Le mathématicien Jacques Tits est mort

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Professeur au Collège de France, où il a occupé de 1973 à 1999 la chaire Théorie des groupes, il avait reçu le prestigieux prix Abel en 2008. Il est décédé le 5 décembre, à l’âge de 91 ans.


L’œuvre immense du mathématicien Jacques Tits, mort le 5 décembre, à Paris, à l’âge de 91 ans, a profondément transformé la géométrie au XXe siècle. Né le 12 août 1930 à Uccle (Belgique), cet enfant prodige soutient un doctorat à Bruxelles à l’âge de 20 ans. Après un passage en Allemagne, il a effectué l’essentiel de sa carrière au Collège de France, où il a occupé la chaire Théorie des groupes de 1973 à 1999. Parmi les nombreux prix qu’il a reçus, on peut citer le prix Wolf, en 1993, et le prix Abel, en 2008.


Le concept de groupes est central dans les mathématiques contemporaines. Henri Poincaré n’a-t-il pas affirmé que « les mathématiques ne sont qu’une histoire de groupes » ? Voici comment Jacques Tits décrivait son thème de recherche dans l’introduction de la notice présentant ses travaux à l’Académie des sciences : « La théorie des groupes peut être sommairement définie comme une théorie de la symétrie, de l’indiscernabilité et de l’homogénéité ; le lien entre ces notions est clair : un objet possède une certaine symétrie si des angles de vue différents en donnent des images indiscernables, un milieu est homogène si ses points sont indiscernables. L’idée apparaît déjà dans la mathématique grecque où lesfigures à haut degré de symétrie jouent un rôle essentiel. »

Il a géométrisé l’algèbre


Tits a en effet consacré sa vie scientifique à une longue réflexion autour des symétries dans un sens très général. Les groupes sont apparus en science au début du XIXe siècle grâce à l’imagination d’Evariste Galois. Il s’agissait alors d’idées purement algébriques : on manipulait des équations et on en cherchait les symétries. Vers la fin du siècle, Felix Klein publie son « programme d’Erlangen », qui affirme que l’étude de la géométrie revient à celle des groupes. La géométrie se retrouvait ainsi inféodée à l’algèbre. Jacques Tits fonctionne dans l’autre sens : il a géométrisé l’algèbre.


Pour réaliser son programme, il a inventé ce qu’on appelle aujourd’hui les « immeubles de Tits », qui sont des objets géométriques qui incarnent les groupes algébriques. Il faut dire que les mathématiciens emploient souvent des mots qui n’ont que très peu de rapports avec le sens qu’on leur donne dans le langage courant, ce qui contribue souvent au fait qu’on ne les comprend pas. Ces immeubles de Tits ont des appartements, des chambres et des murs, mais l’analogie s’arrête là, car une chambre peut être située à la fois dans deux appartements différents.


A vrai dire, la terminologie initialement proposée par Tits était de très mauvais goût : il y avait des cimetières, des ossuaires et des squelettes ! Et pourtant ses immeubles sont concrets, constitués de segments, de triangles ou de tétraèdres assemblés entre eux, à la manière des polyèdres de Platon. À l’occasion d’un colloque en son honneur, en 2000, il expliquait qu’il préférait les mathématiques « palpables », ce qui pourrait surprendre un néophyte qui se risquerait à lire un de ses articles. En caricaturant à l’extrême, on peut en effet dire que l’algèbre est le domaine de l’abstraction alors que la géométrie s’occupe d’objets plus manipulables. Les géomètres et les algébristes ont des approches très différentes de l’activité mathématique. Jacques Tits était avant tout un géomètre. Lui qui était toujours blagueur et de bonne humeur m’avait affublé d’un regard noir un jour où j’avais osé laisser entendre qu’il était aussi un algébriste.


Tits accordait une grande importance à son rôle de rédacteur en chef des Publications mathématiques de l’Institut des hautes études scientifiques, qu’il a tenu pendant vingt ans. Lors de la relecture des épreuves d’un de mes articles qui devait paraître dans ce journal, je constatai à ma grande surprise qu’une lettre « i » à l’intérieur d’un mot avait été imprimée à l’envers, avec le point en dessous plutôt qu’au-dessus. Alors que je m’en étonnais auprès de Tits, il me répondit avec un large sourire que cette revue était encore imprimée à l’ancienne, sur une Linotype, avec des caractères de plomb, et il arrivait qu’un caractère se retourne. Il m’a alors montré qu’en fermant les yeux et en caressant le papier, on pouvait ressentir le contenu mathématique. Les mathématiques de Tits étaient vraiment palpables.

Etienne Ghys (secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, directeur de recherche (CNRS) à l’ENS Lyon)