et la manutention (Campana, Zarate, San Pedro).

Buenos Aires joue en effet un rôle de centre à toutes les échelles, du local au national. Cette situation privilégiée d’intermédiaire dans les échanges inter-régionaux et avec l’étranger, mais encore de suprématie dans la hiérarchie des villes se perçoit dans la macrocéphalie argentine: la capitale domine l’ensemble de l’armature urbaine nationale. Au sein de la hiérarchie des villes, elle se classe première avec 14,5 millions d’habitants dans son agglomération (Prévôt Schapira, 2022), 12 fois plus que la seconde, Cordoba, et 13 fois plus que Rosario qui, sous forte influence métropolitaine, est la troisième. Ce constat territorial est la conséquence d’un rôle nodal de la capitale dans l’organisation des flux à diverses échelles. Elle est pluriellement positionnée en situation d’interface: terrestre (avec la Pampa humide, vaste plaine agricole ceinturant la ville, en assurant la “fonction historique de collecte des grains” (Roncayolo, 1997), des produits dérivés de l’élevage et de la culture du soja, mais aussi avec le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay dans une situation d’ “intégration énergétique” (Forget, Velut, 2015) transfrontalière), mais aussi maritime (la ville-port autour de Puerto Madero puis les ports de Puerto Nuevo et de Dock Sud du temps de l’ “exportuarisation” (Massin, 2014) assurent l’exportation des produits de l’agriculture et du pétrole argentins à destination de la Chine, principalement). L’émergence et l’affirmation de la ville en tant que centre ont été permises par une situation d’isolement régional marqué, guidée par des politiques d’espacement des fondations urbaines ex nihilo2 Les colonies espagnoles du “Nouveau Monde” se dotent de lois interdisant les fondations ultérieures dans un rayon inférieur à 28 km autour des centres pré-existants (Huetz de Lemps, Goerg, 2012)..

Ce rôle historique de centre politique et économique se traduit dans l’organisation spatiale du territoire urbain et périurbain de cette “cité-territoire” (Huetz de Lemps, Goerg, 2012): il est pensé depuis la période coloniale où l’administration espagnole se représente la ville comme l’agglomération d’un noyau urbanisé (solar del pueblo) et d’un vaste hinterland composé de terres communales (ejidos et dehesas) destinées à l’approvisionnement des citadins, selon une organisation radioconcentrique où le centre-marché collecte les productions de périphéries agricoles assurant son approvisionnement  et sa vitalité économique.

La trajectoire démographique de l’ensemble urbain illustre l’affirmation d’un modèle caractérisé par une hypertrophie du “coeur et [des] vaisseaux” (Velut, 2001), la région centrale et les axes de communication qui y convergent: le poids de la ville reste très modéré un siècle après sa fondation: elle ne compte que 1060 habs en 1609 (Huetz de Lemps, Goerg, 2012). Elle compte 178 000 habitants en 1869 (Huetz de Lemps, Goerg, 2012) alors que le taux d’urbanisation dépasse à peine les 20 % en 1900 (Bairoch, 1985) dans une Argentine où l’espace rural reste un monde plein. L’explosion démographique se fait à la fin du grand XIXe s. sous l’effet de l’immigration d’origine européenne: entre 1870 et 1930, 6 millions d’étrangers dont la moitié se sédentarise (Prévôt-Schapira, 2022) arrivent à Buenos Aires, principalement en provenance d’Espagne, d’Italie et du Royaume-Uni. Leur emploi comme “cabecitas negras”, ouvriers à la chaîne dans les usines, contribue à l’essor industriel et à la croissance des suburbios: ainsi, entre 1864 et 1947, la population portègne est multipliée par 4 (Prévôt-Schapira, 2022).

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La ville de Buenos Aires dans sa forme contemporaine est le produit d’une  construction historique volontariste et de processus pluriels de différenciation expliquant son organisation territoriale et ses contrastes socio-spatiaux.

Elle présente les stigmates d’une fondation exogène et l’inertie spatiale explique le maintien de certains traits issus de la colonisation espagnole et de l’importation d’un modèle urbain européen particulier.

La ville est centrale dans le projet colonial espagnol, dont les bases sont jetées à la fin du XVe s.. Elle agit en instrument de conquête et de pacification en permettant l’encadrement et le contrôle territorial. La première factorerie éphémère, édifiée entre 1535 et 1541, puis la ville définitive pensée par le conquistador Juan de Garay en 1580 s’inscrivent dans ce mouvement de fondation de ports et de forts sur le littoral.

De cette période coloniale, la ville contemporaine conserve le plan hippodamien (cuadricula), la plaza mayor, capitale dans l’idéologie centralisatrice coloniale, la plaza de Mayo issue de la fusion d’un doublet initial de places centrales, la cathédrale bâtie par Juan de Garay en 1593.

La primatie portègne symbolique est assurée par son titre de ciudad, un privilège honorifique qui la distingue des villages (pueblos) et des villes de rang inférieur (villas) mais ce titre n’implique pas de droit nouveau, même si les élites créoles revendiquent une concentration des prérogatives d’administration du territoire colonial (Romero, 2019). Cette primatie par le droit est assurée par la différenciation vis-à-vis des deux grands ensembles administratifs antérieurs de l’empire espagnol, les vices-royautés de Nouvelle-Espagne et Nouvelle-Castille: celui de Buenos Aires est créé en 1776. Dès lors, le double statut de pôle économique majeur et de capitale politique implique une différenciation entre les prérogatives de la ville et de la cité (Roncayolo, 1997), entre celles de l’ayuntamiento et celles du virreinato.

La différenciation entre les quartiers de Buenos Aires s’est faite sous l’effet de la juxtaposition d’un construit initial et d’ajouts, de réorganisations et d’arrangements urbanistiques ultérieurs, dans le centre ou en périphérie du noyau initial.

Le damier extrêmement régulier est encore visible dans le centre (Montserrat, San Telmo, La Boca), à l’ouest du port historique (Puerto Madero). Autour, il connaît des modifications partielles liées à la pression démographique lors de la première extension de la ville: des parcelles sont rentabilisées par l’augmentation de la densité démographique, et le plan perd de sa régularité géométrique (Huetz de Lemps, Goerg, 2012). Cependant, celle-ci se maintient dans la division administrative de la ville à plusieurs échelles: le plan est découpé en districts (cuarteles), quartiers (barrios) et îlots (manzanas).

Cette fragmentation de l’urbain dans le langage et les formes matérielles est la première tentative d’organisation d’une ségrégation dans un contexte de forte croissance spatiale et de renforcement de la porosité des espaces habités par les Noirs et les Métis. Les populations les plus pauvres sont reléguées en périphérie tandis que le centre se déplace et se rénove: la ville duale apparaît.

Les quartiers bourgeois construits par de riches immigrés européens s’étendent dans les périphéries réputées saines, au Nord de la ville lors de l’épidémie de fièvre jaune (1871) : le Barrio Norte et celui de Belgrano sont préférés aux  quartiers historiques du Sud (Montserrat, San Telmo, La Boca), progressivement abandonnés.

Le centre connaît des efforts d’embellissement et de rénovation à la faveur de l’arrivée d’Européens et de capitaux. L’urbanisme nouveau obéit au modèle haussmannien d’ordre et d’hygiénisme: le haut-fonctionnaire Torcuato de Alvear (1883-1886) rénovant la ville côtoie les lieux de sociabilité européens et regarde vers Paris. La ville se dote de promenades (paseos et alamedas) s’inspirant de grandes perspectives de villes européennes comme l’Avenida de Mayo tracée en 1894, de monuments comme la statue commandée par Alvear à Bourdelle, ou de jardins botaniques comme le parc Palermo. Le cosmopolitisme dans la composition socio-territoriale de la capitale est réaffirmé architecturalement par le mélange du style français néoclassique et de celui de l’Europe du Nord.

L’Avenida de Mayo

Monument à Carlos Maria de Alvear (Bourdelle)

L’urbanité comme caractéristique de la société portègne revêt une forme particulière, déclinaison latino-américaine d’une “culture urbaine” (Roncayolo, 1997) qui se singularise en une mosaïque de cultures à l’échelle locale. Buenos Aires cristallise les manifestations culturelles d’un “Extrême-Occident” (Rouquié, 1998) réunissant des traits européens réadaptés en contexte. Certains logements secondaires des élites contemporaines, des quintas, sont issues de la rénovation de country clubs anglais du début du XXe s.. Cultivant les loisirs de classe comme le polo ou le tennis, leurs propriétaires contribuent à entretenir les attaches idéologiques et les pratiques des immigrés de l’ “Ancien monde” (Thuillier, 2006).

En contexte urbain post-dictatorial, la pratique de la ville est également imprégnée d’une culture de l’occupation de l’espace de l’espace public comme instrument politique: l’espace urbain porte la mémoire de la période où l’Armée était au pouvoir, 1976 à 1983, se cristallisant autour de la Plaza de Mayo et de l’Escuela de Mecanica de la Armada (ESMA), respectivement lieux de marche contestataire de mères et grands-mères de victimes ou de torture.

Madres y abuelas de la plaza de Mayo

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La ville de Buenos Aires connaît aujourd’hui de nouvelles dynamiques qui dessinent de nouvelles perspectives et tendent à recomposer les héritages socio-territoriaux qui l’ont formée.

En dépit de la rigueur du plan orthogonal, son extension sans limite dans le cadre d’une urbanisation ouverte se développant sur la plaine agricole à sa marge se traduit par un mitage désordonné. Le conurbano réunit aujourd’hui des périphéries inégalement développées et spécialisées dans des activités différentes. Cette croissance au-delà du boulevard-ceinture qui délimite la commune (Avenida del General Paz) n’a pas suivi le modèle de déploiement d’un éventail régulier mais bien plus d’une urbanisation sectorielle plus ou moins approfondie et pénétrante selon les orientations et l’occupation des sols nouvelle après artificialisation (Janoschka, Borsdorf, 2011). L’habitat populaire s’étend de façon désorganisée sur la Pampa, côtoyant des bidonvilles (villas miserias) dans les cuvettes inondables à proximité du Riachuelo où 2 millions d’habitants puisent informellement une eau polluée.

Source: Janoschka Michael et Axel Borsdorf, « Condomios fechados und barrios privados: The rise of private residential neighbourhoods in Latin America », Private Cities, 1er septembre 2011, p. 92-108.

Certaines périphéries industrielles connaissent une reconversion, notamment dans le cas des quartiers de Palermo Soho et de Palermo Hollywood. (Prévôt-Schapira, 2022)

Toutefois certaines périphéries n’ont pas le même contenu social et l’étalement urbain contribue également à la fragmentation spatiale.

Les grandes étendues sont mises à profit lors de grands projets immobiliers et certaines banlieues portègnes se constituent en isolats à contenu social homogène. C’est le cas à Nordelta au nord de la ville où des lotissements pavillonnaires se sont construits autour d’un cours d’eau selon un modèle sécessionniste proposant services et aménités à 90 000 habitants (Janoschka, Borsdorf, 2011). Leurs rues courbes en impasses, niant le modèle orthogonal initial, rompent avec l’idéologie intégratrice et centralisatrice sous-tendue par le modèle urbain latin dont hérite Buenos Aires: à l’heure du néolibéralisme, elles marquent l’influence du modèle anglo-saxon de Johannesburg dans un espace urbain originellement proche du modèle d’Amsterdam (Lévy, 1997). Elles desservent un ensemble fermé (barrio privado) de 1 600 hectares.

Source: Janoschka Michael et Axel Borsdorf, « Condomios fechados und barrios privados: The rise of private residential neighbourhoods in Latin America », Private Cities, 1er septembre 2011, p. 92-108.

Dans ses extensions contemporaines, Buenos Aires évolue vers un modèle de “ville sans urbanité”, marquée par la fragmentation et la détérioration du tissu initial sous l’effet de la pixellisation de la propriété, principalement dans le domaine portuaire, et la création d’une “mosaïque d’enclaves” (Massin, 2014). La politique néolibérale de délégation des services portuaires à des firmes nationales et étrangères menée par la dictature dans les années 1970 et poursuivie par les gouvernements démocratiques a favorisé la mise en concurrence des terminaux et la faillite de certains, dont les friches trouent la nappe urbaine le long de l’axe majeur du fleuve. Cela suppose de nouveaux enjeux de requalification urbaine et de création de nouveaux liens.

Bibliographie

Bairoch Paul, De Jéricho à Mexico: villes et économie dans l’histoire, Paris, France, Gallimard, 1985.

Chaunu Pierre, Histoire de l’Amérique latine, Paris, France, Presses universitaires de France, 1993.

Dabène Olivier et Frédéric Louault, « Dossier Amérique latine », Carto, no 73, octobre 2022, p. 84.

Forget Marie et Sébastien Velut, « Grands barrages, frontières et intégration en Amérique du Sud », Bulletin de l’association de géographes français. Géographies, vol. 92, no 2, Association de géographes français, 1er juin 2015, p. 244-257 (en ligne : https://journals.openedition.org/bagf/633 ; consulté le 21 septembre 2022).

Goerg Odile, Xavier Huetz de Lemps et Jean-Luc Pinol, Histoire de l’Europe urbaine, Paris, France, Éditions du Seuil, 2012.

Janoschka Michael et Axel Borsdorf, « Condomios fechados und barrios privados: The rise of private residential neighbourhoods in Latin America », Private Cities, 1er septembre 2011, p. 92-108.

Lévy Jacques, « Penser la ville : Un impératif sous toutes les latitudes », CEMOTI, Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, vol. 24, no 1, Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 1997, p. 25-38 (en ligne : https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1997_num_24_1_1396 ; consulté le 31 décembre 2022).

Massin Thomas, « Les villes portuaires de Campana et Zárate dans les processus de métropolisation de Buenos Aires (Argentine) », Urbanités, 4 « Repenser la ville portuaire », novembre 2014 (en ligne : https://www.revue-urbanites.fr/4-les-villes-portuaires-de-campana-et-zarate-dans-les-processus-de-metropolisation-de-buenos-aires-argentine/ ; consulté le 30 novembre 2022).

Prévôt-Schapira Marie-France, « Buenos Aires », Encyclopædia Universalis, 2022 (en ligne : http://www.universalis-edu.com.acces.bibliotheque-diderot.fr/encyclopedie/buenos-aires/ ; consulté le 28 décembre 2022).

Romero José Luis et Philippe Cujo de Fortuny, Amérique latine: les villes et les idées, Paris, France, Les Belles Lettres, 2019.

Roncayolo Marcel, La ville et ses territoires, Paris, France, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997.

Rouquié Alain, Amérique latine: introduction à l’Extrême-Occident, Paris, France, Éditions du Seuil, 1998.

Thuillier Guy, « Les quartiers enclos à Buenos Aires : la ville privatisée ? », Géocarrefour, vol. 81, no 2, 1er avril 2006, p. 151-158 (en ligne : https://journals.openedition.org/geocarrefour/1892 ; consulté le 15 décembre 2022).

Velut Sébastien, « Argentine, modèle à monter », L’Espace géographique, vol. 30, no 3, 2001, p. 231-244 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2001-3-page-231.htm ; consulté le 28 décembre 2022).

Le dégel foncier en Terre de Feu

Las costas occidentales de la Tierra del Fuego se desgranan en numerosas islas, entre las cuales culebrean canales misteriosos que van a perderse allá en el fin del mundo, en « La Sepultura del Diablo ».

« Cabo de Hornos » in Cabo de Hornos (1941), Francisco Coloane

Le 4 novembre 2016, le quotidien argentin La Nación publie un article intitulé “Ruta 9: un viaje insólito por el máximo emblema de la corrupción”. Seule infrastructure routière destinée à la traversée longitudinale de la province de Santa Cruz à hauteur du bassin versant du fleuve éponyme, elle est au cœur de conflits locaux de grande ampleur. L’observation et la réalisation d’entretiens par la journaliste montre que l’aménagement, confié par le président  Nestor Kirchner à Lázaro Baez, un homme d’affaire possédant plusieurs grandes propriétés agricoles (estancias) desservies par l’axe routier, a couvert un important cas de corruption: la viabilisation du tracé et la pose de signalétique n’ont pas été réalisées et les habitants pratiquant le pastoralisme rapportent des formes d’intimidation pour tenter de les chasser des terres parcourues par les troupeaux d’ovins.

L’aménagement de la route 9 a attiré l’attention: les chantiers des barrages de Condor Cliff et de la Barrancosa, qui s’inscrivent dans le Plan Quinquennal de coopération, alors signé par l’Argentine et la Chine, se situent le long du tracé du cours d’eau et les véhicules du consortium sino-argentin en charge de la construction sont les seuls à parcourir un axe encore dangereux et inabouti.

Ces deux projets hydroélectriques s’inscrivent dans une logique d’intégration d’une province marginale à l’échelle de l’ensemble national: Santa Cruz, l’une des 5 provinces de la Patagonie argentine, dans la partie australe du Cône Sud, est au coeur des efforts de développement de l’infrastructure énergétique nationale.

La Patagonie: un découpage austral du Cône Sud

La province argentine de Santa Cruz

Nous avons décidé d’adopter ici une lecture des méga-projets hydroélectriques de Condor Cliff et de la Barrancosa se focalisant sur la terre. Cette dernière est centrale puisqu’elle est le matériau principal mis en mouvement lors de l’aménagement. Elle sert également de base spatiale et conditionne la territorialisation des barrages qui acquièrent une spatialité grâce à elle. Elle permet également de saisir les permanences et les mutations de relations socio-spatiales multiscalaires (interétatiques, nationales ou régionales/locales). Les rapports à la terre changeants selon les espaces, les acteurs et les temporalités renseignent sur les conditions d’émergence de tels projets. Ils indiquent également la façon dont les deux barrages recomposent les stabilités foncières qu’une inertie spatiale permet toujours de déceler, changent l’usage des sols, modifient les modes de valorisation.

