Lyon a longtemps subi la réputation d’une cité « embrumée ». Porteur d’esthétique ou d’angoisse – selon le tempérament de l’observateur -, le brouillard marquait les paysages comme les esprits. Depuis, il semble s’être évanoui. Dès 1955, le médecin et romancier Jean Reverzy a posé la question : « Mais où sont passées les brumes d’antan ? »
Le brouillard, une histoire d’eau ?
Le brouillard se lève grâce à la présence combinée de vapeur d’eau, d’un refroidissement de l’air et de noyaux de condensation.
de l’eau gazeuse à l’eau liquide
Le brouillard, c’est de l’eau. De l’eau liquide (et visible)… Et non de la vapeur d’eau ! Celle-ci ne se voit pas. Comme la plupart des nuages, le brouillard est constitué d’un ensemble de fines gouttelettes d’eau (ou parfois de cristaux de glace), apparemment en suspension dans l’air, réduisant ainsi la visibilité. Suspendues en altitude, elles forment les nuages ; au voisinage du sol, elles prennent le nom de brouillard. Du fait de cette distinction terminologique, une même masse visible peut s’appeler stratus lorsqu’elle se trouve à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol et brouillard lorsqu’elle entre en contact avec le flanc d’une colline voisine. Le brouillard « n’est qu’un nuage au ras du sol » (Allix, 1934). Formé d’eau, il relève de la catégorie des hydrométéores qui désignent toute entité hydrique, qu’elle soit liquide (pluie ou brouillard) ou solide (neige ou grêle), présente dans l’atmosphère – à l’exception des nuages. La viscosité de l’air, les turbulences, les mouvements de convection permettent aux gouttes d’eau de rester en suspension (Baldit, 1931). La formation du brouillard (et sa dissipation) profite de la capacité bien connue de l’eau à changer d’état : il apparaît à la faveur de la condensation (changement de la phase gazeuse à la phase liquide) et sa disparition témoigne de l’évaporation (changement de la phase liquide à la phase gazeuse).
Le refroidissement de l’air
Le brouillard, c’est donc une histoire d’eau. Mais pas seulement. C’est une histoire d’eau qui a quelque chose à voir avec l’air… En effet, l’air contient de l’eau en phase gazeuse. Cette teneur de l’air en vapeur d’eau définit son humidité absolue. Mais la capacité maximale de l’air à contenir de la vapeur d’eau varie en fonction de la température et de la pression. En se refroidissant ou en se détendant, l’air ne peut plus contenir autant de vapeur d’eau. L’humidité relative désigne le rapport entre la quantité de vapeur d’eau effectivement contenue dans l’air et la quantité maximale que l’air peut contenir dans des conditions de température et de pression données. Un simple pourcentage suffit à l’exprimer. Lorsque l’humidité relative s’élève à 100%, l’air est saturé. Il a atteint son point de rosée, c’est-à-dire la température à laquelle il peut être soumis sans que l’eau gazeuse qu’il contient change de phase. En deçà, la vapeur d’eau se condense : des gouttelettes se forment. Ainsi, « le brouillard d’eau est toujours le résultat d’une condensation » (Allix, 1934).
Les noyaux de condensation
Le brouillard est une histoire d’eau et d’air qui ne saurait se passer de « terre ». Dans l’air sursaturé, les molécules d’eau s’unissent autour de particules (en suspension dans l’atmosphère) qui servent ainsi de noyaux de condensation. En revanche, « des expériences classiques montrent (…) qu’un air absolument pur de toutes poussières ou fumées, peut être sursaturé de vapeur d’eau sans qu’il y ait condensation (…) » (Luizet, 1913). Dans de l’air pur, la condensation de la vapeur d’eau requiert une sursaturation de 500% (Dufour, 1961). C’est dire combien la présence de corps étrangers dans la masse d’air favorise ce changement de phase de l’eau (Seive, 1939). Leur composition chimique peut être très variée (sel, produits de combustion ou substances arrachées au sol). Mais tous les noyaux ne se valent pas pour former des gouttelettes d’eau ! Ils sont plus ou moins hygroscopiques. G. Onofrio (1913) pense que la poussière et la fumée présentes dans l’atmosphère des villes permettent de condenser l’humidité. De même, M. Mezin (1931) écrit qu’elles favorisent les brouillards « en venant augmenter la densité des noyaux de condensation ». Mais, selon A. Baldit (1931), « la poussière commune qui s’élève du sol, ne constitue pas le support ordinaire de la vapeur condensée ». Et le sel de mer joue ce rôle mieux que la suie (moins soluble). Les chlorures, des sulfures et des azotates s’avèrent aussi efficaces. En fait, « dans la nature, la majorité des véritables noyaux de condensation sont des noyaux mixtes constitués d’une particule solide insoluble (granule de charbon, grain de sable, etc.) entourée d’une solution hygroscopique contenant plusieurs corps dissous » (Dufour, 1961).
