Les mots portent un noyau sémiotique dont leurs usagers ne peuvent se défaire. Impossible de s’en débarrasser. Les tentatives pour infléchir cette signification (partagée et durable) restent vouées à l’échec ou procèdent de la tyrannie. Ainsi en va-t-il de la restauration. Rien n’y fait, le radical est précédé du préfixe re-. Les programme de restauration réparent un environnement dégradé, recherchent un paradis perdu, renouent avec les plaisirs de la nature originelle. La restauration est motivée par un écart différentiel déprécié entre un milieu actuellement observé et un milieu de référence historique ou distant de plus grande valeur. Affirmer cette référence disparue, c’est dénoncer les travaux des sociétés humaines, mettre en doute les progrès de l’humanité et révéler un penchant réactionnaire. Aussi est-il tentant d’utiliser d’autres mots. Chassez ce naturel que je ne saurais voir ! Mais il revient au galop. Restauration, réhabilitation, revitalisation, renaturation, requalification. Toujours et encore ce préfixe ! S’agit-il bien de revenir en arrière ?
Entretien et restauration : de l’usage à la perturbation
L’entretien implique des tâches régulières, peu coûteuses. C’est un effort du quotidien, qui vise à pérenniser un système (socio-environnemental) au moyen d’usages concrets, spatialisés, partagés, collectifs, durables… Le dispositif juridique oblige le propriétaire riverain à entretenir le lit des cours d’eau non domaniaux et la végétation de leurs berges par des travaux qui demandent des savoir-faire (curage, débroussaillage, élagage). L’effort récurrent de l’entretien n’a rien à voir avec la restauration qui désigne des opérations lourdes et exigeantes en argent, en énergie et en information. Plutôt que de former, il s’agit de réformer ! Le système socio-environnemental actuel ne convient plus. Il faut en changer. Cette transformation requiert une débauche d’activité. La restauration consiste donc en une perturbation. Elle vise à mettre le système en crise, le bouleverser au-delà de ses capacités de résistance et même, si possible, de résilience. Pour changer de système, il faut perturber l’équilibre actuel et y substituer un autre équilibre, mieux valorisé, historique, plus naturel. Mais de quelle nature s’agit-il ? Quelle nature désirons-nous vraiment ?
Les natures de la restauration
La naturalité révèle systématiquement un regard bipolaire. L’environnement est évalué à l’aune de son degré d’anthropisation. La nature se montre sauvage, entretenue ou aménagée. La naturalité est dans le regard de l’observateur qui évalue ce qui l’entoure au moyen d’une éthique de ses relations à l’environnement. La nature sauvage procède d’une volonté de vivre pour elle, la nature entretenue de vivre avec elle et la nature aménagée de vivre contre elle.
On retombe ici sur des visions classiques de la géographie. Le Lannou et George se sont disputés sur les thèmes de « l’homme habitant » et de « l’homme aménageur ». Les approches rousseauiste (hédonique) et prométhéenne s’opposent d’une manière semblable. L’une promeut la wilderness, l’autre la satisfaction des besoins des sociétés humaines. Entre les deux, l’approche pastorale ou arcadienne s’efforce de concilier les valeurs en recourant à des usages. Quelques notions cristallisent des moments du gradient d’implication humaine : maîtrise, partenariat, participation… Les défenseurs de la nature ont précocement discuté de ce degré d’implication, se partageant entre préservation et protection.
De la restauration à l’instauration
Deux paradigmes de la restauration se sont structurés, l’un écocentré l’autre anthropocentré. Le premier vise à restaurer ce qui a été perdu. Le second considère plus volontiers les fonctions de la nature et définit des objectifs en relation avec la « demande » sociale. Ces deux paradigmes ont leurs effets pervers.
Le paradigme écocentré est réactionnaire ; il œuvre à la restauration des caractéristiques d’une nature révolue. Or le naturel est mouvant, labile, changeant, évolutif, en mutation constante. Restaurer, c’est fixer, stabiliser, fossiliser un environnement. Bien souvent, ce paysage est celui des campagnes d’Europe occidentale encore densément occupées et quotidiennement travaillées, celles du XIXe siècle. Ce paysage mémorisé et remémoré procédait d’usages partagés par des communautés locales qui se sont déstructurées, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Les usages se sont perdus, et avec eux les cours d’eau et leur végétation rivulaire parfaitement entretenue. Aveuglé par le rêve éblouissant d’une nature retrouvée, le restauration méconnaît le travail tout en finesse de l’entretien et de l’usage. Autant l’élagage régulier d’une haie de saules stabilisant une berge de rivière contribue à enrichir les diversités spécifique et écosystémique de la plaine d’inondation, autant la coupe brutale des branches d’un ancien frêne têtard, après quinze ans de croissance spontanée, s’avère traumatisante pour l’arbre. Cet exemple est symptomatique d’un penchant fixiste et paysager qui fait primer la forme sur le processus. A défaut de ne pouvoir restaurer les processus et les usages révolus, contentons-nous de restaurer les formes. La restauration se fait alors jardinage. Dans une dynamique postmoderne, elle se construit une hyper-réalité, une réalité plus réelle que la réalité, un peu comme dans un parc d’attraction qui alterne les tableaux architecturaux en renouant avec les vues du passé. Le restaurateur jouit des sensations que son corps lascif ou actif lui procure dans un environnement originel.