Le choix de la région d’étude est lié à notre volonté d’approfondir le rôle du sol et du foncier dans la genèse d’un conflit institutionnel et habitant depuis 2014. Nous souhaitons approfondir la thématique de la concurrence des modes d’habiter et du conflit de représentations dans un mémoire qui insiste sur les tensions et heurts liés à des pratiques et des imaginaires spatiaux opposés chez plusieurs acteurs (institutionnels argentins du gouvernement central ou de la province, entreprises de construction argentines et chinoises, banques, “nativos” attestant d’un enracinement patagon depuis plusieurs générations, nouveaux installés à la faveur de l’intégration régionale et des avantages comparatifs – salaire, emplois, infrastructures, Peuples premiers – Mapuches, associations écologiques, touristes, ouvriers chinois, etc.). L’élargissement de la compréhension du conflit territorial à des problématiques de la géographie rurale, dans une région comptant 98 % d’urbains mais caractérisée par la pratique du pastoralisme, la valorisation touristique d’un paysage “naturel” et l’existence de grandes superficies peu ou pas peuplées, convoitées pour leurs terres, nous a semblé pertinente.

L’ensemble prend la forme d’une revue de littérature élaborée à partir d’une sélection d’articles choisis pour les rapport qu’ils entretiennent avec cette approche, qu’elle soit centrale ou marginale au sein de la parution. Celle-ci s’inscrit dans la perspective d’un stage de recherche rattaché à l’UNPA et à l’antenne du CONICET de Río Gallegos, et permet d’éclaircir le paysage de la recherche sur les problématiques foncières patagones. La littérature grise (rapports techniques et comptes-rendus d’études depuis le temps de la prospection jusqu’à celui de la mise en œuvre) nous a permis de saisir la façon dont la terre était techniquement investie dans le projet. Notre regret est de n’avoir pas investigué suffisamment les périodiques provinciaux (La Opinión austral, Tiempo Sur et El Día libre) pour intégrer une analyse de représentations sur les conflits fonciers. Nous avons en outre fait le choix de ne nous appuyer sur l’historique du projet qu’afin de le rendre intelligible sans rentrer dans tous ses détails, puisqu’il court d’études préliminaires dans le courant des années 1950 jusqu’à aujourd’hui: nous choisissons d’approfondir la dernière séquence, depuis la fin de la présidence de Cristina Fernández de Kirchner, en 2014, jusqu’à 2022.

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Si les barrages matériellement sont de grands consommateurs de terre(s), la terre dont les caractéristiques sont mises à profit leur sert également de base spatiale, tandis qu’à leur tour ces aménagements contribuent à l’évolution du foncier et des relations sociales par terre interposée.

Les barrages consommateurs de terre(s): la terre comme matériau

Les aménagements hydrauliques, des édifices gourmands en terres

Les deux barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa mobilisent des volumes importants de terres pour être réalisés. Celle-ci doit être utilisée pour assurer les fondations de l’ouvrage principal et est actuellement extraite à partir des activités de déblaiement en bordure de fleuve ainsi que d’excavation dans le versant Nord de la vallée: celui-ci doit abriter la partie enfouie des installations. Les rapports techniques (Brünner, 2014) ainsi que les études d’impact (celui de la Secretaría de Ambiente de Santa Cruz et du Ministerio de Ambiente y Desarrollo Sustentable de la Nación, en 2017) rédigés mettent en lumière l’architecture de l’ouvrage, son ancrage dans la vallée et ses caractéristiques techniques, mais le rôle de la terre reste périphérique dans la littérature grise, notamment de la maîtrise d’ouvrage. Selon Alejandro Schweitzer, la terre dans le projet d’aménagement reste un impensé et sa gestion par les acteurs sociaux n’est pas au cœur du projet ; dans les pratiques, elle est plus considérée comme un sous-produit dont la mise au jour et l’évacuation ne font pas l’objet de planifications précises.

Paysage de chantier et excavation des terres sur le site de La Barrancosa

Une mobilité de(s) terre(s) encadrée par des logiques économiques et une juridiction embryonnaire

La terre / les terres mises en mouvement par des capitaux chinois dans le cadre de l’aménagement des barrages de Condor Cliff et de la Barrancosa s’inscrivent dans des logiques économiques à diverses échelles. Ces échanges de matière traduisent matériellement1 Matérialité comme incarnation concrète dans l’espace par opposition à la physicalité chez Descola, qui traduit les potentialités d’action sur l’espace (Santoire Emmanuelle, Jean Desroche et Romain Garcier, « Physicalités en transition : le cas des barrages hydroélectriques dans les vallées alpines françaises », Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, no 109-3, Association pour la diffusion de la recherche alpine et UGA Éditions., 30 décembre 2021 (DOI : 10.4000/rga.9472 consulté le 26 septembre 2022). des processus de mise en relation des centralités argentines avec leurs périphéries, des lieux de consommation avec les lieux de consommation énergétique au sein d’un réseau cohérent. L’extension de ces circulations à la Patagonie argentine marque l’intégration des espaces périphériques au pays et au monde (Lins Ribeiro, 1987). Elle est une traduction locale du “spatial fix”2 Harvey David, The limits to capital, London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Verso, 1999., une expansion continue du capital à la recherche de ressources, de marchés, de main-d’oeuvre. Cet ajustement spatial s’incarne  matériellement dans les infrastructures hydroélectriques, l’armature énergétique (réseau de distribution). Dans les études régionales, le processus est analysé en tant que progression des “frontières d’expansion du capital” (Schweitzer, 2011) permettant de créer les conditions favorables de production et d’exploitation de la nature ou de la main-d’œuvre.

D’autres logiques économiques propres à la relation sino-argentine ou à celle qu’entretient l’Amérique latine avec le monde permettent d’expliquer ces circulations matérielles. Dans Las venas abiertas de América latina3 Galeano Eduardo, Las venas abiertas de América latina, México, Espagne, Espagne, Siglo veintiuno editores, impr. 1986, 1986., Eduardo Galeano évoque une relation structurelle de dépendance dans laquelle le centre extérieur accumule des capitaux tandis que la périphérie renforce ses caractéristiques, les failles dont profite le pourvoyeur étranger de capitaux. Dans le cas du río Santa Cruz, l’absence de prise en compte du coût écologique de l’infrastructure induit par le forage, l’extraction de terre à ciel dans le montant total de l’aménagement illustre une relation basée sur un “échange écologique inégal” (Joan Martinez Alier, 2002) favorable à la Chine4 Celle-ci réalise 2 autres aménagements majeurs en Patagonie, parmi lesquels le projet agroalimentaire de l’entreprise Beidahuang Group dans la province de Río Negro et la construction de l’aqueduc La Paz-Estacas ainsi que du système d’irrigation à Mandisoví Chico, en Entre Ríos.: depuis 2016, les circulations matérielles sont encouragées par la signature d’un Plan quinquennal5 Plan Quinquenal Integrado China-Argentina para la Cooperación en Infraestructura (2017-2021), paru le 12 mai 2017 dans le Bulletin officiel argentin, définissant 16 projets prioritaires en Argentine bénéficiant d’un financement chinois. par les deux pays.

Las venas abiertas de América Latina, Eduardo Galeano (1986)

L’expansion du capital dans les provinces patagones et la genèse de mégaprojets – Merlinsky Gabriela, Mauricio Berger, María Paula Blois, Tomás Capalbo, Cecilia Carrizo, Andrea Ceretani, Guilllermo Folguera, Julieta Godfrid, Felipe Gutiérrez Ríos, Mark Healey, Lorenzo Langbehn, Facundo Martín, María Gabriela Merlinsky, Pablo Pereira, Patricia Pintos, Constanza Rendón, Andrés Scharager, Mariana Schmidt, Anne Tittor, Melina Tobías, Mariana Schmidt, Alejandro Schweitzer, Virginia Toledo López, Astrid Ulloa, Martina Villahoz, Lucrecia Wagner et Mariana Walter, Cartografías del conflicto ambiental en la Argentina 3, Buenos Aires, CICCUS, 2020.

Toutefois, la recherche n’est pas focalisée aujourd’hui sur le devenir social des terres extraites, leur déplacement et leur gestion dans le temps par les acteurs de l’aménagement. Le chantier sur le site de La Barrancosa, encore en cours, se traduit par une gestion informelle, non planifiée, du substrat dégagé.

Ces aménagements sont également encadrés par un corpus juridique. L’Etat et la région disposent de peu d’outils pour encadrer la circulation du substrat. La focale est moins placée sur la régulation des modalités de construction que sur l’utilité de l’aménagement dans le maintien d’une présence effective de l’Etat dans la région : par là, de “déplacer la frontière de l’espace-connu” (Forget, Velut, 2015), d’encadrer les transactions foncières, empêcher l’existence d’un régime foncier caractérisé par non droit, comme en témoigne le cas Lázaro Baez. Ce renforcement de la présence étatique s’est caractérisé par la cession en 2016 de la juridiction du projet par la présidente de la région, Alicia Kirchner, au gouvernement central. Il s’est accru par la cession au pouvoir central du contrôle sur le fleuve en 2017.

Un réseau énergétique austral en cours d’étoffement – Forget Marie et Sébastien Velut, « Grands barrages, frontières et intégration en Amérique du Sud », Bulletin de l’association de géographes français. Géographies, vol. 92, no 2, Association de géographes français, 1er juin 2015, p. 244-257 (en ligne : https://journals.openedition.org/bagf/633 ; consulté le 21 septembre 2022).

Base foncière et genèse des barrages – La terre comme support

Des acteurs structurant la marchandisation des terre

Une nébuleuse d’acteurs organise l’ensemble des échanges de terres dans la province de Santa Cruz. Celles-ci ont été acquises par une “Unión Transitoria de Empresas” (UTE), un consortium composé de deux entreprises argentines (Electroingeniería & Hidrocuyo) et d’une entreprise chinoise (Gezhouba Group Corporation). Le groupe a été reconnu comme responsable de la construction, de la gestion et de l’entretien des deux barrages par le gouvernement central sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner en 2012. Les chefs d’Etat argentin et chinois ont ratifié l’Accord final pour le financement des barrages en 2014. Le financement a été obtenu grâce à un prêt octroyé par 3 banques: la Banque de développement chinoise (BDC), l’ICBC et la Bank of China Limited (BOC). Dans l’ensemble, les deux barrages constituent le plus gros investissement réalisé par la Chine à l’étranger, atteignant les 4 714 millions de dollars (Uriburu Quintana, 2017).

D’autres acteurs ont agi en contrepouvoir à cette logique d’artificialisation en reprenant des logiques marchandes similaires mais à des fins différentes: des fondations créées par des capitaux nationaux et étrangers, comme la Conservation Land Trust (créée en 1991) et la Patagonia Land Trust, aujourd’hui Conservation Patagonia (créée en 2000), ont acheté des terres dans la perspective d’en faire don à l’Etat argentin pour former le Parc national de Monte León et d’agrandir celui de Los Glaciares.

Un processus historique d’accaparement et de concentration foncière d’origine exogène

La concentration foncière dans les mains d’un nombre restreint de propriétaires absentéistes, gérant de grands domaines latifundiaires, s’est faite à travers un processus d’accaparement des terres depuis la fin du XIXe s.. Dès la structuration des ensembles nationaux chilien et argentin, dans les années 1880 s’est développée une contradiction entre un discours en faveur du peuplement des territoires et de la dotation en terre de petits propriétaires, particulièrement dans les régions frontalières et une pratique caractérisée par la consolidation de la grande propriété.

C’est la “domanialité” (Chouquer, 2011) de la terre qui explique que l’Etat argentin ait pris en charge le peuplement austral du territoire. Il adopte une succession de lois organisant les conditions d’accès à la propriété: la première, la loi 817, ratifiée en 1876 dite “Ley Avellaneda”, stipulait que la propriété de la terre n’était acquise qu’à condition de la peupler. Cependant, la colonisation du Sud a été davantage prise en charge par des acteurs privés que par des acteurs étatiques et le gouvernement central s’est retrouvé impuissant face à une dérive vers la concentration foncière, accentuée de génération en génération par la spéculation sur le rachat de terres à de petits propriétaires.

La domanialité: un régime foncier né à l’heure des indépendances – Chouquer Gérard, « Le nouveau commerce triangulaire mondial. Ou les analogies du foncier contemporain », Études rurales, no 187, EHESS, 1er août 2011, p. 95-130 (en ligne : https://journals.openedition.org/etudesrurales/9398 ; consulté le 26 septembre 2022).

Dans ce contexte, l’Etat argentin opte pour la régularisation d’une situation foncière qui lui échappait et promulgue en 1891 la loi de peuplement 2875 dite “Ley de Liquidación”, qui annule les obligations de colonisation antérieures et offre la possibilité de se rendre légalement propriétaire par le biais de donations ou d’achats à bas prix.

La dotation en terres des populations indigènes premièrement spoliées, par la loi 1501 dite “Ley del Hogar” promulguée en 1884, par leur concentration dans colonies agro-pastorales, est un échec.

Le gouvernement argentin favorise dès lors la location des terres et certaines acquisitions foncières dont l’usage et la superficie sont encadrés (pastoralisme sur 2500 ha).

A l’échelle provinciale, dans celle de Santa Cruz, c’est le gouverneur qui dresse les contrats de location de terres avec les intéressés, soumis ensuite à validation du gouvernement central. Le signataire est soumis à des obligations juridiques d’investissement dans l’équipement et d’acquisition d’un cheptel avec un nombre de têtes défini, mais les contrôles par la Direction Nationale des Terres et des Colonies sont peu fréquents.

Cependant, un nombre considérable de terres ont été achetées par des compagnies étrangères spécialisées dans la laine à l’Etat argentin, qui comblait ses déficits chroniques par des entorses à la loi et des ventes illicites: les entreprises étaient à 35 % britanniques, 35 % espagnoles, 30 % allemandes ou françaises et possédaient des succursales à Buenos Aires ou Puntas Arenas, au Chili (Güenaga, 1994).

Un maillage foncier contemporain inégal, moteur des mégaprojets

L’existence des mégaprojets est conditionnée par l’existence de grandes réserves foncières disponibles entre les mains de l’acteur à la racine du projet. Leur spatialisation dans la région de Santa Cruz a été favorisée par une dynamique contemporaine de recomposition du maillage spatial. Celle-ci a été commandée par des logiques structurelles internes liées au déclin de l’élevage ovin, à la désertification et à la faillite de nombreuses compagnies agroalimentaires locales (Sili, 2005), mais encore par des facteurs externes parmi lesquels un mouvement d’acquisition de terres par des investisseurs étrangers. Ces achats de terres étaient dédiés à plusieurs fins: l’agriculture intensive, le développement de la viticulture, l’exploitation de ressources minières et des hydrocarbures, l’exploitation forestière et le développement d’activités touristiques (Borras et al. 2013, Borras et al. 2014, Dirven 2014). Toutefois, entre 2002 et 2013, les acquisitions foncières à des fins spéculatives ou d’exploitation minière ont prédominé dans la région (Costantino, 2015).

Orientation contemporaine des logiques d’accaparement foncier dans la province de Santa Cruz – Vazquez Alberto et Marcelo Sili, « Dinámica espacial del proceso de extranjerización de la tierra en la Patagonia », Journal of Latin American Geography, vol. 16, 1er janvier 2017, p. 117-137.

Si ces acquisitions par des investisseurs étrangers sont significatives quant à la superficie qu’elles occupent dans la province de Santa Cruz (plus de 2 millions d’ha), elles sont faibles relativement, dans un contexte de grande disponibilité foncière et par rapport à d’autres provinces où elles atteignent quasiment 14 % des terres (Misiones ou Corrientes) (Vazquez, 2017).

Accaparement foncier absolu et relatif dans les provinces argentines australes – Vazquez Alberto et Marcelo Sili, « Dinámica espacial del proceso de extranjerización de la tierra en la Patagonia », Journal of Latin American Geography, vol. 16, 1er janvier 2017, p. 117-137.

Cette concentration foncière tend à s’accroître et explique la mise en place de systèmes de contrôle des acquisitions: ces derniers sont gérés par des institutions propres comme le Registre National des Terres Rurales (RNTR) qui produit des données à des fins de détection des situations d’acquisition foncière par des acteurs étrangers.

Quel sol pour le social ? – La terre comme produit

Fragmentation foncière et conflits agraires

La réalisation des deux barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa implique une réorganisation du foncier agricole. En effet, la mise en eau du barrage a été la raison de l’expropriation des propriétaires sur une frange de 200 m autour du lac, justifiée par la collectivité territoriale par un besoin de prévenir tout dégât par les variations courantes  du niveau du miroir d’eau: la province a voté la loi 3389 conduisant à la récupération des terres riveraines. De ce fait, l’emprise spatiale acquise par l’UTE dépasse les 49.783 ha initiaux (infrastructures et terres ennoyées) pour atteindre les 90.000 ha (Aguilar, 2017). Les dispositions de prévention du risque de submersion sur les terres riveraines entrent cependant en conflit avec les usages de ces terres, utilisées comme terrain de parcours par des éleveurs d’ovins. Ce type d’élevage nécessite un accès à l’eau, que seul permet le déplacement jusqu’aux rives du lac en période hivernale dans une région où les glaciers (Perito Moreno, Uspala, Spegazzini, Mayo, Frias) en amont du lac Argentino sont des châteaux d’eau retenant de grands volumes et où les fleuves sont à leur étiage.

