Le Fripon, un géographe ?

Si le Fripon a une apparence inoffensive – il a été rapproché du bouffon ou du clown –, ce personnage rusé, farceur et moqueur remet en cause l’ordre établi. Insaisissable, effrontée et ambiguë, cette figure mythique peut évoquer la géographie par la position de médiatrice qu’elle tient à l’égard d’institutions qui l’ignorent, l’excluent ou la précèdent et son intérêt pour ce qu’elles délaissent. G. Pellé (2014) pose ainsi la question suivante : « le regard géographique se définirait-il par tout ce qu’il n’est pas ? Dans la marge des approches des autres disciplines ? » (p. 2).

Jung, Kerenyi et Radin (1958) ont raconté l’histoire du Fripon chez les Winnebagos. On la retrouve dans toutes les cultures autochtones en Amérique du Nord (Uzel, 2009). Le Fripon est également désigné par d’autres noms, comme trickster, farceur ou décepteur (mais aussi Premier-Né, Wakdjunkaga, bouffon, Vieil Homme ou encore Kunu) (Jung, Kerenyi et Radin, 1958 ; Lévi-Strauss, 1958 ; Makarius, 1969 ; Paulme, 1975 ; Dorly, 2007). Provenant du moyen français, le décepteur dénote celui qui trompe ou trahit. Mais le terme « n’offre aucune nuance péjorative, le mensonge n’est pas condamnable en soi ; et quel public ne s’enchantera de voir le faible triompher du fort, Guignol rouler le commissaire ? » (Paulme, 1975, p. 569). Son caractère équivoque en fait un médiateur. Cette fonction médiatrice explique pourquoi chacune de ses qualités appelle systématiquement son opposé : le bienfaiteur se montre aussi malintentionné. Le trikster entretient « quelque chose de la dualité qu’il a pour fonction de surmonter » (Lévi-Strauss, 1958, p. 251). Souvent incarné par le coyote ou le corbeau, il se place ainsi par exemple entre la vie et la mort, entre les herbivores et les prédateurs (plutôt du côté des charognards). Le Fripon conserve au groupe social comme à l’individu la mémoire de leurs états antérieurs (Dorly, 2007).

Trois modalités d’être au monde

En parcourant le vaste monde, le Fripon le sémantise par la lecture, l’écriture et l’échange ; il témoigne ainsi des trois postures archétypales qu’impliquent les e-motion-scapes. Premièrement, il lit le monde où il rencontre tous les poissons imaginables : « le sitcugera, le hogagira, le poisson-buffle, le poisson aux nageoires rouges, le hodjagera, le howiregera, le homingera, le citcgagera, le hopagura, le wirara, le tcatutcgera, l’anguille, le chabot » (Jung, Kerenyi et Radin, 1958, p. 25). Le Fripon remplit de sens ce qui nous environne, en distinguant des formes et en les désignant. En effet, il donne lui-même un nom aux choses, par exemple en proclamant : « Ceci, les hommes le nommeront nénuphar. (…) Ceci, les hommes le nommeront pomme de terre. Ceci, les hommes le nommeront navet. Ceci, les hommes le nommeront artichaut. Ceci, les hommes le nommeront haricot nain. Ceci, les hommes le nommeront érythrone. Ceci, les hommes le nommeront acanthe. Ceci, les hommes le nommeront riz. (…) Ceci, les hommes le nommeront lis des étangs » (Jung, Kerenyi et Radin, 1958, p. 65). Le Fripon est le héros civilisateur qui remplit l’étendue vide pour en faire un espace ; il informe le monde au sens où il met en forme la substance.

Deuxièmement, le Fripon ne reste pas passif. A la fois créateur et destructeur, il écrit le monde ; il aménage la terre et se transforme « en un bienfaiteur conscient, non seulement de l’homme, mais de la nature » (p. 122). Toutes ces plantes, il les a créées de telle sorte qu’elles seront utiles aux humains. Héros civilisateur ou transformateur, lui-même a été conçu dans le but d’anéantir les mauvais esprits qui tourmentent les sociétés humaines, rendant ainsi le monde habitable aux humains. Le cycle du Fripon comprend « la création du feu, du briquet, du tabac, des aliments et des plantes les plus importantes qui servent à l’homme ; la coordination du rythme des saisons et ses conditions atmosphériques ; l’attribution des fonctions appropriées, non destructrices aux forces de la nature ; la délivrance du monde des monstres, des démons et des géants qui l’infestaient (…) » (p. 143). Il débarrasse le fleuve Mississipi des Esprits de l’Eau et des tourbillons qui constituent autant d’obstacles aux Indiens et à leurs déplacements en canoë pour qu’ils puissent s’installer sur les berges et avoir une existence heureuse. « Tout en marchant, il tuait et mangeait toutes les créatures qui ont coutume de molester l’homme » (p. 84). Le mythe est anthropocentré. Le Fripon l’explique à la chute d’eau qui refuse de s’en aller : « je te dis que la terre a été faite pour l’homme, afin qu’il vive dessus et tu le dérangerais si tu restais ici. Je suis venu sur cette terre pour y créer un ordre nouveau » (p. 84-85).

