L’attention portée à l’environnement varie selon les techniques utilisées pour le parcourir, l’aménager ou l’exploiter. Aussi l’invention du moteur à explosion a-t-elle changé la donne et probablement témoigne-t-elle d’un gain de connaissance. Elle a contribué à l’émergence de nouveaux usages du monde. Mais n’a-t-elle pas eu aussi pour conséquence quelque forme d’oubli ? La voile soutenait tout un imaginaire de l’air. L’utiliser à bon escient impliquait une compréhension de certaines des modalités d’interactions avec l’environnement invisible. A l’occasion, au prix d’un dérèglement de la perception de l’espace et du temps, la navigation de plaisance en ranime quelques-unes et permet de renouer avec d’anciennes pratiques.
Mu par deux vastes morceaux de tissu – bien souvent une grand-voile et un génois – qu’un souffle d’air gonfle, il est des allures naturelles : à bord, elles s’avèrent molles et douces pour les sensations, et confortables pour l’esprit. Ainsi, avancer au vent arrière, ça va de soi. C’est un peu l’allure tropicale, celle du calme, voire de la torpeur. On s’imagine aisément au milieu du jour, porté par un alizé, comptant les méridiennes avec lenteur. Le soleil chauffe les corps sans mesure et l’air s’épaissit autour des épidermes. De fait, la progression s’effectue relativement sans hâte – mais logiquement – dans le sens de l’écoulement, et presque malgré soi.
Mais voilà qu’on s’écarte progressivement de ce courant invisible, qui donne néanmoins à la surface de l’eau sa forme plus ou moins accueillante. En lofant, le ton se fait altier et aventureux. Les allures s’enchaînent – le vent arrière, le grand largue et le largue – et le bateau prend de la vitesse. Guettant la voile et ses pennons décrochants au vent et sous le vent, l’équipage manœuvre le gréement pour régler au mieux la voilure. L’embarcation n’a de cesse d’accélérer à mesure qu’elle s’éloigne du flux. Il en va de même si le vent tourne – le mystère s’accroît. Puis vient le moment de la bascule. Le vent de travers désigne cet entre-deux : ce n’est plus le portant, ce n’est pas encore le près. Le vent rencontre le bateau transversalement. D’une façon apparente tout au moins. Au sommet du mat, la flèche de la girouette en fait foi. Mais en l’occurrence, depuis un voilier faisant route à deux nœuds et demi et dont le compas indique un cap au 160°, le vent apparent s’écoule précisément à la perpendiculaire, alors que le vent réel se trouve à 120°. Le bateau se crée, en effet, son propre vent…
Ce vent de travers pousse sur la coque et le gréement, contraignant à la dérive. La quille en atténue l’effet. Les basses latitudes sont déjà loin ; l’engin croise dans la zone tempérée, là où les vents d’ouest dominent. Lofons de quelques degrés supplémentaires et, dès lors, plus rien de normal. La vitesse du bateau s’accroît encore. Surtout, quelque phénomène contre-nature s’affirme avec de nouvelles allures – le petit largue, le bon plein et le près. C’est le temps du miracle : l’embarcation a trouvé un cap inespéré et fait route contre le vent, le forçant. Il ne s’agit plus d’allures porteuses, mais voilà – le bateau avance. Il gite, mais il avance. Il remonte le vent comme le rêve remonte les parallèles. On se rapproche des pôles, l’air se fait vif. Fraîche et tendue, cette allure se montre plus en nerf qu’en chair. Si la vitesse est moindre qu’au petit largue, du moins reste l’émotion d’être à contre-courant. La tentation est vive de se prendre au jeu. Se rapprocher de la source en remontant encore un peu ! Il ne reste plus guère qu’une trentaine de degrés…
Que le vent vienne à tourner ou que le pilote souhaite le remonter plus avant – et l’ordre des choses se rétablit. Vent debout, la voile est vaine : elle se vide puis faseye. La coque retrouve une assiette à l’équilibre. Le miracle s’éteint. Inerte, le bateau flotte mais subit simplement d’autres forces, celles du monde aquatique. Les ailes brûlées dans cette quête de l’origine, il monte, descend puis remonte, incessamment, selon le mouvement ondulatoire de son support. Il faudrait abattre de quelques degrés pour que les voiles se remplissent et que le navire s’anime à nouveau.