Au-delà de la contrainte d’accès pesant sur les éleveurs, le conflit foncier s’est structuré autour de l’existence polémique d’un appendice à la loi 3389 présente dans l’article 5, qui autorise l’attribution à de nouveaux propriétaires des terres bordant le lac après dépossession des anciens propriétaires. L’obligation juridique a été perçue par les éleveurs par une contrainte déguisée par le droit et injustifiée (Costantino, 2021).

L’expropriation des terres riveraines implique également la progression des acquisitions foncières d’acteurs de l’agrobusiness chinois, participant au déclin de pratiques pastorales traditionnelles (production de laine) et à leur progressif remplacement par des projets chinois de cultures fourragères irrigués (luzerne) destinées à être exportées vers la Chine par le port de Punta Quilla (Puerto Santa Cruz)6 L’augmentation des importations chinoises de luzerne de 19.600 tonnes en 2008 à 798.417 tonnes en 2013 (Odarda, Viola, 2014) est liée à la croissance de l’industrie laitière nationale et aux contraintes spatiales chinoises..

L’artificialisation des sols dans une marge de nature: la péremption des représentations

Le projet d’aménagement des deux barrages est la cause d’une artificialisation des sols dans une région parcourue par le río Santa Cruz, le “dernier fleuve glaciaire de Patagonie s’écoulant librement depuis la cordillère jusqu’à la mer” (Río Santa Cruz sin Represas, 2016). Deuxième fleuve de Patagonie pour sa longueur, atteignant les 365 km, il est considéré comme un “mégafleuve” (Latrubesse, 2008). Le changement de l’usage des sols sur le site des deux barrages implique des transformations paysagères majeures: 50 % du linéaire du fleuve doit à terme être transformé en miroirs d’eau (Aves Argentinas, 2016). De même, l’aménagement conduit à changer la nature du fleuve, qui de “grand fleuve à l’état de nature” devient un “grand fleuve aménagé” (Bravard, 2018).

Ces mutations dans l’usage des sols vectrices de transformations paysagères impliquent des contradictions nouvelles entre des imaginaires anciens portés par les récits de voyage et la littérature d’aventure (Francisco Coloane, Luis Sepúlveda, Bruce Chatwin, etc. ), sur lesquels ont joué les acteurs de voyage et de tourisme, et la réalité d’une région dans laquelle s’insèrent désormais des marqueurs paysagers anthropiques.

L’artificialisation des sols suppose des conflits, portés par des estancias agrandies dont l’économie touristique repose sur la valorisation de ressources paysagères en voie de disparition: il en va ainsi dans le cas de l’estancia Doraike en aval du barrage, sur la bordure du fleuve, développant des activités dans le domaine de l’agrotourisme et du tourisme vert (Vázquez, 2017).

Vers une géopolitique régionale des sols ? 

    Les sols jouent un rôle central dans la structuration des pratiques et des discours des acteurs locaux s’opposant au projet de construction des barrages de Condor Cliff et de La Barrancosa. Ils ont fait leur entrée dans le langage juridique et scientifique régional: ils sont devenus des moteurs de la conflictualité sociale et environnementale de la province.

Les sols sont devenus des motifs sérieux de contestation du projet parmi les acteurs associatifs de la coalition “Río Santa Cruz Sin Represas”7 Elle est formée de la Fundación Ambiente y Recursos Naturales, de l’ONG Aves Argentinas, des Fundaciones Banco de Bosques, Flora y Fauna, Naturaleza para el Futuro (FUNAFU) y Vida Silvestre Argentina (FVSA). qui reportent une altération des sols et une diminution de la SAU sur l’aval du bassin versant ainsi qu’une modification du profil de l’estuaire du fleuve. Ces acteurs ont été rejoints par des associations socio-environnementales, dont les 9 assemblées de la province de Santa Cruz, formées spontanément en réaction au projet, et le Movimiento Patagonia Libre.

Revendications citoyennes et locales: le détournement d’un panneau sur la commune d’El Calafate

La richesse archéologique, patrimoniale et paléontologique des sols est devenue quant à elle le principal argument des Peuples premiers de la région (Fundación Ambiente y Recursos Naturales, 2015): la communauté Lof Fem Mapu (Mapuche), sédentarisée à Puerto Santa Cruz, revendique ces biens avec l’aide d’une avocate d’El Calafate qui a mis un coup d’arrêt au projet avec comme motif que la consultation des populations prévue par le point 169 de l’OIT n’avait pas été réalisée.

La réponse de l’Etat central et de la province a été la reprise des travaux en dépit de l’ordre de suspension jusqu’à réalisation de la consultation, qui n’intervient qu’en février 2018, ainsi que l’adoption d’un discours dissuasif: un ultimatum est adressé aux populations, les obligeant à se conformer à la catégorisation de l’usage des sols en LULU (locally unacceptable land use8 Catégorisation soulignant qu’il existe des externalités négatives pour les habitants liées à l’occupation des sols.) sous peine de perte de leur emploi.

***

    Ainsi, nous avons pu voir que le projet d’aménagement des deux barrages illustre des formes de circulation de terre(s) plurielles. Ces dernières sont inégalement documentées par la littérature scientifique qui a davantage placé la focale sur les formes d’acquisition d’une base territoriale par des investisseurs étrangers dont la Chine que sur la gestion sociale des sols déplacés et de la terre à l’interface entre matériau et déchet selon les contextes socio-spatiaux et techniques. Toutefois, la nouveauté de l’intérêt de cette littérature pour l’étude des liens entre accaparement foncier et aménagement hydroélectrique explique que les articles et ouvrages consultés ne lui dédient qu’une place marginale, à titre d’exemple, d’appendice ou d’interrogation heuristique. Ce vide dans la littérature scientifique retient notre attention: celui-ci est tant du côté de la catégorisation et de la définition précise des relations entre recompositions foncières et mégaprojet, que du côté de l’analyse du réseau appuyant la circulation des terres avec ses sites d’extraction, ses canaux d’acheminement, ses lieux d’enfouissement, ses infrastructures et ses acteurs. Nous comptons explorer ces aspects lors de notre stage de recherche. Bien que les problématiques de la géographie rurale ne soient pas au cœur de notre projet de mémoire, elles sous-tendent les conflits et expliquent certaines logiques d’une géopolitique locale qui retient notre attention. Nous souhaiterions ainsi réaliser des observations dans la vallée et des entretiens semi-directifs avec les représentants de l’UTE à Puerto Santa Cruz, les associations que nous avons présentées et des éleveurs pour recomposer la nébuleuse d’acteurs et les relations de ces derniers au territoire. Une autre perspective retenant notre attention est celle géohistorique: elle implique la consultation du Censo Agropecuario et des archives régionales voire nationales à Buenos Aires pour nous interroger sur l’évolution de la propriété foncière locale et sur ses dynamiques majeures.

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Le Tren Maya ou la péninsule disputée

Géopolitique d’un aménagement ferroviaire mexicain

EN UXMAL

« El sol es tiempo;

el tiempo, sol de piedra;

la piedra, sangre.

La luz no parpadea,

el tiempo se vacía de minutos,

se ha detenido un pájaro en el aire.

Se despeña la luz,

despiertan las columnas

y, sin moverse, bailan.

La hora es transparente:

vemos, si es invisible el pájaro,

el color de su canto.

La lluvia, pie danzante y largo pelo,

el tobillo mordido por el rayo,

desciende acompañada de tambores:

abre los ojos el maíz, y crece.

El muro al sol respira, vibra, ondula,

trozo de cielo vivo y tatuado:

el hombre bebe sol, es agua, es tierra.

Y sobre tanta vida la serpiente

que lleva una cabeza entre las fauces:

los dioses beben sangre, comen hombres. »

Libertad bajo palabra, Octavio Paz (1960)

 

En 2018, après les élections présidentielles mexicaines au cours desquelles le Movimiento de Regeneración Nacional (MORENA) sort vainqueur, le président nouvellement désigné, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), confirme son projet de campagne où l’édification d’un réseau ferroviaire circum-péninsulaire traversant les 5 Etats du Sud-Est du pays (Chiapas, Tabasco, Campeche, Yucatán et Quintana Roo) figurait parmi les grands projets du sixtennat à venir. Le Tren maya, impulsé par le gouvernement central de la République fédérale et dont la livraison est prévue pour fin 2023, avant la fin du mandat présidentiel, consiste en l’aménagement d’un réseau ferroviaire interurbain dévolu au tourisme et au transport de marchandises au sein d’une région périphérique, concentrant les efforts nationaux d’aménagement depuis les années 1980. Le projet, vivement critiqué, réunit une nébuleuse d’acteurs chargés de la mise en oeuvre du projet, de sa planification à sa réalisation pratique, de la communication jouant sur les représentations de la forêt équatoriale, de la culture maya et de l’aménagement durable pour légitimer le projet, de la mise en cohérence des échelles d’action, mais aussi impliqués dans le questionnement de cet aménagement injonctif, qu’il s’agisse d’organisations internationales, d’agents spatiaux locaux individuels ou collectifs, ainsi que des acteurs potentiels servant de justification pour certaines actions territoriales et dont le profil est construit par les travaux de prospection ainsi que les études de marché, soit les futurs touristes permettant de rentabiliser un aménagement coûteux dans une marge nationale dont le centre de gravité est plus étasunien (la Floride polarisant le bassin des Caraïbes) que mexicain. Le projet d’aménagement se colore encore d’enjeux pluriels entretenant des conflits territoriaux à plusieurs échelles pour l’appropriation spatiale, qu’il s’agisse de la profondeur historique de la région, berceau de la civilisation maya, de sa fragilité écologique puisqu’elle concentre de nombreuses aires protégées, un écosystème riche et des caractères géologiques et pédologiques spécifiques au sein d’un vaste plateau karstique.

De fait nous allons nous intéresser aux logiques et dynamiques de ce projet selon une perspective géopolitique en mettant l’accent sur le jeu d’acteurs et l’inscription spatiale de conflits multiscalaires, en insistant dans un premier temps sur les logiques et intérêts concurrentiels d’une nébuleuse d’acteurs dans l’appropriation et la mise en valeur de la péninsule, puis sur les contestations pour et par l’espace et leurs ancrages territoriaux, enfin sur les enjeux multiples mis en exergue par les conflits.

***

    Tout d’abord, le projet du Tren Maya réunit une pluralité d’acteurs dont l’implication dans la prospection, l’aménagement ou la contestation se traduit par des logiques différenciées dans l’espace, entre valorisation d’une “modernisation” perçue à travers les yeux des agents économiques nationaux et occidentaux et défense d’un “droit à l’espace” contre le rattachement imposé à l’ensemble du territoire national sans consultation ni indemnisation satisfaisantes du point de vue des populations habitant et pratiquant le territoire.

Le Tren Maya s’inscrit dans un projet d’intégration à l’échelle nationale, porté par un acteur officiel ayant défini selon une logique verticale des objectifs économiques de rééquilibrage régional, surveillés et appliqués par des acteurs secondaires.

Le projet correspond à l’édification d’une ligne ferroviaire de 1554 km dans le Sureste, traversant 42 municipalités et comptant 19 gares le long du linéaire: il s’agit d’un projet ferroviaire et urbain, puisqu’au-delà des 7 tronçons prévus, un ensemble de 19 villes nouvelles doit voir le jour pour prévoir les flux touristiques issus de la déconcentration à partir de la Riviera Maya urbanisée en corde à noeuds vers l’intérieur de la péninsule (annexe 1). Ces emprises urbaines ex nihilo doivent couvrir une vaste offre de services (hôtels, centres commerciaux, restaurants et boutiques). A ces constructions s’ajoute la création de parcs industriels et de pôles de développement1F. Perroux, « Note sur la ville considérée comme pôle de développement et comme foyer du progrès », Revue Tiers Monde, vol. 8, no 32, Persée – Portail des revues scientifiques en SHS, 1967, p. 1147-1158 (en ligne : https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1967_num_8_32_2413 ; consulté le 27 avril 2022). le long du chemin de fer, dont le point de départ est l’aéroport de Cancún, principal centre de distribution des touristes vers les stations balnéaires et villes en retrait du trait de côte. L’objectif pour l’Etat mexicain est double: il s’agit à la fois de diversifier qualitativement et de déconcentrer le tourisme local, mais encore de favoriser le développement d’une région en marge2“acercar el desarrollo a las comunidades nativas de la cultura maya e incrementar la competitividad del producto turístico Mundo Maya” (site officiel du Tren Maya: https://www.trenmaya.gob.mx/).. Pour ce faire, il s’est doté des services du FONATUR3Fondo Nacional de Fomento al Turismo (Fonds National de Promotion du Tourisme)., l’organisme public chargé des travaux.

Le face-à-face entre les agents du projet officiel et les groupes qui s’y opposent se traduit quant à lui par des territorialisations emboîtées, juxtaposées et superposées soulignant la dimension spatiale des dissensions.

Les agents officiels porteurs du projet s’inscrivent dans l’espace à travers la création de marqueurs traduisant une territorialisation et une affirmation du contrôle sur une portion de la péninsule comme base foncière pour la réalisation de la boucle ferroviaire: l’Etat, comme principal acteur du projet, possède en propre les terres sur lesquelles sont construits les remblais. Il s’appuie sur un pluralité d’autres acteurs garants du projet et dont l’inscription dans le paysage contribue à la territorialisation du projet: il s’agit principalement du FONATUR, des investisseurs étrangers, soit les FTN répondant à l’appel d’offre pour la construction des 40 trains avec Alstom-Bombardier ayant été sélectionnée en avril 2021 et ancrée dans le territoire avec son site de production à Ciudad Sahagún Hidalgo4Chargé de l’équipement en matériel de signalisation, d’enclenchement et de gestion du trafic, ainsi que de l’équipement au sol, Alstom contribue à l’inscription spatiale du projet, à la matérialisation de la propriété de l’Etat mexicain et à la fragmentation: la discontinuité spatiale et la genèse de limites sous la forme du linéaire ferroviaire s’inscrit dans le territoire comme négation du droit coutumier sur certaines de terres traversées.. De plus, l’armée, envoyée par l’Etat mexicain pour la construction des tronçons 6 et 7 rejoignant Chetumal et Escárcega, est la matérialisation du pouvoir régalien dans ce territoire. Ces acteurs prennent aussi appui sur l’armature touristique de la région, renforcée par le projet, ainsi que sur les propriétaires des grands groupes hôteliers qui financent la viabilisation des terrains jouxtant leurs resorts pour améliorer leur accessibilité comme le fondateur du groupe Vidanta, Daniel Jesús Chávez Morán.

Mais ces terres s’inscrivent aussi dans le périmètres de municipalités dont la position vis-à-vis du projet dans ses objectifs comme dans sa forme est contrastée. Certains élus locaux se positionnent contre celui-ci, principalement dans les foyers de peuplement maya, en accord avec la posture des Défenseurs du Territoire Maya (Múuch Xíinbal) et du Collectif de “Semillas Nativas” de Bacalar5Ville de l’Etat de Quintana Roo., cherchant à montrer que le territoire est déjà aménagé historiquement par des communautés humaines. Cependant, d’autres élus comme Eleazar Ignacio Dzib Ek accusent le CRIPX6Consejo Regional Indigena y Popular de Xpujil (Conseil Régional Indigène et Populaire de Xpujil): organisation permettant la représentation des communautés indigènes de la région de Calakmul. de racisme en laissant croire qu’en leur condition de Peuples Premiers, les 64 communautés indigènes de Calakmul se sont fait berner. Les territorialisations du projet et des communautés indigènes, antagonistes lorsque le CRIPX a porté une plainte au nom des habitants des localités de Carmen II et de San José7Localités polarisées par Calakmul, dans l’État de Campeche., se sont résorbées dans une coopération spatiale lorsque la plainte a été retirée pour “mensonge” de la part du CRIPX envers les communautés sur les conditions de l’aménagement: ces dernières considèrent que le Tren Maya est un outil de gouvernance partagée ainsi que de développement local et se présentent comme favorables à la construction de la ligne sur leur territoire.

Enfin, des acteurs sans assise spatiale participent à cette géopolitique locale, notamment des ONG ou l’ONU comme organismes de vigilance ayant rappelé à l’ordre l’Etat fédéral pour l’organisation de consultations non réglementaires visant à sonder les habitants sur leur approbation vis-à-vis du projet: ces dernières ont abouti à des résultats anormalement positifs contestés par une partie des acteurs locaux.

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Ces concurrences existant entre les différents acteurs habitant, pratiquant ou aménageant ce territoire se traduisent spatialement par des contestations pluriscalaires pour et par l’espace luttant contre la mise en ordre8L’espagnol emploie le terme reordenamiento quand le français dit “aménagement”. Le substantif espagnol possède une dimension coercitive mettant l’accent sur la création d’une structure, lorsque celui de la langue française insiste sur l’idée de sublimation des potentialités naturelles, de perfection du lieu ou territoire. du territoire selon la visée des agents mexicains officiels et de leurs collaborateurs étrangers.

La péninsule a historiquement acquis son unité en tant que marge disputée attirant les projets de rattachement au territoire national et résistant à ces derniers.