La formation du brouillard lyonnais
G. Onofrio (1913) a décrit en ces termes l’apparition du brouillard local tel qu’il l’observait, le matin, depuis la basilique de Fourvière :
« A l’aurore, le brouillard commence à se former au-dessus de la Saône, c’est une traînée laiteuse qui, peu à peu, dérobe la ville aux regards au fur et à mesure qu’elle devient plus grise et plus sombre, c’est comme un voile épais tendu au-dessus de la cité depuis les Terreaux jusqu’au confluent. C’est la mer de brouillard qui apparaît (…). La surface de cette mer est légèrement ondulée, mais les contours en restent fermes. On y remarque les jets de fumée des hautes cheminées qui percent de loin en loin la surface, s’arrêtent de monter, surpris par le froid, et retombent en s’étalant sur la mer de brouillard qu’ils tachent de noir. Au-dessus, on aperçoit le coteau de la Croix-Rousse, le mont Ceindre et parfois les Alpes ».
Cet auteur a identifié un « Y de vapeurs » dont les branches « épousent les grandes sinuosités des fleuves ». Voici les ingrédients pour produire un beau brouillard : de la vapeur d’eau, des aérosols et un différentiel thermique. Comment la recette prend-elle à Lyon ? M. Mezin (1931) et le Commandant Ruby (1932) ont distingué différentes modalités de formation du brouillard : le refroidissement du sol par rayonnement, le mélange de masses d’air chargées d’humidité et de températures différentes, le passage d’air humide sur une surface froide (notamment sur de l’eau), le passage d’une masse d’air froid sur une surface chaude et humide, la diminution de la pression barométrique et la condensation sur les poussières et fumées. Globalement, le brouillard se forme lorsque l’air atteint la saturation à la faveur de son refroidissement ou de son humidification.
Le brouillard de rayonnement
Une fois le soleil couché, la température du sol et des basses couches de l’atmosphère diminue du fait du rayonnement terrestre nocturne (Favrot, 1932 ; Blanchet, 1990). Les brouillards se lèvent « surtout aux heures où la température est la plus abaissée » (Piéry, 1946). Or, « on sait que l’heure la plus froide est celle qui précède le lever du soleil » (Onofrio, 1913). Le refroidissement de la partie inférieure de la troposphère suscite une inversion thermique : l’air est plus froid au contact du sol qu’en altitude. « L’air refroidi au sol par ce rayonnement rampe sur la terre, coule sur les pentes, s’accumule dans les bas-fonds : l’air plus chaud flotte sur lui comme la mousse sur la bière » (Allix, 1934). Ce refroidissement augmente l’humidité relative de l’air et rapproche le point de rosée. Si l’air devient saturé de vapeur d’eau, celle-ci s’y condense ; le brouillard se forme. « Le rayonnement très faible d’un sol déjà froid permet la condensation presque à son contact, on a un brouillard bas » (Onofrio, 1913). Ce dernier était particulièrement fréquent l’hiver, avec des températures inférieures à 6°C. La présence d’un ciel étoilé accroît l’efficacité du rayonnement terrestre et le refroidissement du sol et de l’air. L’absence de turbulence, par temps calme, limite la diffusion de l’air froid. « La formation du brouillard est impossible par un vent d’une certaine force (8 à 15 mètres) parce que le brouillard fond dans une grande masse d’air comme le sucre dans l’eau » (Onofrio, 1913). Une situation anticyclonique se montre donc favorable à la formation de ce type de brouillard.