Troisièmement, le Fripon échange avec le monde. Le récit souligne à maintes reprises combien le Fripon déborde de désirs et d’émotions ; sa faim est dévorante. Il peine à maîtriser ses impulsions tant « il aim[e] toutes les choses » (p. 127).

Un géographe libertaire ?

Le fripon est-il géographe ? La géographie a-t-elle quelque chose à voir avec la figure du Fripon ? Il est identifié à la faveur d’un petit nombre de caractéristiques : sa naissance impure, sa propension à la subversion, la défense des humains et la promotion de la civilisation. L’intérêt géographique pour les fripes des institutions établies évoque la naissance impure du trickster. La géomorphologie s’est intéressée en particulier aux formations superficielles et aux modelés qui gênaient la géologie. La géographie s’intéresse à l’actualité et à la période la plus récente de l’histoire, celle où les historiens s’épanouissent le moins aisément. Les géographes placent les humains et leurs actions au centre de leurs réflexions sur l’environnement et leur reconnaissent des influences tant positives que négatives. Plus facilement que beaucoup d’écologues, ils installent les sociétés humaines à l’intérieur du système, cessant ainsi de ne les appréhender que comme un forçage externe. Dans le même sens, au contraire des sciences sociales qui apparaissent comme les mieux installées, l’activité des actants inhumains intéresse la géographie dans la même mesure que celle des acteurs humains. Voilà quelques exemples qui soulignent un souci géographique pour le mineur, le minoritaire, la nouveauté, l’inattendu, la mutation, le marginal, l’exclu, l’asocial… Les géographies radicale et critique se font-elles friponnes ? Le Fripon présente aussi une dimension a(nti)sociale et subversive. « Je veux parcourir le monde et aller voir les hommes, car j’en ai assez de rester plus longtemps ici. J’avais l’habitude de courir paisiblement le monde et ici, je n’ai que des désagréments » (Jung, Kerenyi et Radin, 1958, p. 119). Il ne respecte systématiquement ni les coutumes ni les usages hérités de l’histoire – guère plus que l’ensemble des normes établies de l’ordre social. Le Fripon se pose ainsi en ami des humains – de tous les humains –, ouvrant à la pérennisation de l’humanité et à l’amélioration de la condition humaine. Son action contribue au dépassement du déterminisme, en s’affranchissant des injonctions environnementales et socio-historiques. Le trickster tranche dans la querelle de l’humain habitant et aménageur. Le Fripon et le géographe se retrouvent dans une soif de connaissance tout azimut qui leur confère une capacité de comprendre ce qui les entoure et donc de se poser comme des médiateurs, des intercesseurs, des messagers ou des diplomates. Le Fripon reste en contact étroit avec la nature : « tout en marchant nonchalamment, il [le Fripon] nommait « petit frère » tous les objets du monde, lorsqu’il leur adressait la parole. Lui et tous les objets du monde se comprenaient, car ils parlaient vraiment la même langue » (Jung, Kerenyi et Radin, 1958, p. 17).

Jung voit dans le Fripon un archétype présent en chacun de nous (Dorly, 2007). Ses contradictions rappellent la tension inhérente à la structure tri-partite des emotionscapes – le détachement de la lecture, la domination par l’écriture et la dépendance dans l’échange – qui est à l’œuvre dans les collectifs comme dans le psychisme individuel : le Fripon met en relation et permet le dialogue intérieur. De même, en s’intéressant aux catégories subalternes et en adoptant une posture de médiatrice, la géographie peut favoriser la délibération morale et politique.

Un vallon en Vanoise, dans les Alpes du Nord (cliché : Le Lay Y.-F., 2014)

Une réflexion sur « Le Fripon, un géographe ? »

  1. Voici les principales références bibliographiques :
    Dorly C. (2007) – « La dérangeante diversité des registres de l’ombre », Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 123, p. 7-16.
    Jung C.-G., Kerenyi C. et Radin P. (1958) – Le Fripon divin, Genève, Georg, 203 p.
    Lévi-Strauss C. (1958) – Anthropologie structurale, Paris, Plon, 454 p.
    Makarius L. (1969) – « Le mythe du « Trickster » », Revue d’histoire des religions, t. 175, n° 1, p. 17-46.
    Paulme D. (2015) – « Typologie des contes africains du Décepteur », Cahiers d’études africaines, vol. 15, n° 60, p. 569-600.
    Pellé G. (2014) – « Géographie & pragmatisme », 20e Biennale de géographie d’Avignon – Géopoint, URL : http://www.groupe-dupont.org/ColloqueGeopoint/Geopoint14/Documents/GP14_PropositionsDebat_Web/GP14-A1-1-Pelle.pdf.
    Uzel J.-P. (2009) – « Les Objets trickster dans l’art contemporain autochtone au Canada », Les actes de colloques du musée du quai Branly Jacques Chirac, URL : http://journals.openedition.org/actesbranly/241

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