Le projet d’aménagement de la péninsule a une histoire: dans son état actuel, il vise la réhabilitation de voies existantes et la reprise partielle d’un tracé antérieur. Ce dernier a été établi lors de la création en 1880 du seul train de voyageurs de la région, sous le gouvernement de Porfirio Diaz (1876-1911) qui dirige les Etats-Unis mexicains jusqu’à la révolution nationale (1910-1917). Ce proto-projet a fait l’objet de contestations de la part des zapatistes9Groupe se réclamant de l’idéologie du révolutionnaire Emiliano Zapata Salazar, l’un des instigateurs de la révolution mexicaine., luttant pour l’acquisition et la redistribution de terres face aux grands propriétaires fonciers10Au Mexique, les hacendados. et contre la confiscation par l’Etat de terres destinées au chemin de fer, principalement dans les Etats du Sud-Est du pays. La contestation pour l’usage de l’espace contre le projet vertical est reprise à la fin du XXe s. lorsqu’en 1994 le sous-commandant Marcos11Il s’inscrit dans le mouvement de guérilla de l’EZLN, l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Armée Zapatiste de Libération Nationale). reprend le cri d’Emiliano Zapata “Terre et Liberté” et lance la révolution dans l’Etat du Chiapas qui se diffuse dans les Etats limitrophes. Ces expressions spatiales de la contestation sont une des causes de l’arrêt des derniers services interurbains de chemin de fer dans les années 1990. Ce n’est qu’en 2012 que le président précédant AMLO à la tête de l’Etat, Enrique Peña Nieto (2012-2018), représentant du Partido Revolucionario Institucional (PRI), annonce 13 mesures promettant la construction d’un Tren Transpeninsular de Mérida à Punta Venedo: le projet est enterré par manque de fonds publics.

L’aménagement de la péninsule s’inscrit aussi dans la continuité d’un développement historique de la côte du Yucatan et du Quintana Roo, à travers la promotion des Centros Integralmente Planificados (Centres Intégralement Planifiés) dits CIP au milieu des années 1980 par le FONATUR: l’Etat développe une politique de valorisation des activités touristiques dans les secteurs les plus en retard à l’échelle nationale par la création d’enclaves touristiques dessinées et gérées par le gouvernement central, favorisant l’artificialisation de la côte et les grands hôtels comme occupation du sol majoritaire dans les stations. Le Tren Maya repose sur ces premiers aménagements et les contestations sur l’aménagement des pôles littoraux  se superposent aujourd’hui à lutte contre la fragmentation des milieux rétro-littoraux tropicaux, selvatiques et karstiques apportée par les liaisons nouvelles.

Du côté des acteurs garants de la réalisation du Tren Maya on peut observer un verrouillage de l’aménagement à travers le discours sur l’espace, des représentations géopolitiques et des usages de l’espace confisquant l’action d’autres acteurs sur celui-ci.

L’aménagement du territoire est tout d’abord guidé par un processus d’inertie territoriale et un discours de justification de l’artificialisation par l’existence d’anciennes infrastructures sur le tracé projeté: le linéaire doit être dédoublé en suivant la ligne historique parallèlement au tronçon Mérida-Cancún ; quant  au secteur 4 entre Izamal et Cancún, il est à réaliser par la requalification de l’emprise de la route 180. L’absence de tracé ex nihilo sur une partie de la boucle permet la justification de l’aménagement en tant qu’il implique une artificialisation modérée des sols.

Le second argument déployé dans le discours sur l’espace par les acteurs officiels est celui de la justice sociale et spatiale12Le président AMLO parle “de un acto de justicia” (2018).. Dans les États traversés par le Tren Maya, la moitié des 13 millions d’habitants vit sous le seuil de pauvreté. L’Etat a créé des partenariats entre le FONATUR et le CONEVAL13Consejo Nacional de Evaluación de la Política de Desarrollo Social (Conseil National d’Évaluation de la Politique de Développement Social). dans le but de légitimer le méga-projet comme outil d’une politique sociale de rééquilibrage des niveaux de vie entre le coeur du territoire national et cette marge14Le site officiel du projet (https://www.trenmaya.gob.mx/empleo/) annonce la création sur le pôle emploi du gouvernement fédéral de postes pour une rémunération allant de 6 500 à 25 000 pesos par mois, alors que certains Etats de la région sont en difficulté (taux de chômage de 6,2 % dans l’Etat de Tabasco)..

Une autre stratégie employée par le gouvernement fédéral est de qualifier le méga-projet comme relevant de la “sécurité nationale”. La justification de l’aménagement comme nécessité de laquelle dépend l’indépendance économique et le développement autocentré du Mexique a des conséquences géopolitiques. Dans un premier temps, elle nie le caractère proprement spécifique de la région pour la rattacher définitivement au territoire national. Puis la nomenclature est associée à un régime juridique d’exception octroyant les pleins pouvoirs à l’Etat15Il peut contourner la Loi Générale sur l’Équilibre Écologique et la Protection de l’Environnement (LGEEPA) qui oblige à une évaluation du projet par Direction Générale de l’Impact Environnemental (DGIRA) et à la production de deux documents: la Déclaration d’Impact Environnemental (MIA) et une Étude Technique Justificative (ETJ)..

Enfin, le gouvernement confisque la contestation du tracé pour des raisons écologiques en prévoyant en diminuant la valeur qualitative des périmètres protégés pour en augmenter la surface par ajout de terres limitrophes à faible valeur foncière et ne présentant pas d’intérêt pour le projet du Tren Maya. Ainsi sont prévues l’extension du parc de Calakmul16La zone doit voir sa surface augmenter de 730 000 ha à 1 200 000 ha selon le projet présenté par AMLO., une ancienne cité maya classée à l’UNESCO inscrite dans une réserve de la Biosphère et la création de nouveaux corridors écologiques pour compenser le passage du chemin de fer à travers la zone archéologique et le parc.

Du côté des acteurs contestant le projet, l’espace est un outil informel dans la structuration de la lutte (un espace ressource servant à freiner les injonctions spatiales), mais aussi adossé à une mobilisation de l’appareil juridique et du droit portant sur les terres.

La région est caractérisée par la prégnance des activités agricoles (agriculture vivrière et familiale sur de nombreuses petites parcelles). Cette structure agraire est héritée du système des ejidos17Maillage de petites parcelles appartenant à l’Etat qui les a redistribuées à l’issue de la réforme agraire de 1917 au sortir de la révolution mexicaine: ces dernières sont indivisibles et non cessibles à un tiers. assurant la propriété à de petits paysans de la péninsule. La lutte contre l’expropriation au profit du Tren Maya se fait par la mise en culture des terres qui assurent une base territoriale pour les revendications paysannes dont le poids est conséquent, quant à la population comme aux superficies concernées18La région compte 5 000 ejidos et 53 % du linéaire du Tren Maya se situe sur des terres ejidales selon le Registre Agraire National..

Dans les instants de crise luttes citoyennes contre l’expropriation prennent la forme d’occupations des secteurs désignés sur le plan initial du tracé: dans l’Etat de Campeche, les émeutes de la capitale aboutissent au contournement de la ville coloniale classée à l’UNESCO, tandis qu’à Candelaria 500 paysans retiennent la pelleteuse d’un sous-traitant du FONATUR et obligent l’organisme à mettre en pause les travaux sur le tronçon concerné.

Toutefois, le poids de l’espace comme outil dans la contestation des aménagements est limité: la guérilla utilise désormais le droit sous la forme d’amparos19Saisine de la justice contre les décisions du gouvernement.. Ceux-ci se dirigent dans un premier temps contre le régime d’exception dont bénéficie le projet et qui le soustrait aux obligations de transparence en portant devant la justice les enjeux de démocratie participative20La juge Celina Angélica Quintero Rico, du 17e Tribunal du District dans le domaine Administratif de la Ville de México concède une première suspension définitive à l’organisation de la société civile “Litige Stratégique” en mars 2022., et tentent de freiner l’avancée des travaux21En mars 2022, la cour de justice impose l’arrêt des travaux sur les 3 premiers tronçons après la victoire de l’Assemblée des Défenseurs du Territoire Maya (Múuch’ Xíinbal) devant le tribunal..

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Enfin, ces concurrences spatiales et ces conflits entre acteurs garants du projet officiel et les populations côtoyant l’aménagement, inégalement favorables à sa réalisation, mettent au jour une pluralité d’enjeux sous-tendus par le caractère proprement géopolitique du Tren Maya.

    L’enjeu principal est économique avec une captation des flux et déconcentration touristique à l’échelle régionale, mais aussi social avec la création d’un corridor de développement poursuivant la politique nationale de réduction de la pauvreté.

Les flux touristiques sont capitaux dans l’économie régionale: le Mexique se place au 6e rang mondial quant au nombre annuel de touristes, notamment grâce aux 6.8 millions de touristes dans les zones archéologiques de la région maya22Chichén Itza et Tulum sont respectivement les 2e et 3e sites archéologiques nationaux en nombre de visiteurs, derrière Teotihuacan (District Fédéral de México).. L’enjeu majeur du projet est la réduction des temps et des coûts de transport de marchandises, de passagers et de touristes dans la péninsule, en accord avec le Plan National de Développement (2019-2024)23Celui-ci articule le Tren Maya au Couloir Transisthmique et à la Zone Libre de la Frontière Nord qui agissent en tant que cortinas (membranes) pour capter les flux pluriels en direction du Nord.. Le train n’est donc pas dévolu uniquement à la déconcentration touristique puisque 70 % de la rentabilité sera liée au transport de marchandises. L’autre enjeu social et économique du Tren Maya est le rôle de ce dernier dans la modification du prix du foncier sur une ceinture dont l’épaisseur prend la forme d’un gradient depuis le linéaire vers la bordure externe: la plus-value des terrains est estimée à 4 / 6 %, impliquant une mise à distance des ménages précaires des périphéries des villes desservies.

    Ce territoire en tant qu’il est cristallisation de l’histoire par la concentration d’artefacts des civilisations précolombiennes et l’existence de peuples indigènes, est porteur d’un enjeu culturel: c’est la lutte entre des identités locales défendant un aménagement séculaire et un Etat replaçant une région périphérique dans le giron de la nation par le biais du Tren Maya qui acquiert à son tour une dimension géopolitique.

L’enjeu culturel du conflit autour du projet s’est matérialisé dans la visite réalisée par le président AMLO et la mise en scène de l’exécutif dans une vidéo du 30 janvier 202224Images du président en déplacement à Tulum (Etat de Quintana Roo): https://www.eluniversal.com.mx/video/nacion/amlo-asegura-que-tren-maya-y-proyectos-en-el-sureste-no-destruiran-medio-ambiente. où il apparaît vêtu d’une chemise aux motifs maya: les CRIPX a critiqué cette forme d’appropriation culturelle qui s’inscrit dans la continuité d’une nomenclature où le caractère maya est désigné comme commercial et sans fondement. En dépit de la présence de 3.6 millions de maya dans la région25Selon les chiffres avancés par l’Instituto Nacional de los Pueblos Indígenas (Institut National des Peuples Indigènes) qui indique une pluralité de communautés: akateko, ixil, kaqchikel, jakalteco, k’iche, mam, maya, q’anjob’al, q’eqchi, chuj, chol, awakateco, ayapaneco, chontal, nahua, tzeltal, zoque, lacandón, mocho, tojolabal, tsotsil, zoque., ces derniers ne sont que peu intégrés dans les décisions concernant l’aménagement et le conflit porte aussi sur le clivage entre savoirs vernaculaires niés par le FONATUR et savoirs technocratiques dont les FTN et l’organisme public sont les garants, tant dans la représentation que dans l’aménagement et la pratique du territoire.

    Enfin, la dimension écologique et patrimoniale se superpose aux précédentes et explique certains conflits d’usage entre défenseurs d’une régulation de l’artificialisation du territoire et les agents du projet.

Les critiques principales émanent d’organisations civiles se basant sur les études d’organismes scientifiques indépendants26Le Jardin Botanique Alfredo Barrera Marín indique l’ampleur de la déforestation sur les 120 km de forêt entre Cancún et Tulum avec la destruction de 8 736 000 arbres.: elles mettent en garde contre la perte de services écosystémiques, la fragmentation des écosystèmes, la défaunation et l’isolement reproductif que le tracé implique. La question de la conservation d’une zone selvatique où les perturbations anthropiques peuvent affecter le milieu est au coeur des conflits pour la sanctuarisation: les ONG insistent sur l’influence de la vibration et du bruit liées au train sur les populations de chauve-souris, sur le risque de piétinement de la flore par le passage des touristes hors des sentiers, sur l’absence de système de collecte des déchets dans les localités de Calakmul pour faire face à l’afflux de touristes.

Le Tren Maya est en outre aménagé sur une vaste table calcaire caractérisée par le plus grand système de grottes submergées et de cenotes27Larges dolines cylindriques aujourd’hui sanctuarisées ou dévolues à la baignade pour les touristes, liées à l’inframonde dans la croyance maya. au monde. Ces rivières souterraines interconnectées font de la péninsule un vaste “gruyère” où les grottes submergées sont en contact avec l’océan28Le réseau aquatique joue un rôle crucial puisqu’il permet le contact progressif entre la forêt, la mangrove et le récif corallien..

Cet espace fragile est mis en danger par le tronçon 5 de Tulum à Playa del Carmen selon les experts du projet GAM29Gran Acuifero Maya (Grand Aquifère Maya)., réunissant des hydrogéologues de plusieurs nationalités, les principaux acteurs de la contestation dans le conflit d’usage entre artificialisation et sanctuarisation, soulignant l’absence de débouché aux consultations engagées par le Comité Scientifico-Culturel30Organisme officiel réalisant les plans de prévention et les études de viabilité du terrain avant construction. et de rapports d’expertise sérieux sur les risques d’effondrement.

Enfin, le train est construit sur une aire culturelle majeure dont les multiples sites paléontologiques et archéologiques sont les témoins31Dans la zone couverte par le Tren Maya, on compte 30 aires archéologiques ouvertes au public dont 6 sont classées à l’UNESCO (Sian Ka’an, les villes préhispaniques d’Uxmal, de Chichén Itza, de Palenque, l’ancienne cité maya de Calakmul et la ville historique fortifiée de Campeche).. L’INAH32Instituto Nacional de Antropología y de Historia (Institut National d’Anthropologie et d’Histoire)., chargé des recherches archéologiques le long du tracé du chemin de fer, témoigne de la réussite du projet de fouille avec 16 000 découvertes archéologiques33Selon le rapport de l’INAH en octobre 2021, sur le premier tronçon de Palenque à Escarcega ont été identifiés 2 482 structures, 80 sites d’enterrement, 60 000 fragments de céramique datant du Préclassique moyen (700-300 B.C.) à la fin de la période Classique (600-850 A.D.). et une avancée de la recherche de 100 ans sur ce qu’elle serait si un tel programme n’avait pas été lancé. Mais la plupart des scientifiques de l’organisation se positionne dans le cadre d’une géopolitique où ils obtiennent l’appui des communautés locales opposées au Tren Maya, et donc favorables à la multiplication de sites d’exhumation d’artefacts et à l’allongement des recherches préparatoires comme outil spatial dans la lutte contre le projet.

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    Ainsi le méga-projet du Tren Maya offre l’illustration d’une situation géopolitique où se croisent des territorialisations conflictuelles et des coopérations, des représentations antagonistes et des concurrences se matérialisant dans l’usage de l’espace (occupation, mise en culture des terres, fouilles archéologiques) et du droit comme outils de visibilisation et de lutte. Les conflits qu’il cristallise sont le point de convergence de fractures historiques entre le Mexique et une périphérie longtemps tenue à distance que les dynamiques touristiques en provenance du modèle étasunien de récréation tendent à recomposer et à transformer.

Annexe

Géopolitique de la péninsule : le Tren Maya, miroir des conflits territoriaux

Légende de l’annexe

Bibliographie

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A Valparaíso, la poésie entre terre, mer et ciel

A Valparaíso, Joris Ivens

C’est sur les accents de Nous irons à Valparaíso interprétée par Germaine Montero, dont la voix rénove une chanson célèbre du folklore marin que s’ouvre le court-métrage, accompagnant un feu d’artifice de nuit sur le port embrumé de Valparaíso, déchiré par les lumières des jeux des pyrotechniques, des phares et des bateaux:

« Hardi les gars ! Vire au guindeau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Hardi les gars ! Adieu Bordeaux !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Au Cap Horn il ne fera pas chaud !
Haul away ! hé oula tchalez !
A faire la pêche cachalot !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !

Plus d’un y laissera sa peau !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
Adieu misère adieu bateau !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Et nous irons à Valparaiso !
Haul away ! hé oula tchalez !
Où d’autres y laisseront leur os !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho !

Ceux qui reviendront pavillons haut !
Good bye farewell ! Good bye farewell !
C’est premier brin de matelot !
Hourra ! Oh Mexico ! HO ! Ho ! Ho !
Pour la bordée ils seront à flot !
Haul away ! hé oula tchalez !
Bon pour le rack, la fille, le couteau !
Hal’ matelot ! Hé ! Ho ! Hisse hé ! Ho ! »

Ouverture: le feu d’artifice dans la rade de Valparaíso

Valparaíso est aujourd’hui la troisième région urbaine du Chili ; c’est sur celle-ci que le réalisateur néerlandais Joris Ivens, acceptant l’invitation du président Salvador Allende, en collaboration avec Chris Maker et accompagné d’une équipe franco-chilienne, braque son objectif pour son documentaire sur la communauté de 42 villages, cette « fédération de collines » entre Cordillère et Océan Pacifique, grosse de 300 000 habitants au début des années 1960, aujourd’hui comptant plus d’un million habitants dans la totalité de la conurbation.

Le documentaire contre la prose: la caméra comme outil poétique

Valparaíso est présentée dès l’ouverture du documentaire comme une hétérotopie1M. Foucault, Le corps utopique, Les Hétérotopies, Lignes, 1966.: un espace radicalement autre n’obéissant pas aux logiques courantes de l’espace, dont les frontières sont délimitées et dont la pénétration suppose l’entrée un système régi par d’autres lois. Les premières images mettent en scène l’approche des côtes chiliennes par un bateau équipé d’un radar, pour se repérer dans la nuit australe, sonnant la corne de brume: l’arrivée placée sous le signe de la science et du rationnel est commentée par la voix off annonçant « Encore deux heures pour Valparaiso [sic] ». Toutefois, cet accès à la ville, médiatisé par l’outillage de la marine, est court-circuité par la mise en relief des images de l’accueil pittoresque, s’incarnant dans les lumières éclatantes des feux zébrant le ciel noir, et par une ellipse temporelle passant sous silence le temps de la navigation. Seule une succession de plans en plongée agrandissant le champ sur la rade de Valparaíso réalisent la transition entre le voyage et l’immersion dans la fantasmagorie, dans un instant de pur silence repoussant le moment de l’emballement des instruments et des sens. Le court-métrage joue sur le passage de cette frontière, accentue les effets de tension entre mer & terre, pour dresser l’éthopée d’une ville à travers ses activités et ses habitants, dans un maniement de la métonymie insistant sur la poésie d’un espace ouvert à tous les vents, dirigé vers le grand large et connaissant vertige de l’ascension.

