L’usage du monde : habiter le Nevado de Toluca (Mexique)

Le Nevado de Toluca est un stratovolcan inactif localisé à 80 km au sud-ouest de Mexico. Culminant à 4680 mètres, il appartient au système volcanique transversal du Mexique. Un parc national protégeait espace et espèces ; son statut a évolué en 2013 vers une aire de protection de la faune et de la flore. Comme de nombreux espaces protégés dans les pays du Sud, le Nevado de Toluca est habité : son périmètre concerne environ 70 ejidos dont les habitants continuent de valoriser et d’ « user » les ressources. Par définition, l’usage est tout à la fois partagé, concret, localisé et durable. A quels usages cette haute terre donne-t-elle lieu ? Comment concilier les enjeux de développement et de protection ?

En octobre 2013, dix-huit étudiants inscrits au master « Systèmes territoriaux, aide à la décision, environnement » (STADE) à l’ENS de Lyon ont séjourné deux semaines au Mexique dans le cadre du programme de recherche SELINA (Parc National de Toluca : un laboratoire socio-environnemental pour des innovations politiques dans la gestion de parcs nationaux) (2012-2015), financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Ce stage à vocation pédagogique et scientifique ainsi qu’une mission au printemps 2013 furent l’occasion de visiter quelques communautés et de rencontrer des gestionnaires de l’espace protégé.

Habiter un espace protégé et multifonctionnel

Décrété le 25 janvier 1936, un parc national s’étendait sur 51000 hectares. Sa limite se calait sur la courbe de niveau des 3000 mètres d’altitude. Pourquoi une telle aire protégée ? D’emblée, l’enjeu réside dans la maîtrise de l’eau et partant dans la gestion des bassins d’alimentation. En effet, ces derniers approvisionnent en eau les sources, les rivières et les lacs des principales vallées qui sont occupées par de grandes agglomérations urbaines. Aujourd’hui, la partie nord-ouest de l’aire protégée recharge le système du Cutzamala qui apporte de l’eau au District Fédéral. De même, à 21 km au nord, se trouve Toluca, la capitale de l’Etat de Mexico. Et sur le versant sud, une importante zone de floriculture demande également beaucoup d’eau, depuis les années 1980. La pression exercée sur la ressource hydrique augmente donc, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’aire protégée. Accompagnant la croissance des besoins domestiques, agricoles et industriels en eau, des campagnes d’éducation à l’environnement sont menées. Par exemple, la municipalité de Coatepec Harinas s’efforce de rappeler aux administrés la valeur de l’eau au moyen d’inscriptions murales. Ainsi, une bouteille d’eau coûte cinq pesos.

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Campagne d’éducation environnementale au sujet de la valeur de l’eau, à Coatepec Harinas, au sud du Nevado de Toluca (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

L’eau et l’arbre ont partie liée. Non seulement la forêt permet de produire du bois (notamment de chauffe et de construction), stabilise le sol et réduit son érosion, mais elle entrave également le ruissellement et favorise l’infiltration de l’eau. Or les décideurs  postulèrent que la propriété des communes, des ejidos et des particuliers conduit à la surexploitation forestière et ne saurait garantir la pérennité du couvert forestier. Dans une envolée lyrique, le décret de 1936 assoit ainsi son point de vue sur « la montagne appelée Nevado de Toluca, dont les sommets, couronnés de neige, impriment au panorama un beau contraste avec le territoire intertropical qui s’étend sur ses versants, et qui constitue sans aucun doute, par ses boisements et les animaux de la forêt, un véritable musée vivant de la flore et de la faune ». Plus récemment, pour compenser l’installation d’antennes sur le massif, un programme intitulé Fabrica de agua, soit « Usine d’eau », a financé le reboisement de 500 hectares à partir de 2003. Ses ambitions sont célébrées à grand coup de peintures colorées et naïves dès l’entrée de l’aire de protection. En se substituant à des usages du sol qui perturbent sévèrement le fonctionnement des écosystèmes, les nouvelles forêts redonneront le sourire aux enfants : ils bénéficieront d’eau potable en plus grande quantité et de meilleure qualité ! Des programmes de paiements pour services environnementaux (PSE) sont financés par la Comisión Nacional Forestal (CONAFOR) à l’échelle fédérale depuis 2003 et Probosque dans l’Etat de Mexico depuis 2007. Derrière l’intérêt porté à la forêt se trouve l’enjeu crucial du remplissage des aquifères : en favorisant le reboisement et la conversion des terres cultivées en forêt, ces paiements pour services environnementaux ont un caractère hydrologique affirmé.

