Chaque année, le département de mathématiques de l’Ecole normale supérieure de Lyon organise un week-end pour ses étudiants. La recette est toujours la même : une quarantaine d’étudiants, une dizaine de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs lyonnais et un seul invité extérieur. L’invité est un mathématicien renommé, qui a souvent quarante ans de plus que les étudiants, avec la mission de présenter sa vision personnelle des mathématiques. Il s’agit de mettre en contact un chercheur accompli avec des futurs chercheurs qui ignorent presque tout de la vie mathématique.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Maryna Viazovska, mathématicienne ukrainienne, reçoit la médaille Fields
Le lieu est favorable à des rencontres informelles : le magnifique château de Goutelas, à 80 kilomètres de Lyon. Depuis vingt ans, les invités ont représenté la diversité des mathématiques : géométrie, combinatoire, théorie des nombres, analyse, etc. A l’arrivée, les étudiants sont souvent impressionnés par la réputation de l’invité, mais ils ne savent pas qu’il est lui-même inquiet face à sa propre responsabilité. Il a l’essentiel de sa carrière derrière lui et se trouve face à des jeunes qui ne l’ont pas encore commencée. Mais cette inquiétude réciproque ne dure pas longtemps, la magie opère, et on assiste souvent à des échanges d’une grande richesse.
Le dernier invité, du 7 au 9 octobre, était Don Zagier, 71 ans, théoricien des nombres, un brin excentrique. Il a la double nationalité américaine et allemande et parle couramment un bon nombre de langues (dont le français). Il enseigne actuellement à Bonn et à Trieste, après avoir été professeur au Collège de France. Les nombres et les formules de toutes sortes le fascinent, ce qui n’est pas si commun en mathématiques, contrairement à ce que le public pense en général. On lui doit des découvertes fondamentales, mais, de manière anecdotique, il a publié une preuve en une ligne du théorème des deux carrés de Fermat : un nombre premier différent de 2 est la somme de deux carrés de nombres entiers si et seulement si le reste de sa division par 4 est 1. Par exemple, le reste de la division de 41 par 4 est 1, et en effet 41 est la somme de 16 et de 25. Une preuve en une ligne ? Peut-être, mais une ligne probablement incompréhensible par beaucoup de lecteurs du Monde.
Une preuve en une ligne
Zagier a planté d’emblée le décor devant les étudiants avec une mauvaise foi assumée, en plaçant la théorie des nombres bien au-dessus de la géométrie et par conséquent, d’après lui, encore plus haut que la topologie. Beaucoup de ses prédécesseurs avaient émis des opinions radicalement différentes. Un thème central de ses conférences concernait ce qu’on appelle les « formes modulaires », inconnues des étudiants. Il a commencé par une boutade selon laquelle il y a cinq opérations en arithmétique : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et… les formes modulaires !
Ses conférences consistaient en effet à montrer comment la théorie des nombres permet de jeter un regard neuf sur la théorie des nœuds. Un nœud est l’objet topologique qu’on imagine : une ficelle nouée dans l’espace. Zagier a rappelé ce que tous les professionnels savent : qu’un résultat mathématique est d’autant plus intéressant qu’il jette des ponts entre des théories qu’on pensait indépendantes. Les exposés n’étaient pas toujours faciles à suivre pour les étudiants, mais le point important est qu’ils ont vu un mathématicien à l’œuvre, avec sa passion, son histoire personnelle, ses anecdotes, sa vision et ses conjectures.Etienne Ghys : Article réservé à nos abonnés Dans les coulisses des médailles Fields, ambiance James Bond
Le samedi soir, Zagier a proposé un exercice aux étudiants. Le lendemain matin, il annonçait que cinq étudiants avaient trouvé la solution, par des voies différentes. Il avoua que lui-même avait cherché pendant trois ans avant de trouver une solution. Réjouissons-nous : la relève est assurée.