Ville rattachée au nom de Pablo Neruda, poète chilien auteur du Canto general, des Veinte poemas de amor y una canción desesperada et des Residencias en la tierra, qui y acquiert une maison surplombant la baie rocheuse en 1959, « La Sebastiana »2https://fundacionneruda.org/museos-casa-museo-la-sebastiana/, elle est placée sous le signe de la poésie. L’artiste apparaît d’ailleurs dans le court-métrage, dans une scène de vie familiale où l’on aperçoit l’intérieur de sa maison, dans laquelle il descend les escaliers avec ses chiens. Valparaíso émerveille le regard du poète et celui du cinéaste par sa toponymie ravissante: la voix off commente avec une ironie certaine la prononciation française du nom local, « ce que l’on prononce affreusement à la française, Valparaiso [sic], c’est Valparaíso, la vallée paradis, paradis d’une étape ensoleillée après les cauchemars de la traversée pour les marins qui la baptisèrent, ou dernière étape avant le paradis » soulignant l’imaginaire poétique et le motif de l’anabase que sous-tend son étymologie.

Extérieur de la « Sebastiana »

Intérieur de « La Sebastiana »

Le nom attribué à la localité semble être le corollaire toponymique de la configuration géographique de la ville, tournée vers les cieux et juxtaposant des collines aux flancs lacérés par des escaliers, des rampes, des ascenseurs. Elle est l’espace de rencontre de flux multiples, ascendants et descendants, parallèles ou contradictoires, différenciés dans le temps, hiérarchisés par la peine qu’ils causent chez ceux qui les composent. Le réalisateur exploite les potentialités architecturales de la ville pour interroger le cinéma: il rénove le procédé du travelling en embarquant sa caméra dans les ascenseurs de Valparaíso et balade sa caméra sur les fenêtres, les façades et les cours des baraques accrochées aux collines, sur le visage des habitants, jusqu’à parvenir au point de négation du cinéma par la revendication d’un naturalisme dévoilant les travers d’une œuvre sans pose où le regard estomaqué opère en miroir dévoilant la présence d’une caméra pour en recueillir la trace. C’est à partir de ce matériau que Joris Ivens parvient à transfigurer le prosaïque en poétique. La mobilisation du vocabulaire épique par la voix off décrivant les montées et les descentes des enfants, des adultes et des vieillards, partant à l’assaut des pentes pour lier la ville basse commerçante et les quartiers résidentiels des hauteurs, évoquant une ville « prise et reprise sans cesse, comme le fort de Douaumont, une activité de guerre ou de grande manœuvre, avec assaut, percée, sortie, repli, victoire, déroute, et quelquefois des trêves » dans une cascade de substantifs, contribue à nourrir l’image d’une lutte contre les éléments et d’une tension primordiale à l’interface entre terre, mer et ciel. S’y ajoutent des paronomases, des effets d’écho ou d’anaphore3« en bas », « en haut » sur lesquels joue la voix off pour souligner le rythme du ballet incessant des cabines: cela devient la matrice d’un rythme nouveau, celui de la voix off, sublimant son matériau en se rapprochant de la poésie.

Les ascenseurs de Valparaíso

Les escaliers de Valparaíso

La poésie surgit de l’usage que le cinéaste fait des outils de sa discipline, du regard émerveillé sur le lien qui unit Valparaíso et l’ailleurs. Les maisons peuplant l’espace de la ville semblent proclamer la suprématie du beau sur l’utile par leur forme triangulaire, les rendant inmeublables ; de fait, la ville garde dans ses formes et ses activités la nostalgie d’un outre-mer sur laquelle Joris Ivens joue, présentant les maisons comme des bateaux amarrés, rigidifiés mais regardant vers un passé où ils sillonnaient les mers, restes d’une époque marquée par l’expansion maritime. S’enchaînent les photogrammes avec des effets de décalage dans le port de la caméra pour simuler le tangage et une bande son reproduisant le clapotis des vagues, dans une séquence où l’angle aigu de la maison est implicitement comparé à la proue d’un navire4« Combien de maisons sont des souvenirs de bateaux, jusqu’à ce que n’y tenant plus, elles deviennent bateaux elles-mêmes » et se retrouve remplacé dans les plans suivants par une barque puis un navire de la marine de guerre. La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.

L’architecture triangulaire

La « maison-navire »

La ville s’est nourrie de ces expéditions dont elle conserve quelques traces symboliques, capturées par le réalisateur, dont le monument en marbre avec ses statues, ses arabesques et ses bas-reliefs à la gloire d’Arturo Prat, officier de la marine mort dans la bataille navale pour la prise d’Iquique (1879-1884), anciennement péruvienne, aujourd’hui chilienne.

Monument aux héros de Iquique (Plaza Sotomayor, Valparaíso)

Si la ville s’est bâtie en amphithéâtre autour d’une baie et si les mouvements horizontaux des navires ont marqué son histoire coloniale et nationale, l’aspiration verticale n’en reste pas moins forte. La caméra s’accroche à des images fugaces opérant comme des traces de la présence du divin: entre deux rails, un massif de fleur à la faveur d’une percée de la nature en milieu urbain, et sur les toits, les girouettes et les vêtements malmenés par les vents marins, comme les marques d’une lutte moderne entre physis et nomos où les forces primordiales n’ont en rien perdu de leur vigueur. La vie à Valparaíso semble perpétuellement dans l’attente d’une ascension au ciel, se manifestant dans divers fragments poétiques: une mariée descendant la colline dans un ascenseur, son voile blanc flottant dans l’air et pointant vers le ciel depuis la fenêtre de la cabine ; un concours de cerfs-volants sur un terrain vague autour des constructions informelles, avec leurs toiles colorées, dont les mouvements sont comparés à un envol de mouettes dans le port de Valparaíso, dans une séquence où les plans en plongée sur l’océan et en contre-plongée sur le ciel s’alternent. Le cinéaste, avec l’oeil du connaisseur, arrache à la ville cet aveu en indiquant que tous les « ponts aboutiss[ent] en plein ciel ».

Les cerfs-volants dans le ciel de Valparaíso

Détail de cerf-volant: un phoque

Envol de mouettes dans le port de Valparaíso

La estética variopinta: le « chamarré » comme métaphore de foisonnement culturel

La scène des cerfs-volants apparaît à la fin du documentaire comme le point culminant de l’usage de la couleur et des effets de combinaison chromatique qu’elle offre. Instant bref où l’étendue bleue se transforme en manteau d’Arlequin, elle signale la bigarrure de la ville comme une de ses caractéristiques majeures, tant architecturale que sociale, culturelle ou paysagère. Joris Ivens joue particulièrement sur les effets de contraste dans son documentaire, présentant le Valparaíso, aux multiples facettes, aux reflets opalins, tiré entre deux extrêmes, le ciel et l’abîme.

L’esthétique du cinéaste est elle-même tendue entre deux pôles opposés, s’adaptant ainsi à la réalité contrastée de la ville: dans le court-métrage, la veine du réalisme social côtoie de près l’image poétique. L’oeil de Joris Ivens est particulièrement attentif à la fragmentation sociale de Valparaíso avec ses promeneuses aux ombrelles promenant leurs manchots domestiqués, apparitions loufoques pour le spectateur confronté à cet extrême-occident 5A. Rouquié, Amérique latine: Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Le Seuil, 1998, 1 vol. côtoyant les contrôleurs et machinistes du système de déplacement urbain à flanc de collines, les enfants déambulant dans les rues et glissant le long des rampes dans des courses effrénées, les pêcheurs et travailleurs du port commercial de la ville basse traversant les villages perchés plusieurs fois par jour, les vagabonds, les parias, les familles pauvres dans leurs baraques sur les replats sommitaux des collines du Baron, de la Croix, du Papillon, des Religieuses, des Laitières, le tout se structurant selon une logique où le gradient d’altitude dans la localisation des résidences traduit un gradient de richesse chez les habitants: la voix off commente ces baraques, qu’elle présente comme de « grandes maisons en fer noir et rouillé, les châteaux des pauvres », à l’architecture intérieure similaire à celle des vecindades mexicaines, résidences partagées et taudifiées ouvertes sur un puits de lumière central.

Une promeneuse de manchot

Une passante avec son ombrelle

Un couple dans un ascenseur

Marché de Valparaíso

La criée du port de commerce de Valparaíso

Les « châteaux des pauvres »

La mise en relief de l’aspect bariolé de cette ville passe par un parti-pris cinématographique, celui d’opérer un clivage dans le chromatisme entre le noir et blanc du début du court-métrage et la mobilisation de la couleur à partir de 21’09: le changement d’une esthétique à l’autre se justifie par l’introduction du « sang » comme dénominateur commun de l’époque précoloniale, coloniale et contemporaine de Valparaíso, apparaissant au moment où un client d’un bar ivre jette un couteau sur un miroir et qu’un kaléidoscope pluralise les angles de vue sur un jeu de cartes tâché du sang d’une bagarre. Ce motif d’inspiration surréaliste avance l’idée de la violence comme fil rouge dans le développement de la ville, tantôt du temps des civilisations précolombiennes illustrées par les manuscrits renaissants au moment de la « découverte du Nouveau Monde », du temps des corsaires et pirates, de la lutte contre les éléments (tempêtes6J. Verne, Les Naufragés du Jonathan, Paris, Hetzel, 1909 (posthume), incendies et tremblements de terre), des heurts géopolitiques lors des indépendances des virreinatos de la couronne espagnole et de la « guerre du guano » où les intérêts chiliens ont été favorisés par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre la marine d’Isabelle II d’Espagne organisant le blocus de la rade, d’une nouvelle domination culturelle par les yankees. On repère ces héritages dans la pratique de la ville par la caméra du cinéaste: de la France avec le bâtiment de l’Alliance française, de l’Espagne avec la toponymie hispanophone, l’architecture et la christianisation, de nations commerçantes ayant entretenu des liens d’échange avec le Chili (la voix off cite Singapour et Casablanca), de la Grande-Bretagne avec la tradition de l’élevage équin et de la course hippique à Viña del Mar, des Etats-Unis avec l’esthétique des enseignes de bars aperçues au cours d’un travelling avant où la caméra est embarquée dans une voiture et la tradition du dancing où la jeunesse de Valparaíso se retrouve sur la piste pour esquisser des pas sur « Ya se fue el mes de agosto… »…

Le motif du « sang »: clivage NB & couleur

Les compétitions équestres de Viña del Mar

Les enseignes de bars

Le dancing à la mode étasunienne

***

La séquence finale est celle du générique de clôture qui condense dans le procédé kaléidoscopique et dans les reflets opalins des dessins représentant la ville, ses baraques, ses fenêtres où le linge est étendu, la végétation maritime de l’Hémisphère Sud les particularités d’une ville palimpseste et dont le sens ne saurait être épuisé en quelques photogrammes, tant ses formes sont plurielles et complexes. Le cinéma de Joris Ivens ne saurait envisager l’approche narrative et l’hybris de l’essai de capture de l’essence du lieu: son approche du documentaire questionne plutôt le genre et joue avec son matériau pour interroger la nature de l’objet, la frontière entre la poésie et la prose.

L’extrait, plus évocateur et plus satisfaisant que toute approche subjective, partielle et partiale:

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Gabriel García Márquez et la fabrique du « realismo mágico »

Pour une (re)lecture de La Hojarasca

Pour qui a parcouru l’œuvre de l’auteur colombien Gabriel García Márquez, le microcosme construit par l’auteur dépasse les frontières de chacune de ses œuvres. C’est à raison que l’on verrait dans sa production littéraire la tentative de bâtir un univers dont la complexité ne pourrait se passer des relations intertextuelles et de la coopération du lecteur pour naviguer dans la somme des livres tournant autour d’une réalité complexe puisque magique, gravitant autour du village imaginaire de Macondo.

Se fondant sur l’exemple de l’ascension au ciel de Remedios la Bella dans Cien años de soledad, García Márquez souligne, dans ses entretiens avec Plinio Apuleyo réunis sous le titre El olor de la guayaba (1982)

« No hay en mis novelas una línea que no esté basada en la realidad »

« Il n’y a pas dans mes romans une seule ligne qui ne soit fondée sur la réalité »

Cette illusion du réel se nourrit du dialogue que les œuvres entretiennent entre elles, comme l’ensemble des pièces d’un édifice témoignant de la réalité « autre » de l’Amérique latine.

Il nous a semblé utile de considérer l’incipit sa première œuvre à l’aune de ces observations, en s’intéressant à son rôle structurant dans le dessin initial des thématiques de l’œuvre à venir (dimension proleptique), l’affirmation du style de l’auteur et d’une diégèse : la présente étude (en espagnol) s’attarde sur l’analyse des premières lignes de La Hojarasca (1954).

La Hojarasca (1954)

De pronto, como si un remolino hubiera echado raíces en el centro del pueblo, llegó la compañía bananera perseguida por la hojarasca. Era una hojarasca revuelta, alborotada, formada por los desperdicios humanos y materiales de los otros pueblos; rastrojos de una guerra civil1 que cada vez parecía más remota e inverosímil. La hojarasca era implacable. Todo lo contaminaba de su revuelto olor multitudinario, olor de secreción a flor de piel y de recóndita muerte. En menos de un año arrojó sobre el pueblo los escombros de numerosas catástrofes anteriores a ella misma, esparció en las calles su confusa carga de desperdicios. Y esos desperdicios, precipitadamente, al compás atolondrado e imprevisto de la tormenta, se iban seleccionando, individualizándose, hasta convertir lo que fue un callejón con un río en un extremo un corral para los muertos en el otro, en un pueblo diferente y complicado, hecho con los desperdicios de los otros pueblos. Allí vinieron, confundidos con la hojarasca humana, arrastrados por su impetuosa fuerza, los desperdicios de los almacenes, de los hospitales, de los salones de diversión, de las plantas eléctricas; desperdicios de mujeres solas y de hombres que amarraban la mula en un horcón del hotel, trayendo como un único equipaje un baúl de madera o un atadillo de ropa, y a los pocos meses tenían casa propia, dos concubinas y el título militar que les quedaron debiendo por haber llegado tarde a la guerra.

Hasta los desperdicios del amor triste de las ciudades nos llegaron en la hojarasca y construyeron pequeñas casas de madera, e hicieron primero un rincón donde medio catre era el sombrío hogar para una noche, y después una ruidosa calle clandestina, y después todo un pueblo de tolerancia dentro del pueblo.

En medio de aquel ventisquero, de aquella tempestad de caras desconocidas, de toldos en la vía pública, de hombres cambiándose de ropa en la calle, de mujeres sentadas en los baúles con los paraguas abiertos, y de mulas y mulas abandonadas, muriéndose de hambre en la cuadra del hotel, los primeros éramos los últimos; nosotros éramos los forasteros; los advenedizos. Después de la guerra, cuando vinimos a Macondo y apreciamos la calidad de su suelo, sabíamos que la hojarasca había de venir alguna vez, pero no contábamos con su ímpetu. Así que cuando sentimos llegar la avalancha lo único que pudimos hacer fue poner el plato con el tenedor y el cuchillo detrás de la puerta y sentarnos pacientemente a esperar que nos conocieran los recién llegados.

Entonces pitó el tren por primera vez. La hojarasca volteó y salió a verlo y con la vuelta perdió el impulso, pero logro unidad y solidez; y sufrió el natural proceso de fermentación y se incorporó a los gérmenes de la tierra. (Macondo,1909)

***

La literatura suramericana conoce un auge en la década de 1960, con la aparición de novelas que pretenden buscar una identidad americana mediante la convocación de lugares míticos como Comala (Juan Rulfo) o bien Macondo, pueblo que se encuentra en varias obras de Gabriel García Márquez (La Hojarasca, Cien años de soledad)

Este fragmento corresponde al incipit de La Hojarasca, primera obra de Gabriel García Márquez, publicada en 1954. Dentro de ésta, se presenta la llegada de la compañía bananera en la ciudad de Macondo así como la transformación que resulta de esta instalación violenta, que causó muchos desastres en los pueblos dentro de los cuales se estableció. Es un narrador interno quien nos presenta este cambio brutal, poniendo de relieve esta “hojarasca” que lo arrastra todo y se vuelve una imágen fuerte de esta ruptura que conocen los habitantes frente a esta llegada que parece increíble y casi fantástica.

¿Cómo el uso de un narrador interno que ofrece una percepción propia de un evento espectacular y casi fantástico, mediante la imagen de la hojarasca, permite ofrecer una imagen de una “colonización” desde el punto de vista de los “colonizados” y emprender un proceso de reflexión sobre la alteridad y la barbaridad de los “pioneros” ?

Utilizaremos la partición del texto ofrecida por la separación en cuatro párrafos: mientras en el primero se presenta la llegada repentina y sorprendente de la compañía bananera mediante la mirada del narrador intradiegético, con referencia a esta hojarasca que trae todos los desperdicios de los pueblos “conquistados” anteriormente por la compañía, el segundo, más breve, ofrece una percepción de la instalación de la prostitución dentro de la ciudad de Macondo; el tercero pone el énfasis en la idea de alteridad, construida y deconstruida por los ojos del narrador; el cuarto concluye brevemente con la instalación de la compañía.