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Peinture murale réalisée à l’entrée de l’aire de protection (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

Les communautés ont développé quelques activités au sein de l’espace protégé. L’agriculture repose en premier lieu sur la pomme de terre qui tient une place de choix dans les revenus de nombreux ménages. En altitude, la récolte demeure maigre et les tubercules montrent des dimensions modestes, malgré l’utilisation de produits phytosanitaires. A visée vivrière et commerciale, les cultures concernent également des céréales (maïs grain, blé et avoine fourragère), les fèves, les haricots et les petits pois. Quelques gros éleveurs possèdent d’importants troupeaux de bovins ; les moutons ne sont pas rares au sein des communautés. Depuis les années 1980, des exploitations aquacoles et floricoles diversifient l’activité agricole. Or, cette dernière peut avoir des conséquences négatives sur le fonctionnement des écosystèmes. Trop peu couvrante, la maïsiculture favorise parfois le ruissellement concentré et la formation de ravines. De même, le surpâturage est susceptible de dégrader la couverture végétale, d’empêcher la régénération forestière et de stimuler l’érosion éolienne. Aussi, certaines activités ont été dénoncées dans le cadre du parc national et restent interdites dans l’aire de protection – plus particulièrement la production de pommes de terre et les pratiques pastorales -, ce qui ne manque pas de provoquer la contestation des habitants.

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Préparation d’un champ avant la plantation de pommes de terre (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

En revanche, alors que l’exploitation forestière n’était pas autorisée dans le parc national, elle est désormais reconnue. Certes, la forêt favorise l’infiltration de l’eau et confère au massif volcanique un rôle de château d’eau apprécié par les agglomérations voisines qui cherchent à accroître leurs ressources en eau potable pour répondre à leurs besoins croissants. L’essentiel des paiements pour services environnementaux trouvent ici également leur justification. Mais des attentes pécuniaires moins éco-centrées et moins facilement avouables ont également motivé la recatégorisation du parc : l’exploitation de la forêt enrichira aussi des groupes sylvicoles.

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Un troupeau de moutons paissant dans une forêt de conifères, à Raices (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

Une forêt sous pression ?

Au total, de 1972 à 2000, les superficies forestières semblent avoir régressé. La forêt a perdu du terrain jusque dans les années 1990. Depuis c’est plus stable. Surtout, le problème résiderait dans la réduction des densités d’arbres et la fragmentation consécutive. Il s’agit de hiérarchiser correctement les pressions sur le parc :

    • Les arbres attaqués par les insectes requièrent un entretien. La Comisión Nacional de Areas Naturales Protegidas (CONANP) donne l’autorisation aux communautés de couper les zones infectées. Elles ne se font pas prier, revendant ensuite le bois 30% moins cher. Cette pratique a pu se traduire par des coupes à blanc dans le parc.
    • La coupe illégale de bois dans le parc ne se manifeste pas par des coupes à blanc. Les bûcherons choisissent des arbres, les coupent la nuit et repartent au petit matin. Cela favorise la dégradation de la forêt, la réduction du nombre d’arbres par hectare et donc la fragmentation des habitats. Cette coupe illégale est suffisamment bien orchestrée pour que le Partido Revolucionario Institucional (PRI), actuellement au pouvoir, peine à en juguler l’activité. Certains habitants entendent ces méfaits sans écouter car les bûcherons sont armés ou sont susceptibles de payer pour faciliter leur action.
    • Quelques grands propriétaires terriens vivent de l’élevage de vaches qui peuvent piétiner les arbustes et ralentir la régénération. Surtout, cette activité pastorale s’accompagne d’incendies étendus et mal maîtrisés. En effet, les vaches préfèrent les jeunes pousses qui apparaissent après l’incendie.
    • Les communautés pratiquent aussi de l’élevage de moutons et provoquent des incendies, mais ces derniers sont mieux maîtrisés et concernent de petites superficies. Cette écobuage ne brûle pas les arbres et facilite la régénération.
    • Quant aux cultures de pommes de terre et de maïs, parfois dans l’espace protégé, difficile d’évaluer si elles s’étendent au détriment de la forêt.
  • Enfin, les habitants peuvent prélever du bois (arbres tombés, bois mort) et des champignons pour leur auto-consommation.