Le paradigme anthropocentré prête également le flanc à la critique. En substituant ses besoins à ceux de son environnement, l’humanité s’extrait de la nature, se place au-dessus d’elle. Tout aussi insatisfaite de son cadre de vie actuel, elle tourne ses yeux vers l’avenir, plutôt que vers le passé. S’agit-il encore de restauration écologique ? C’est douteux. En définissant des objectifs, elle s’apprête à instaurer un nouvel ordre environnemental. Ce projet n’aspire guère à une restauration, mais à une instauration écologique. A l’écoute d’eux-mêmes, les instaurateurs cherchent à actualiser leurs valeurs. Le risque d’une normalisation est à craindre. En effet, les besoins à satisfaire restent en nombre limité. Cet interventionnisme ne laisse guère de place à l’imprévu, à la spontanéité. Cela dit, même en nombre limité, les intérêts restent pluriels et potentiellement antagonistes. L’effort des instaurateurs consiste alors à draper le devoir de gestion intégrée dans une éthique vertueuse en prônant la conciliation des intérêts et la multifonctionnalité des espaces de nature. Mais c’est un leurre. Toutes les pratiques ne sont pas conciliables. Le choix est politique, la déviance bannie, le conformisme dominateur. La nature est modelée à taille humaine.
La cinquième dimension : la valeur des objets de nature
Les deux paradigmes se légitiment grâce à la demande de la société. Or la société ne demande rien. Bien souvent, elle ne se positionne que pour signaler son désaccord à l’égard d’un projet. Tout au plus la société a-t-elle quelques attentes mal formulées. Le tacite domine l’explicite ici. La formulation précise d’une demande sociale cache le plus souvent une instrumentalisation et une institutionnalisation. Des associations pro-environnementales instrumentent la demande sociale pour infléchir la gestion des ressources, des espèces et des espaces. Ce jeu souligne que l’opposition nature-culture peut être dépassée en réinjectant de l’humain dans l’environnement, autrement dit en complétant les quatre dimensions traditionnelles (longitudinale, transversale, verticale et temporelle) de l’hydrosystème par la valeur. Cette dimension humaine reconnaît ses niveaux de réalité physico-chimique et biologique ; comme les dimensions spatiale et temporelle, elle se montre sensible à la multiscalarité. Les échelles actorielles donnent autant d’importance à l’individu, au groupe, à la communauté, à la nation, à l’humanité. Reconnaître la diversité des facteurs psycho-affectif et socioculturel implique de penser la rivière, comme peuvent l’être la ville ou tout autre problème public.
L’environnement comme problème public
La nature fait l’objet de controverses semblables aux autres problèmes publics. Différentes problématisations s’affrontent au sein d’arènes sociales. Les instances entrepreneuriales, expertes, politiques et juridiques jouent des coudes pour imposer leur point de vue. Aussi est-il vain de chercher à définir la Restauration avec un grand R : force est de reconnaître et d’accepter la pluralité des projets socio-environnementaux. Sectoriser la gestion environnementale, c’est s’adapter aux spécificités territoriales plutôt que d’imposer une conception uniforme et normalisée de la nature et de la naturalité à la faveur d’une éthique tyrannique et mutilante.
Comme tout objet identifié, reconnu, dénommé et approprié socialement, la rivière se caractérise par une dimension humaine dont il convient de dégager la signification, le sens et la valeur. Trois isotopies de la lecture de la rivière structurent cette sémiotique environnementale, celles du beau, du bon et du bien, c’est-à-dire respectivement celles de l’esthétique, du rationnel et du politique. Le signifié des objets de nature peut varier d’un groupe à l’autre. Des définitions et des interprétations différenciées problématisent la situation, suscitent l’émergence de problèmes sociaux et partant alimentent les controverses socio-environnementales. Ces controverses garantissent le fonctionnement démocratique de la communauté en la préservant non seulement de l’ignorance mais aussi de la tyrannie.