En primer lugar vamos a fijarnos en el primer párrafo que pone el énfasis en la llegada de la compañía bananera en el pueblo de Macondo, vista a través de los ojos de un narrador intradiegético.

Primero, hay que prestar atención al carácter introductor de este texto: se trata de un incipit (prólogo). La atención del lector es directamente captada por el uso del conector temporal “de pronto”, y de los verbos en pretérito indefinido como “llegó”, “arrojó”, o bien “esparció”. En efecto, el carácter llamativo de este inicio consiste también en la identicación entre el lector y el narrador en cuanto a la percepción visual y sensorial (“olor de secreción a flor de piel y de recóndita muerte” que da vida a una atmósfera impalpable, la de la muerte). La subjetividad del narrador (adoptada por el lector para el descubrimiento de la escena) es presentada desde el principio con “parececía”: vamos a ver algo, relatado por el narrador interno, en una especie de hipotiposis que pone el énfasis en lo sorprendente de los acontecimientos, actualizados.

Entonces, la llegada de la compañía bananera en el pueblo de Macondo es desde el principio caracterizada por su espectacularidad: la multiplicación del término “hojarasca” en el principio así como en el resto del texto acentúa esta presencia peculiar. Tiene un carácter brutal en su llegada, reforzado por los términos que ponen de relieve su globalidad e intensidad como “cada vez […] más”, “todo lo contaminaba”, “multitudinario”, “numerosas”. El primer párrafo es también invadido por las referencias a la destrucción que forman un campo semántico prolífico: “desperdicios” (repetido siete veces), “escombros”, etc. La comparación liminar, “como si un remolino hubiera echado raíces en el centro del pueblo”, introduce por primera vez tanto la idea de violencia como la metáfora natural (aquí precisamente vegetal) que va a estar muy presente dentro de todo el texto (“catástrofes anteriores” o bien “tormenta” en el primer párrafo). La violencia de esta llegada es reforzada de nuevo por la trimembración adjetival “era una hojarasca revuelta, albororada, formada por”, o bien “arrastrados”, “impetuosa fuerza”.

Uno de los otros rasgos de este inicio es la presentación de una especie de caos, de desorden reforzado a la vez por la sintaxis, los tiempos, y las imágenes. En efecto, este caos es creado primero por la manipulación temporal realizada, que mezcla a la vez una experiencia pasada en diferentes analepsis (“rastrojos de una guerra civil”, “catástrofes anteriores”, etc.), un pasado actualizado (pretérito indefinifo como si pasara delante de nuestros ojos) puesto de relieve por el carácter durativo de los gerundios “seleccionando, individualizándose”, un fúturo en pasado (“hasta convertir lo que fue un callejón con un río en un extremo un corral para los muertos en el otro, en un pueblo diferente y complicado, hecho por los desperdicios de los otros pueblos.”), y otros conectores temporales que señalan etapas de la historia de Macondo (“en menos de un año”, o “a los pocos meses”): desembocamos en una forma de interpenetración de las temporalidades, que refuerza esta idea de confusión del narrador como del lector. Esta idea de caos la encontramos en esta proposición que señala el cambio de un lugar organizado (paralelismo entre “en un extremo”, “en el otro”) por un “río” símbolo de vida y un “corral para los muertos” (antitéticos y opuestos en la geografía de la frase y del espacio real) por un pueblo nuevo, complicado, sin orden aparente. Se ofrece otra imágen de este caos aparente en la proposición “al compás atolondrado e imprevisto de la tormenta” que hace referencia a la dimensión dinámica de los acontecimientos, con un metáfora musical.

Otro rasgo de este primer párrafo, es el registro fantástico que lo impregna, que surge de la interpretación que hace el narrador y protagonista principal de tal aparición: nace de la oposición entre la idea de imposibilidad y la realización en el mundo real. En efecto, la bimembración inicial “remota e inverosímil” funciona como un indicador, un guiño al lector que pocas lineas abajo descubre el “allí vinieron” que precisa la construcción mental anterior del narrador. La aparición que formaría parte del registro maravilloso si no fuera tan violenta como una apropiación ilegal por parte de la compañía, se vuelve un primer indicador de esta percepción subjetiva del narrador: parecen personas que llegan de repente sin explicación, adquiriendo un carácter escatológico (esta vertiente del texto se nutre de multiples intertextos como las mitologías precolombianas, la Biblia, o bien la escena primitiva de la conquista). Este espanto que marca el inicio del texto es reforzado después por la larga enumeración asindética con paralelismo (empleo de muchos complementos del nombre “desperdicios”): “los desperdicios de los almacenes, de los hospitales, de los salones de diversión, de las plantas eléctricas; desperdicios de mujeres solas y de hombres que amarraban la mula en un horcón del hotel” que subraya esta irrupción brutal de una forma de civilización violenta con sus atributos (encerrar en “almacenes” como idea de propiedad, “hospitales” como rechazo del orden natural, “plantas eléctricas” como creaciones tecnológicas desconocidas, “mulas” amarradas como domesticación de los animales). Esta idea de ingenuidad la encontramos de nuevo en la última frase que pone de relieve una idea de cambio significativo con la metamorfosis espectacular del “baúl de madera o [del] atallido de ropaen otros recursos con más valor: “tenían casa propia, dos concubinas y el título militar”. Se dibuja aquí el sarcasmo del narrador frente a una ascensión social rápida y a sus atributos (las mújeres como indicador irónico de respectabilidad, el grado militar otorgado sin explicación racional).

En un segundo lugar, vamos a prestar atención esta vez a la presentación despectiva que hace el narrador de otro aspecto de las modificaciones que trae al compañía con su llegada a Macondo: la prostitución.

Lo interesante en este párrafo es la presentación que hace el narrador/protagonista de esta actividad, que se esconde bajo referencias edulcoradas, según una estética de la lítote: en realidad conta con la reactivación del sentido por el propio lector. Se recuperan las imágenes tópicas con la imágen del barrio: “pequeñas casas de madera” (pobreza material), “un rincón donde medio catre era el sombrío hogar para una noche” (cromatismo que da la impresión de mala fama, “medio catre” que subraya la poca comodidad y la sordidez), “y después una ruidosa calle clandestina, y después todo un pueblo de tolerancia dentro del pueblo.” (paralelismo polisindético que pone el énfasis sobre una percepción externa a través del oído, y sobre la idea de barrio dentro del barrio, de espacio cerrado sobre sí mismo, “clandestino” pero aceptado). El empleo del término “amor triste”  refuerza esta idea con la referencia a la clandestinidad de la prostitución mediante una perifrasis.

En tercer lugar, observaremos que el párrafo siguiente, después de los dos anteriores que presentaban una visión orientada por la percepión propia del narrador, se desarrolla una primera reflexión sobre la noción de alteridad, emprendida por el indígena (sin juicio de valor ninguno), y se expresa una forma de sabiduría y de resignación con una concepción teleológica de la historia que camina hacia una renovación continúa y aceptada (no temible porque prevista), que refuerza aún más esta idea de barbaridad de la compañía, quien no se detiene delante de nada.

Primero, se recupera de nuevo las imágenes de la violencia en este episodio, con el campo semántico de la naturaleza hostil (“ventisque”, “tempestad”, “avalancha”, etc.), que ofrece otra vez esta metáfora de la “hojarasca” como un viento de destrucción que acompaña los que quieren apropiarse este territorio en una escena actualizada (uso significativo de la deixis “aquel”, “aquella”). Esta violencia es también la del mismo cambio, con su rapidez: el paralelismo asindético con “tempestad de caras desconocidas, de toldos en la vía pública, de hombre cambiándose de ropa en la calle, de mujeres sentadas en los baúles con los paraguas abiertos, y de mulas y mulas abandonadas” lo subraya con una impresión de cambio abrupto, como si los hombres se cambiaran la ropa delante de sus ojos, como si las mujeres aparecieran de repente con sus “paraguas” que funcionan como atributos de una clase rica. Así que estamos frente a uno de los recursos fundamentales de la escritura de Gabriel García Márquez, que es la mezcla de lo real (inscripción en la historia de América), y de la fantástico, en lo que llamamos el realismo mágico.

Después, en este párrafo, se emprende una reflexión sobre la idea de alteridad, construida por la visión de los de la compañía (y deconstruida por el narrador, con una idea de denuncia subterránea). Cuando el narrador afirma: “los primeros éramos los últimos; nosotros éramos los forasteros; los adenedizos.”, con cierta antítesis, pretende ofrecer una visión de lo que son para los de la compañía: extranjeros. Con la cadencia menor con yuxtaposición de los tres miembros, reforzada por el pronombre personal “nosotros” que insiste, dando a estas palabras un tono de indignación, empieza un trabajo de deconstrucción de la alteridad: los bárbaros no son los indígenas (extranjeros para la compañía), los “primeros” expulsados por los “últimos”, sino los “últimos” que usan la violencia para someter a los “primeros”.

Esta forma de sabiduría del narrador toma la forma de una resignación frente a una visión teleológica de la hsitoria, marcada por cambios que deben ser aceptados: sin embargo, lo temible es la violencia, el “impetú” de este cambio que él, no había sido previsto. Así que la analepsis introducida por “Después de la guerra, cuando vinimos a Macondo” pone de relieve tanto una idea de suerte, la de haber encontrado este locus amoenus (“apreciamos la calidad del suelo”), como una necesaria aceptación de un final para esta armonía (“sabíamos que la hojarasca había de venir una vez”). Entre la líneas del texto, se realiza una fuerte denuncia de la barbaridad de estos “colones” mediante la creación de un modelo de anfitrión quien recibe sus enemigos con hospitalidad (“lo único que pudimos hacer fue poner el plato con el tenedor y el cuchillo detrás de la puerta y sentarnos pacientemente esperar que nos conocieran los recién llegados”): la redundancia entre el adverbio y el verbio “pacientemente esperar” así como el disfraz empleado para esconder la crueldad debajo del grupo nominal “los recién llegados” (que funciona de nuevo como una lítote, figura que refuerza otra vez más una falta de comprensión, una idea de ingenuidad propia a este mundo mágico penetrado por una trivialidad que lo pone en peligro).

Finalmente, vamos a prestar atención a este último párrafo, que recupera brevemente lo anterior y sirve de conclusión, marcando una instalación definitiva.

La expresión preliminar y lacónica: “Entonces pitó el tren por primera vez.” desempeña un papel importante, anunciando la sedentarización de los de la compañía. Es el motivo final de esta instalación, puesta de relieve por la acumulación polisindética de verbos en pretérito indefinido (“volteó y salió a verlo y con la vuelta perdió […] y sufrió […] y se incorporó”) que señala una aceleración brutal del ritmo, referente sintáctico que subraya el paso al ritmo de la explotación, el de los “pioneros”. De nuevo, es la metáfora natural que presenta esta sedentarización con “el natural proceso de fermentación” y la “incorpor[ación] a los gérmenes de la tierra”, como raíces, que no se pueden arrancar.

En conlusión, podemos decir que este texto, funciona como prólogo de La Hojarasca (1954) así como de toda la obra de Gabriel García Márquez, marcada por la corriente del realismo mágico. Tiene un valor de denuncia, aquí de la actitud colonial extranjera sobre el territorio de una América latina que maravilla y cuya identidad se crea en un espacio utópico, el de Macondo, especie de avatar del Eldorado del Candide de Voltaire.

Esta temática del enfrentamiento a una civilización desconocida y con pretensiones brutales atraviesa toda la literatura suramericana: entre mil ejemplares, el poema “Vienen por las Islas (1493)” del Canto general de Neruda toma como materia el encuentro entre los indígenas de América y los conquistadores.

L’accès à l’eau dans les métropoles d’Amérique du Sud

L’accès à l’eau dans les métropoles d’Amérique du Sud

Une proposition d’introduction générale à la question

L’accès à l’eau dans le monde est, comme le rappelle David Blanchon dans son Atlas mondial de l’eau1Blanchon, David, Aurélie Boissière. Atlas mondial de l’eau : défendre et partager notre bien commun, Autrement, 2017 (3e édition)l’un des défis du XXIe siècle ; les spécificités des dynamiques spatiales et politiques liées à la question de l’eau ne sont pas pour autant les mêmes dans le monde ; les différences entre les continents et les pays sont nombreuses. En effet, dans un article d’Août 2020 du Monde Diplomatique intitulé « La Paz assoiffée par le réchauffement climatique : La Bolivie affronte l’agonie de ses glaciers », on pouvait lire :

« Entre novembre 2016 et mars 2017, la Bolivie a connu sa pire sécheresse depuis un quart de siècle : le phénomène dit El Niño provoqua une baisse des précipitations de 40 %, et une élévation moyenne de la température de deux à trois degrés. […] pour la première fois, la pénurie d’eau a affecté non seulement [des villes comme] Cochabamba, Oruro, Potosí et Sucre, mais également l’agglomération de La Paz – El Alto, dont la population, difficile à recenser, dépasse les deux millions d’habitants. ».2Gouverneur Cédric. « La Bolivie affronte l’agonie de ses glaciers. La Paz assoiffée par le réchauffement climatique ». Le Monde Diplomatique, août 2020, p.12-13.

On peut dès lors chercher à identifier, comme le suggère cet exemple bolivien, les spécificités et les dynamiques spatiales qui régissent en Amérique du Sud l’accès à l’eau des populations dans ces contextes métropolitains.

L’Amérique du Sud est un continent ou un sous-continent qui constitue la partie méridionale de l’Amérique depuis la formation de l’isthme de Panama il y a environ 3 millions d’années. Ce dernier  est d’une superficie de 17 840 000km2, soit 11,9 % de la surface des terres émergées. En 2015, sa population était d’environ 416 millions d’habitants : faisant de l’Amérique du Sud le 5e continent en nombre d’habitants répartis sur 13 pays pour un taux d’urbanisation de 70 %.

La notion de population, toutefois, n’est pas réductible à son approche démographique/quantitative ; bien au contraire elle appelle l’étude du peuplement et des dynamiques territoriales à l’œuvre en Amérique du Sud : c’est-à-dire la distribution des hommes sur un territoire – en l’occurrence ici dans les métropoles – et les modifications de cette trame du peuplement (migrations, concentrations, déprises, etc.).

En outre, il ne faut pas directement définir les métropoles comme une notion qui dériverait directement de celle de population. Une grande agglomération, par exemple, ne possède pas forcément des fonctions métropolitaines. Une métropole est avant tout un ensemble urbain, certes généralement de grande importance, mais qui surtout exerce des fonctions de commandement, d’organisation et d’impulsion sur une région. Ainsi en Amérique du Sud on trouve de nombreuses métropoles de tailles et de fonctions variées : on a par exemple la métropole-mondiale qu’est Sao Paulo, ou encore Buenos Aires véritable exemple de macrocéphalie, ou des métropoles régionales comme Récife. Ce qui est notable c’est que toutes ces villes se caractérisent par des organisations urbaines marquées par de fortes ségrégations socio-spatiales.

C’est donc au sein de ces territoires métropolitains pluriels que l’on s’intéresse à la question de l’accès à l’eau. L’eau potable est une eau qui ne contient pas d’agents pathogènes ou d’agents chimiques à des concentrations pouvant nuire à la santé. Celle-ci, tant à des échelles régionales que locales, implique largement des démarches de développement durable à travers ses multiples dimensions : la gestion de la ressource (réserves, bassins versants), le maintien de sa qualité, son partage équitable, le traitement des rejets (question des assainissements), etc. Cet accès peut être mesuré. La Banque mondiale ainsi évalue chaque année la proportion de la population qui a un accès raisonnable à une quantité adéquate d’eau potable (20 litres par jour et par personne)

Dès lors, la question des approvisionnements en eau dans les métropoles d’Amérique du Sud s’inscrit dans cette optique d’une gestion durable impliquant différents acteurs. Il faut donc analyser quel tableau apparaît lorsque l’on observe les réseaux de distributions métropolitains de l’eau. En effet, dans le contexte des perturbations qu’entraine le changement climatique, la question de l’accès à l’eau s’inscrit dans une réflexion sur la situation sanitaire inégalitaire de ces populations vivant dans ces métropoles sud-américaines majoritairement caractérisés par une forte ségrégation socio-spatiale et une croissance urbaine intense.

Autrement dit, dans quelle mesure les problématiques plurielles liées à accès à l’eau dans les métropoles d’Amérique du Sud reflète-t-elle les dynamiques socio-spatiales inégalitaires du peuplement de ces pôles urbains ?


La diversité des réseaux de distribution de l’eau dans les métropoles d’Amérique du Sud – du fait d’urbanités différenciés liées à des héritages pluriels – favorise le rapport inégalitaire des populations dans l’accès à l’eau

Tout d’abord, la question de l’accès à l’eau en Amérique du Sud se caractérise par plusieurs paradoxes. En effet, si l’on s’en tient au tableau général de la dotation en eau douce des différents pays du continent, en utilisant par exemple l’indice de l’hydrologue suédoise Malin Falkenmark, on voit que tous les pays se caractérisent par une ressource en eau douce importante : plus de 10 000 m³/habitant/an. L’Amérique du Sud est en effet un continent caractérisé par une forte présence de l’eau douce sous plusieurs formes : grand bassin versant (Orénoque, La Plata) symbolisé par l’immense bassin versant de l’Amazone ; précipitations au minimum supérieur à 500 mm par an sur les 2/3 du continent ; importante ressources souterraines ; nombreux glaciers, etc.