La déforestation et la dégradation forestière sont dénoncées par les gestionnaires qui y voient l’origine ou un facteur d’aggravation de problèmes aussi fâcheux que le remplissage partiel des aquifères, la pollution de l’eau et les inondations.

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Un incendie maîtrisé pour favoriser la régénération végétale (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

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Une parcelle reboisée, sur le versant nord du Nevado de Toluca (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

Les « lagunes », un haut-lieu entre protection et développement

Comme son nom l’indique, le Nevado de Toluca reste enneigé une partie de l’année. Attirés par son sommet blanchi, les visiteurs s’y rendent par milliers malgré la distance, la congestion du trafic, l’altitude et le froid. Les véhicules motorisés n’accèdent pas au cratère, mais une courte marche livre aux marcheurs les rives des lagunes dites du Soleil (la plus étendue) et de la Lune (la moins vaste).

L’entrée du parc est gérée par la communauté de San Juan de Las Huertas qui fait payer 40 pesos par automobile. Ce péage a donné lieu à quelque polémique, tarifant l’accès d’habitants issus d’une communauté voisine qui devaient passer par là pour gagner leurs terres et y couper du bois. Les usagers trouvent également dans ces pelouses d’altitude de quoi alimenter un troupeau de vaches. Elles paissent au bord de l’eau, entre les taches noirâtres des végétaux incendiés.

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La lagune du soleil, sur le Nevado de Toluca (cliché : Le Lay Y.-F., 2013)

Le Nevado de Toluca est également connu sous le nom de Xinantécatl, c’est-à-dire « l’homme dénudé ». Des fouilles archéologiques ont confirmé que ce haut-lieu a fait l’objet de pratiques cultuelles préhispaniques par les Matlazincas. Les rites fêtaient notamment l’eau, sollicitant ainsi la pluie nécessaire au démarrage du cycle agricole. De fait, combinant harmonieusement la roche, l’eau et le végétal, le sommet a tous les ingrédients d’un sanctuaire de la nature où le sacré se manifeste préférentiellement. Aujourd’hui encore, les amoureux de la culture amérindienne prolongent les expériences émotionnelles et spirituelles par des rites, des musiques et des danses. La vidéo ci-dessus a été captée en avril 2013 au bord de la lagune du Soleil. Après avoir jeté du sel dans l’eau, les danseurs appellent longuement la pluie au prix de mouvements rythmés que l’altitude mute en un véritable effort physique.

Au total, malgré ses statuts de parc national puis d’aire de protection de la faune et de la flore, le sommet du Nevado de Toluca reste habité de diverses façons. Les paysages minéraux, la neige, les lacs, les pelouses ou encore les arbres sont valorisés par les communautés humaines ; elles leur confèrent des valeurs environnementales, socio-économiques et culturels en fonction de leur projet de société. Cet usage pluriel du monde propose un défi complexe aux gestionnaires qui peinent à concilier les enjeux de protection, les activités récréatives et les exigences de production. En facilitant la sylviculture, la réforme du statut de l’espace protégé – soutenue par le PRI – légalise des pratiques déjà à l’œuvre. Les recettes devraient s’accroître, mais seront-elles équitablement redistribuées ?

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