Le Brésil, par exemple, possède environ 12 % des réserves mondiales en eau douce (130 000km3 dans 2 aquifères géant : Guarani et Alter do Chao). Cependant la situation de l’accès à l’eau dans le pays n’est pas à l’image de ses formidables réserves. Le Brésil possède en effet de graves lacunes d’infrastructures, avec une estimation de 46 % de pertes du fait de canalisations défectueuses. Ainsi dans un pays exceptionnellement doté en eau, près de 45 % de la population n’a pas un accès direct et de qualité à l’eau potable.

Dans les métropoles brésiliennes , si l’on s’en tient aux chiffres généraux, la distribution de l’eau apparaît toutefois relativement efficace. Les donnés de 2007 montrent qu’en moyenne, 91 % des foyers urbains sont desservis par les réseaux d’eau potable. Il existe, néanmoins, de grandes différences entre les villes du Sud et du Sud-Est, régions les plus développées, et celles du Nord du pays. Les villes du Sud et du Sud-Est présentent des taux de desserte en eau supérieurs à 95 %, tandis que dans les villes du Nord, ce taux est de 65 % (IPEA, 2008). Ainsi, par exemple, les habitants de la région métropolitaine de Recife sont obligés de s’adapter à un système de rotation dans la distribution de l’eau où chaque ménage est desservi durant 20 heures puis reste 28 heures sans eau. Il y a aussi une forte inégalité socio-économique dans l’accès aux services de la population urbaine. Pour les plus pauvres, le taux d’accès à l’eau potable est d’un peu plus de 83 %, alors que pour les plus riches, il est de 96 %, soit un écart de près de 13 points (IPEA, 2008).3Britto, Ana Lucia. « La nouvelle loi sur la gestion des services d’eau et d’assainissement au Brésil. Les nouveaux enjeux pour les acteurs publics et pour les acteurs privés », Revue Tiers Monde, vol. 203, nᵒ 3, 2010, pp. 23-39. L’accès à l’eau apparaît donc comme le reflet de la construction ségrégative des espaces urbains en Amérique du Sud. En effet, comme le rappelle Olivier Dabène et Frédéric Louault, « l’exclusion sociospatiale est l’une des caractéristiques des agglomérations » de l’Amérique du Sud.

On peut ainsi prendre en exemple la ville de Lima, capitale du Pérou afin de montrer que la question de la ségrégation sociale dans l’accès à l’eau recouvre la plupart des métropoles du sous-continent américain. La métropole de Lima se situe à l’ouest du pays, sur la côte Pacifique. La ville est bâtie sur la plaine littorale sur laquelle débouche trois vallées fluviales (Chillón, Rímac et Lurín) que l’expansion urbaine remonte progressivement. Le raccordement progressif à l’eau et au tout à l’égout des différents ilots urbains et quartiers motivé par l’expansion urbaine reflète cette ségrégation spatiale dans l’accès à l’eau. Ainsi les îlots les plus récents du district 6 de La Molina, datant des années 1980, 1990 ou même 2000, sont raccordés, alors que des groupes entiers d’îlots déjà présents en 1993, voire en 1984, situés dans les districts de Pachacamac, de Ventanilla ou de Puente Piedra ne le sont pas.4Mesclier, Évelyne, Marie Piron, et Pauline Gluski. « Territoires et inclusion dans les périphéries de Lima (Pérou) : une démarche exploratoire à partir de données sur le raccordement à l’eau et au tout-à-l’égout », L’Espace géographique, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 273-288. Les premiers font partie d’un secteur de la ville habité par des classes sociales de bon niveau socio-économique, alors que dans les seconds vivent des populations plus modestes.

Les métropoles sud-américaines sont donc caractérisés d’une part par ces temporalités et ces spatialités inégalitaires des réseaux de distribution de l’eau. Ainsi J.-M Fournier dans son ouvrage L’eau dans les villes d’Amérique latine rappelle qu’à Caracas les systèmes d’adduction d’eau sont très hétérogènes ; il parle ainsi de « formes de production dérivant de l’espace construit » ; les systèmes suivent les demandes différenciées qui suivent la stratification sociale. Ainsi dans les quartiers défavorisés les services de l’eau sont généralement pensées a posteriori. Les logiques des réseaux d’eau accompagnent urbanisation plutôt qu’ils l’orientent.


Cet accès est aujourd’hui soumis à des contraintes et à des enjeux nouveaux – entre changement climatique et évolutions socio-spatiales – qui modifient et participent à la construction inégalitaire de l’accès à l’eau

Nous allons voir dans un deuxième temps que ces inégalités socio-spatiales sont soumises à des contraintes et à des enjeux nouveaux qui renforcent et modifient le rapport des populations et de l’accès à l’eau. L’eau est une « ressource menacée », et c’est en particulier, comme le rappelle David Blanchon, la dégradation incontrôlée de sa qualité sous l’influence néfaste d’activités humaines polluantes qui est problématique ; on pense en ce sens au fait que la pression sur la ressource est de plus en plus importante (en particulier du fait des besoins de l’agriculture et de l’industrie) dans cette région.

Le réchauffement climatique participe à cette dégradation en réduisant et en modifiant la disponibilité en eau dans les métropoles. Il faut en effet rappeler que les métropoles sud-américaines dépendent pour beaucoup de l’apport en eau douce depuis des régions non-métropolitaines. Ainsi dans le cadre de la question de l’accès des populations à l’eau, la métropole n’apparaît pas nécessairement comme le centre, mais plutôt comme la périphérie d’un réseau dont le centre se trouve dans un espace rural, voire vide ; et dont la métropole est dépendante.

On peut en ce sens prendre l’exemple de la métropole de La Paz – El Alto que nous évoquions en introduction. Celle-ci est située à l’ouest de la Bolivie dans la vallée de Chuquiago Marka à plus de 3 600 m au cœur de l’altiplano de la chaîne des Andes. Elle est composée de deux municipalités, l’une étant la capitale politique et la 2e ville la plus peuplée du pays, pour une agglomération comptant au moins 2 millions d’habitants. La production et la distribution de l’eau potable dans cette métropole dépend principalement des ressources qui se trouvent dans les différents massifs de la cordillère Royale situés à l’est de la ville tel que celui d’Hampatura. En effet les glaciers représentent 61 % de l’approvisionnement en eau de l’agglomération en temps normal, et 85 % les années de stress hydrique. La surface glaciaire de la cordillère a perdu 37 % de sa surface glaciaire ces dernières années.

L’article du Monde Diplomatique présente les conséquences de ces perturbations dans la métropole en 2016 :

La saison sèche, qui court d’ordinaire d’avril à septembre, s’éternisa cette année-là. Les coupures d’eau se multiplièrent, comme le rappelle les paroles de cette commerçante. « On est restés à sec pendant des jours. On ne pouvait plus se laver ni cuisiner. ».

Dans la ville de Cochabamba, par exemple, les gens sont davantage habitués aux sécheresses : ils sont mieux préparés, et possèdent des citernes. Les paysans eux aussi ont vécu des sécheresses, souvent plus difficile encore, en 1983, en 87, en 2006. Mais les Paceños [les habitants de La Paz] se sont alors retrouvés désemparés. » L’eau fut rationnée dans 94 barrios (quartiers), soit un tiers de la métropole, en particulier ses quartiers sud, plus aisés. Les coupures constituent alors un véritable choc pour les classes moyennes et supérieures, pour qui obtenir de l’eau en tournant le robinet allait de soi. Les habitants erraient dans les rues avec des récipients vides. Ceux qui en avaient les moyens devaient acheter de l’eau en bouteille. On assista à des démonstrations de solidarité entre riverains, mais aussi à des rixes.

Vue du Huayna Potosí et du téléphérique de La Paz depuis l’autoroute
© Clément Martin, juin 2019.

Ainsi on le voit les problématiques nouvelles posées ici par les conséquences du réchauffement climatique et semble, en partie, reconfigurer la traditionnelle partition socio-spatiale entre les populations métropolitaines vis-à-vis de la question de l’accès à l’eau. Ces enjeux nouveaux relient ainsi autour de la question de l’accès à l’eau des acteurs spatialement différenciés au sein des métropoles, voire en dehors des métropoles. C’est pourquoi on observe en ce sens des évolutions et des dynamiques nouvelles dans la gestion de l’eau sous l’influence et la mobilisation d’acteurs variées.


Ces inégalités vis-à-vis de l’accès à l’eau tendent à motiver une évolution dans la gestion durable de la ressource sous l’influence d’acteurs spatialement différenciés.

Dans ce troisième temps et dernier temps nous allons voir comment la gestion et la réduction des inégalités dans l’accès à l’eau des populations prend forme dans les métropoles sud-américaines. Les approvisionnements en eau de ces métropoles, que l’on a vu être souvent inégalitaires et d’autant plus instables qu’ils sont soumis à des contraintes nouvelles, sont un enjeu crucial du développement urbain moderne des métropoles sud-américaines.

On l’a vu également la question de l’approvisionnement et la distribution égalitaire de l’eau dans les métropoles se pose à plusieurs échelles et impliquent des acteurs différenciés. Ana Lucia Britto le rappelle dans son article. La diversité des acteurs brésiliens en matière de distribution de l’eau : L’État, les compagnies des différents États fédérés, les acteurs privés ; pose des problèmes quand il s’agit d’agir concrètement sur les problèmes et les inégalités qui composent les réseaux métropolitains de l’eau.

Ainsi en 2010 la nouvelle loi sur la gestion des services de l’eau et d’assainissement est confrontée à cette réalité d’une pluralité d’acteurs dont les conflits d’usage et d’intérêts sont un frein au développement et à la réduction des inégalités en la matière. Pourtant, cette loi est intéressante en ce qu’elle traduit une compréhension nouvelle, héritée des erreurs passées en matière d’urbanisme, du développement et de la gestion des services métropolitains. En effet elle essaye de penser de façon heuristique cette question de l’accès à l’eau.

La loi élargit ainsi la notion d’assainissement de base qui, au Brésil, concernait la desserte en eau potable et l’assainissement. Dorénavant, l’assainissement de base comprend ces deux services auxquels s’ajoutent l’assainissement pluvial ainsi que la collecte et le traitement des déchets ménagers. Le principe est que ces quatre secteurs présentent plusieurs interfaces et doivent, de ce fait, être planifiés ensemble. La gestion de l’accès à l’eau ne pouvant être donc pensée sans prendre en compte le métabolisme urbain dans son ensemble.

Ces processus de gestion de l’eau plus durable et plus égalitaire dans les métropoles sud-américaines ne recouvrent pas la totalité des adaptations des populations vis-à-vis des problématiques d’accès à l’eau. En effet ces processus de développement général et les données statistiques qui leur sont liés ne rendent pas compte des adaptations actuelles des populations dans le cadre des nouveaux enjeux que nous avons évoqués.

Par exemple le caractère intermittent de la desserte relativise la portée réelle du raccordement. Être raccordé ne signifie pas bénéficier d’un service continu et les régimes de discontinuité sont eux-mêmes très variables d’un endroit à l’autre d’un territoire urbain. De plus, il existe de nombreux raccordements clandestins échappant aux statistiques. L’accès à l’eau passe donc surtout pour les habitants par le recours à une mixité de ressources : raccordement ou non au réseau public, puits, stockage in situ, bonbonnes d’eau de boisson. La combinaison du « mix hydrique » et les solutions adoptées dépendent à la fois des conditions financières des habitants, mais également des opportunités liées à leur localisation géographique.5Affronter le manque d’eau dans une métropole. Le cas de Recife – Brésil, Paul Cary, Armelle Giglio, Ana Maria Melo (dir.), Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, Collection « Le regard sociologique », 2018

Ainsi au-delà de la variété des formes, une logique semble s’imposer : la maîtrise de l’accès à l’eau relève d’une stratégie d’abord individuelle consistant à « prendre l’eau là où elle se trouve » et à en stocker le plus possible de sorte à éviter la pénurie. Cette attitude est d’autant plus généralisée que la fragilité de la ressource n’est pas nécessairement perçue par la population. Par exemple dans le cas de La Paz que nous évoquions la fonte des glaciers dans les périodes sans sécheresse impliquait une plus grande disponibilité de l’eau pour les populations.

Le véritable enjeu d’un développement durable et égalitaire de l’accès à l’eau apparaît donc être au cœur des pratiques et des représentations des populations métropolitaines et urbaines. L’espace vécu par l’urbain devant s’élargir, afin de comprendre l’intrication des problématiques non-métropolitaines et métropolitaines. L’article de Solène Rey-Coquais6Solène Rey-Coquais, « Quelle échelle pour penser l’injustice environnementale ? », EchoGéo [En ligne], 42 | 2017 (URL : http://journals.openedition.org/echogeo/15138 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.15138) met en avant cet enjeu ; les différentes populations de la ville de Santiago et de ses périphéries rurales ce sont ainsi uni, malgré les inégalités et le conflits de fait qui existaient entre-elles, afin de s’opposer politiquement à un projet privé de barrage.

L’opposition au barrage de l’Alto Maipo a ainsi portée des discours à la fois environnementaux et sociaux, dans la mesure où ces deux dimensions se retrouvent nécessairement liées au travers de la notion de ressource. La critique porta essentiellement sur la non durabilité du projet dans le temps et dans l’espace, créant ainsi potentiellement des situations d’injustice environnementale, dans lesquelles l’accès à la ressource en eau en quantité et qualité nécessaire n’est plus garanti à tous.

En conclusion, il apparaît clairement que les problématiques et les enjeux qui entourent la question de l’accès à l’eau reflètent avec précision les constructions historiquement inégalitaires des espaces métropolitains d’Amérique du Sud. Néanmoins la dépendance de ces problématiques à des enjeux extra-métropolitains et politiques favorisent des dynamiques nouvelles dans la gestion de la distribution de l’eau et des risques politiques et sanitaires qui lui sont liés. Inégalités héritées, donc, en mouvement dans le cadre d’enjeux nouveaux et prisent en compte par des acteurs variés à des échelles différentes ; en lien avec la mobilisation de populations diverses autour de la question de l’accès à l’eau. Mobilisations nouvelles mais qui sont héritières des nombreux mouvements politiques et sociaux dans cette région où la question de l’accès à l’eau a toujours été politique, l’exemple de la guerre de l’eau en Bolivie au début des années 2000 en est un exemple parlant . Il faut associer l’analyse des dynamiques contemporaines à cette historicité régionale du lien entre luttes politiques et sociales et accès à l’eau.

Le conte fantastique argentin à travers le prisme de “l’espace vécu”

Rencontres entre Cortázar et Frémont

Dans l’incipit de “Tango de vuelta” (Queremos tanto a Glenda, 1980), Julio Cortázar présente le processus cognitif comme

“[…] esa necesidad barroca de la inteligencia que la lleva a rellenar cualquier hueco hasta completar su perfecta telaraña y pasar a algo nuevo.”

“[…] cette nécessité baroque de l’intelligence qui la pousse à combler chaque trou jusqu’à compléter sa parfaite toile d’araignée et passer à quelque-chose de nouveau.”

 

La métaphore de la toile d’araignée semble ici matérialiser la tentative de mise en système des événements au service d’une compréhension holistique démystifiant l’étrange en tant qu’élément central du fantastique cortazien. Cette quête, qui est celle du personnage tentant de rationaliser ce qui détonne, mais aussi celle du lecteur cherchant à épuiser le sens du récit bref en quelques interprétations, se trouve pourtant constamment contrainte. Ce malaise incurable, partagé par le personnage et le lecteur, face aux angles morts de la cognition, semble ouvrir une nouvelle perspective: le fantastique serait le moyen d’interroger le rapport des hommes au réel. La présente étude fait le pari d’élucider le rôle du fantastique dans le questionnement des liens entre les hommes et leur environnement dans sa dimension la plus concrète, l’espace pratiqué, approprié et représenté.

Nous choisissons d’étudier à travers le regard géographique l’œuvre de l’auteur argentin de Rayuela (1963), pour déceler les enrichissements mutuels entre la littérature fantastique et la géographie sociale en tant qu’elle place l’individu et les sociétés humaines au cœur de son approche, en nous inspirant des travaux d’Armand Frémont sur “l’espace vécu”1 A. Frémont, La région, espace vécu, Paris, Flammarion, 2015, 1 vol.. Nous étudions ici les expériences subjectives de l’espace livrées par les personnages d’un corpus de trois contes de Julio Cortázar issus de recueils distincts: “Graffiti” (Queremos tanto a Glenda, 1980), “Tango de vuelta” (Queremos tanto a Glenda, 1980), “Axolotl” (Final del juego, 1980).

Queremos tanto a Glenda (1980)

Final del juego (1956)

Lire les corps, écrire le pouvoir: “Graffiti”, Queremos tanto a Glenda

L’épigraphe de “Graffiti” ne trompe pas: adressée à Antoni Tapiès, peintre et sculpteur catalan alliant le corps dans sa crudeur à une forme de transcendance par la pratique artistique à travers l’impression de membres corporels sur de grandes  fresques, elle place le sujet humain et sa marque dans l’espace au coeur du conte. Dès l’incipit, la parenté entre les deux artistes semble justifiée: un narrateur extérieur s’adressant au protagoniste à la deuxième personne du singulier, le personnage masculin s’amusant à dessiner clandestinement sur les murs d’une ville imaginaire placée sous le sceau de la dictature, un.e auteur.ice inconnu.e communiquant avec lui par le dessin et dont l’identité est fabriquée à travers la correspondance murale.

Chacun se raconte en marquant le mur, découvre l’Autre par la lecture de l’œuvre nouvelle et répond, à intervalles fixes, rythmés par les patrouilles de police et les rondes du service de nettoyage des rues. La logique circulaire du conte, à la fois spatiale (géographie de la ville en cercles concentriques où les autorités talonnent les artistes au sein d’un même anneau présenté comme espace de la fuite perpétuelle, créant un sentiment d’urgence dans l’appropriation de l’espace et le “déchiffrement du monde”2 R. Brunet, Le déchiffrement du monde, Paris, Belin, 2017., à moins qu’une disjonction entre l’anneau de circulation des autorités et celui des clandestins ne permette temporairement une expression plus libre3“La agitación en los suburbios (habías escuchado los noticiosos) alejaba a las patrullas urbanas de su rutina”, J. Cortázar, Queremos tanto a Glenda, Paris, Gallimard, 1999, 130. ) et temporelle (répétition quotidienne du dessin et du nettoyage) renforce l’idée qu’il existe une structure sociale/spatiale et que l’exemple littéraire n’est que l’expression particulière de logiques de domination à l’oeuvre dans un Etat autoritaire4 L’oeuvre de Cortázar regorge de contes à caractère politique: on peut regarder du côté de “Queremos tanto a Glenda” (Queremos tanto a Glenda, 1980) dans lequel la mention du nom d’une adoratrice de l’actrice Glenda Garson, Irazusta, renvoie au contexte politique de l’Argentine des années 1930, marquée par l’action de Rodolfo et Julio Irazusta dans la promotion du fascisme, et celle du club dont elle fait partie, l’ “alianza”, à l’ “Alianza Anticomunista Argentina” (triple A)., empêchant la liberté d’expression. Outre cela, les pratiques urbaines du protagoniste ainsi que le nuage de discours qui les entourent insistent sur la dimension démocratique du “dibujo” dont le nom est préféré à celui de “graffiti”, accaparé par la critique d’art selon le narrateur: le conte interroge la dimension politique de l’art urbain comme pratique inclusive permettant l’appropriation de l’espace et la contestation.

Le fantastique dans “Graffiti” gravite autour du corps invisible de l’interlocuteur.ice: pourchassés par une police imaginaire traquant les dessinateurs, le couple se rencontre par mur interposé sans qu’aucune rencontre réelle ne se réalise. L’identité de l’auteur.ice inconnu.e, pour n’être pas immédiatement décelable, apparaît comme la première occurrence de l’étrange dans le conte, dont le personnage s’attache à évacuer le caractère potentiellement effrayant à travers un effort de rationalisation impliquant une romantisation de la correspondance avec l’Autre inconnu. Le protagoniste attribue une identité féminine à l’auteur.ice des autres dessins, sur la base de la forme et des couleurs qu’ils prennent5 “había algo diferente y mejor que las pruebas más rotundas: un trazo, una predilección por las tizas cálidas, un aura”, Ibid., 120.: l’herméneutique picturale médiatisée par les représentations du genre féminin fait naître le corps de la femme à partir de l’observation du dessin de son auteur.ice par l’homme. L’exemple littéraire peut se lire à travers une géographie des représentations et du genre mettant l’accent sur l’existence de réseaux de pouvoirs dépassant le pouvoir vertical entre les autorités et le couple: le corps de la femme se trouve, selon une approche foucaldienne, à l’intersection de plusieurs systèmes de domination qui contribuent à la façonner.

Mais le génie de Cortázar s’exprime pleinement dans une interrogation sur la dimension politique de l’espace, soit sur le rôle des sujets dans la fabrique de l’espace et sur la rétroaction qu’exerce l’espace sur eux, participant à la construction de leur identité. Après le dessin initial, amorçant le dialogue entre l’homme et l’auteur.ice inconnu.e, la nature du médium dans la correspondance murale évolue: d’une évocation par les mots6 “A mí también me duele”, Ibid., 120. (sémiologie saussurienne dans le domaine de la linguistique), l’échange devient évocation par le dessin (sémiologie graphique associant le signe à un sens à forte connotation utopique, opérant un décentrage vers un ailleurs, extérieur aux logiques centripètes de la ville autoritaire)  pour atteindre une forme nouvelle éliminant le volontarisme dans la situation de communication. Le climax du conte est atteint au moment où le protagoniste comprend que le dessin livré n’est pas une création artistique volontaire mais le visage tuméfié du destinataire ayant laissé son empreinte sur le mur: le dessin n’est que tampon sur la surface murale qui porte les stigmates de la violence. La marque devient la métaphore de l’inscription du social dans le spatial.

Le tour de force de l’écriture cortazienne réside dans la structure du conte qui déjoue les processus spatiaux, discursifs, interprétatifs de domination: la chute repose sur le dévoilement de l’identité du narrateur extérieur qui est en réalité l’autrice des dessins, révélant un processus de métalepse cher à l’auteur (le narrateur qui paraissait extérieur est en réalité interne): prêter la parole à la victime dont l’ultime dessin témoigne de son emprisonnement s’inscrit dans une logique d’empowerment. Le conte s’achève sur le retour réflexif de la narratrice sur sa propre pratique: elle revendique une nouvelle forme d’inscription des corps dans l’espace, réceptacle des formes plurielles de violence exercées contre les sujets de la société contemporaine.

La familiarité à l’épreuve de l’horreur: “Tango de vuelta”, Queremos tanto a Glenda

Matilde est une jeune femme vivant à Buenos Aires, avec sa femme de chambre Flora et son fils Carlitos: le lecteur la découvre par le biais d’un narrateur interne, médecin et écrivain à ses heures perdues, reconstruisant l’histoire de la maîtresse de maison à partir des aveux de Flora. Il s’attache à dépeindre le passé de Matilde, une fausse veuve ayant fait mourir administrativement son mari Emiliano Díaz, resté au Mexique quand elle s’en échappait pour rentrer chez elle, dans le quartier de Villa del Parque de la capitale argentine. Celle-ci se remarie à Germán Morales, un industriel aisé en voyage d’affaires à Catamarca au moment où commence le conte. Le fantastique émerge lorsque Milo (Emiliano Díaz) réapparaît soudainement sur la place devant sa maison7 En témoigne l’anaphore convoquant le champ sémantique de l’horreur: “No tenía nada de fantasma”, Ibid., 64; “no era un fantasma”, Ibid., 66.. Le récit bref repose sur l’imagination par Matilde d’un retour progressif de Milo dans sa vie.

L’espace joue un rôle clé dans la fabrique du suspense. Cortázar l’utilise pour rénover les procédés littéraires traditionnels du fantastique: plus que le temps, c’est la dimension spatiale des adjuvants ou opposants qui est utilisée comme outil dans l’élaboration du sentiment d’urgence. Celui-ci naît à travers la mention des mobilités imaginées du mari en voyage de travail, appelant à intervalles fixes en donnant sa position (Catamarca, Córdoba, etc.), lui dont l’arrivée à Buenos Aires doit à tout prix se faire avant que Milo ne pénètre dans la maison pour se venger

L’espace domestique, comme escenario8 Nous insistons ici sur l’importance accordée aux lieux et à la relation qu’entretient le personnage avec eux. privilégié du conte fantastique9 Notamment dans un autre conte célèbre de l’écrivain, “Casa tomada”, extrait du recueil Bestiario (1951): J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), Barcelona, Debolsillo, 2016, vol. 1/2, p. 113., est le lieu où naît ici le sentiment de l’étrange: dans “Tango de vuelta”, le rapport de Matilde aux lieux,  spécifiquement à la casa comme refuge face à l’extérieur, est particulièrement mis en valeur. La micro-géographie de la casa, prise en charge par le narrateur, nourrit “l’effet de réel”10 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 84-89 agissant comme élément moteur de l’angoisse: la micro-géographie repose sur la gradation entre plusieurs espaces, hiérarchisés selon leur proximité à la chambre du couple et selon la relation de familiarité qu’entretient Matilde avec eux.

Le conte chez Cortázar offre l’exemple de “l’espace vécu” de Matilde et la structuration de celui-ci dans une opposition entre le proche (la casa) et le lointain (l’extérieur). Mais l’espace domestique n’est pas l’espace de la familiarité chez Cortázar;  il est celui de la terreur que suscite l’imagination de forces s’accomplissant selon une dynamique d’invasion de l’espace: c’est au sein de la casa qu’elle imagine son meurtre par Milo, dont les étapes jusqu’à la pénétration de son ancien conjoint dans la chambre se réalisent en même temps qu’elle les imagine11 En effet, celui-ci se renseigne auprès des voisins, flirte avec Flora la bonne, offre des jouets à Carlitos, se fait inviter au rez-de-chaussée – la cuisine – par Flora, devient le petit-ami de celle-ci, s’échappe de son lit pour monter l’escalier et se venger.. Ici la réalité rejoint la fiction.

Le fantastique cortazien questionne la définition que donne Frémont de l’ “espace vécu”, l’infirme moins qu’il ne la complète: l’altérité terrifiante se fabrique au coeur de la casa (Matilde invente sa mort depuis la mansarde et l’offre au réel pour qu’elle s’accomplisse comme on écrit un script pour le tournage d’un film); la casa comme enveloppe protectrice et rassurante associée au geste immédiat dans le modèle théorique de Moles et Rohmer que convoque Frémont, devient l’espace de l’étrange. Frémont parle toutefois de l’ “espace aliéné” dans son ouvrage, mais il le résume à une situation parmi d’autres dans la somme des combinaisons liant l’homme à son milieu12 l’aliénation dans l’espace proche est le lot des fous et des délinquants, des déracinés, des immigrés, des ruraux ayant connu l’exode vers ville, etc., ou dans une perspective marxiste des urbains dépossédés des moyens de production dans la société industrielle; l’aliénation dans l’espace lointain est le lot des voyageurs ou explorateurs.. Cortázar emprunte à la psychanalyse freudienne le concept d’unheimliche13 S. Lepastier, « Das unheimliche: dissonance cognitive, inquiétant et création littéraire », Hermès, La Revue, no 68, janvier 2014, p. 183-185 pour traduire littérairement sa conception d’une fabrique des peurs humaines au sein du familier. L’aliénation est envisagée comme rapport ontologique de l’homme à l’espace: l’espace est toujours aliéné. La région de Frémont, centrée sur l’individu, n’est plus le point d’équilibre entre l’espace familier (action du sujet) et l’espace distant (observation du sujet) mais le point de jonction entre deux formes d’aliénation: une aliénation dans l’espace du quotidien, une aliénation dans l’espace traversé en tant qu’Autre.

L’habiter ou la littérature comme fabrique d’un savoir sur l’expérience humaine: “Axolotl”, Final del juego

Il n’est pas d’exemple plus frappant de l’écriture néo-fantastique14 Il se démarque du fantastique né au XIXe s. par une intrusion brutale du surnaturel dans le réel, remplaçant la création traditionnelle d’une tension dans l’accumulation de signes de l’étrange (J. Alazraki, En busca del unicornio : los cuentos de Julio Cortázar, Madrid, Gredos, 1983) que l’un des derniers contes du recueil Final del juego de Cortázar, intitulé “Axolotl”: le fantastique est à la racine de la narration, dès le premier paragraphe, dans lequel le lecteur découvre l’identité du narrateur prenant en charge le récit à la première personne, un habitué des visites au Jardin des Plantes de Paris qui tombe sous le charme mystérieux de créatures larvaires dont la ressemblance à l’homme est troublante, exposées dans un aquarium du musée, les “axolotl”. Le conte est explicite et le prix de l’observation est affirmé d’emblée, à travers un jeu sur la pronominalisation: la fascination lui coûtera sa conscience, transférée dans le corps d’un axolotl. Car la première personne grammaticale se scinde, marquant la dépersonnalisation du héros et la contamination des deux mondes de part et d’autre de la vitre: le “je” désigne à la fois le sujet15 “Hubo un tiempo en que yo pensaba mucho en los axolotl” (J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), vol. 1/2, p. 343) et l’objet dans la relation spéculaire liant les deux pôles. Le récit parvient à rendre perceptible la métamorphose du sujet en l’objet à travers des changements successifs dans les points de vue se partageant un pronom commun, à la frontière entre les deux référentiels.

Le conte semble interroger le rapport à l’Autre (ici à l’animal) à travers le jeu de regard fatal pour le narrateur. En effet, ce qui motive l’intérêt pour les axolotl, c’est leur humanité et leur souffrance perçues par l’observateur avant sa métamorphose, en dépit de l’immobilité faussement candide des créatures. Cet attrait pour l’objet de la contemplation est orienté vers une connaissance de “l’expérience du monde” de l’objet (l’habiter en géographie, rassemblant les relations existentielles au lieu). Ce qu’ “Axolotl” met en scène, c’est le processus de projection (dit aussi d’identification) permettant au sujet de connaître l’Autre. Mais cette transformation momentanée en l’Autre16 “Sin transición, sin sorpresa, vi mi cara contra el vidrio, la vi fuera del acuario, la vi del otro lado del vidrio. Entonces mi cara se apartó y yo comprendí.” (Ibid., p. 347), aspirant la pensée du sujet, est à sens unique. Le regard existentiel permettant de déceler “l’expérience du monde” de l’objet ne comporte pas de retour et la conscience de l’observateur reste prisonnière d’un corps (celui d’un axolotl) qui l’aliène à celui d’origine. Le schisme entre le corps et l’esprit et la transfusion du dernier dans l’aquarium, implique le désintéressement de l’observateur dont l’empathie pour l’objet s’est reportée dans la somme des émotions de l’axolotl.

La fiction littéraire de la contemplation pose donc la question du regard des sciences sociales sur l’Autre (celui de la géographie ou de l’ethnographie sur les sociétés humaines). Toutefois, le lien entre les deux espaces, le macrocosme du monde humanisé et le microcosme de l’aquarium peuplé d’amphibiens, ne peut se passer d’un biais, d’une interface, celle de la vitre: sa présence questionne la validité du regard du narrateur, risquant le narcissisme en superposant deux images, celle de l’axolotl en captivité et celle de l’observateur se reflétant sur la vitre. Le regard n’est pas libre du risque d’anthropocentrisme (étude de l’axolotl tributaire du vocabulaire de la physiologie et de la psychologie humaine) mais aussi d’ethnocentrisme (axiologie sur la base d’une différence culturelle entre l’observateur et la société humaine étudiée17 L’écueil de l’ethnocentrisme est matérialisé dans le conte à travers la comparaison faite par le narrateur occidental entre les axolotl et des divinités précolombiennes: “Detrás de esas caras aztecas, inexpresivas y sin embargo de una crueldad implacable ¿qué imagen esperaba su hora?” (Ibid., p. 346)).

L’apparition du fantastique (la capture de la conscience de l’observateur par l’objet) peut s’analyser selon une lecture post-coloniale18 R. Lane Kauffmann, « Julio Cortázar y la apropiación del otro : “Axolotl” como fábula etnográfica », Revista Mexicana de Sociología, vol. 63, no 4, décembre 2001, p. 223-232.: le sentiment de culpabilité du narrateur19 “Me sentía innoble frente a ellos; había una pureza tan espantosa en esos ojos transparentes.” (J. Cortázar, Cuentos completos 1 (1945-1966), vol. 1/2, p. 346) et l’isotopie du jugement comme modalité de la confrontation des regards20 “Los axólotl eran como testigos de algo, y a veces como horribles jueces.” (Ibid., p. 346), au moment même où l’approche de l’Autre n’échappe pas à l’ethnocentrisme21 “Empecé viendo en los axólotl una metamorfosis que no conseguía anular una misteriosa humanidad.” (Ibid., p. 346), semblent indiquer une interprétation politique et épistémologique du conte. L’appel de l’axolotl ayant recours au pathos serait un piège et la métamorphose du visiteur fasciné, une vengeance de l’animal, comme allégorie de la civilisation aztèque, pour la brutalisation des sociétés sudaméricaines par les conquistadores en quête d’or22 Rappelons que l’isotopie de l’or nourrit le texte, notamment à travers la description des yeux des axololt, et que l’attraction aurifère (facsination du narrateur comme résurgence d’une cupidité historique) est associée à la dévoration du sujet par son objet: “No se daba cuenta de lo que eran ellos los que me devoraban lentamente por los ojos, en un canibalismo de oro” (Ibid., p. 346), lors de l’expédition d’Hernán Cortés, s’achevant par la prise de Tenochtitlán (1521) sur le site de l’actuelle Mexico. Le renversement des logiques de pouvoir et l’éloignement du spectre de l’ethnocentrisme s’accomplit dans le conte à travers la punition (privation de l’unité entre corps et esprit).

Le conte se clôt sur un espoir: la croyance en un résidu de conscience dans le corps d’origine, lui permettant de prendre en charge le récit de son châtiment; le conte naît en même temps qu’il s’achève. Tel est le mystère de l’écriture cortazienne.

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L’œuvre de Cortázar offre la preuve d’un traitement littéraire de l’espace, motif important de la production fantastique “ríoplatense”. Les deux rives du fleuve ont été très fécondes en productions se rattachant à ce genre, se plaçant toutes dans l’héritage de poètes franco-uruguayens comme Lautrémont et Jules Laforgue, nés tous deux à Montevideo au XIXe s.. L’Uruguay et l’Argentine fournissent des exemples de l’appétance de la culture hispanophone pour le jeu sur l’espace: c’est ce qui se perçoit dans les contes “La biblioteca de Babel” et “El almohadón de plumas” issus des Ficciones de Borges et de Cuentos de amor de locura y de muerte de Quiroga. Le premier marque l’infusion dans la littérature des approches structuralistes de l’espace à travers la parenté entre la bibliothèque alvéolaire comme métaphore du monde et le modèle de Christaller analysant les territoires comme un ensemble de pavages assemblés par les villes constituant une armature hiérarchisée (Les lieux centraux en Allemagne, 1933). Le second matérialise le rapport entre le spatial et le social à travers des jeux sur les descriptions architecturales et l’illustration littéraire du concept de paysage thérapeutique: dans le conte, la configuration de la maison, inspirée des villas palladiennes renaissantes marquées par le froid et la rigidité, vient matérialiser un impensé des relations humaines, la frigidité.

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