Le brouillard d’évaporation
Lorsque l’air est froid et/ou humide, son humidité peut être si élevée qu’il se trouve à la limite de la saturation. Dans ce cas, toute source d’humidité peut amener l’air à saturation. « Personne n’ignore que les brouillards sont un amas de vapeurs et d’exhalaisons, qui s’élèvent des lieux humides, et sont retenus près de la surface de la terre par leur poids » (Alléon Dulac, 1765). De novembre à mars, notamment le matin, la température du Rhône et de la Saône est souvent supérieure à celle de l’air ; au contact de la surface d’évaporation des cours d’eau, la vapeur d’eau de l’air saturé se condense (Gallois, 1894 ; Luizet, 1913). De même, « l’eau de vaisselle remplit de buée la cuisine ; les bateaux-lavoirs, les plattes de Genève, de Lyon ou de Vienne dégagent dans l’atmosphère d’épaisses nuées d’eau de lessive. Il suffit pour cela d’une différence de quelques degrés ; qui n’a vu en hiver la vapeur se dégager des bouches d’égout ; la Saône ou le Rhône sous les ponts fumer comme des soupières ? » (Allix, 1934).
Aux yeux de G. Onofrio (1913), l’origine de la plupart des brouillards lyonnais ne fait pas de doute : « la cause de notre brouillard local est due entièrement à l’humidité qu’entretient dans notre atmosphère l’évaporation du Rhône et de la Saône ». Mais A. Allix (1934) a insisté sur le rôle crucial joué par les nappes d’eau stagnantes. Certes les étangs de la Dombes sont trop éloignés pour être incriminés, mais il restait beaucoup de zones humides à proximité de Lyon, d’une part le lacis des bras du Rhône à l’amont de Lyon et d’autre part « l’immense surface marécageuse, héritage indirect des glaciers quaternaires, qui s’étend de Bourgoin à Lyon » (Allix, 1934). De nouveau, une atmosphère peu agitée – ne permettant pas le brassage de l’air et concentrant la vapeur d’eau à la surface aux plus basses altitudes – s’avère favorable à la formation de ce brouillard d’évaporation.
D’autres modalités de formation des brouillards hydriques
Le mélange de deux masses d’air saturées d’humidité et à des températures différentes peut donner lieu à une condensation de vapeur d’eau (Luizet, 1913). L’advection d’air humide sur une surface froide est également susceptible de produire du brouillard, notamment « dans les régions humides, prairies, bords des cours d’eau » (Ruby, 1932). D’autre part, quand une masse d’air rencontre un relief, elle doit s’élever ; sa pression diminue, occasionnant une détente et un refroidissement : la vapeur d’eau peut alors se condenser en brouillard à l’égard de l’observateur qui se trouve sur l’obstacle orographique (et en nuage pour celui qui est situé plus bas). De l’autre côté du relief, l’air redescend : sa pression et sa température augmentent, ce qui provoque la dissipation du brouillard. « Le sommet de la montagne paraîtra donc encapuchonné d’un nuage à un observateur situé au-dessous, et ce nuage lui semblera immobile, bien qu’en réalité il se déforme et se reforme continuellement. Cet aspect est bien connu dans la région lyonnaise où on le désigne en disant que le Mont Pilat, ou le Mont-Verdun, a son chapeau » (Luizet, 1913).
Le brouillard chimique domestique et INDUSTRIEL
Le développement des foyers de combustion domestiques et industriels au XIXe siècle a conduit à questionner le rôle de la pollution de l’air (de Martonne, 1948). En effet, les brouillards du centre de la ville « doivent renfermer dans leur sein des substances végétales et animales en détritus, et qui se mêlent encore à la fumée des fourneaux, des cheminées, des produits divers de la combustion » (Potton, 1835). Selon L. Gallois (1894), la condensation est « rendue plus apparente encore par les poussières en suspension dans l’air et qui proviennent de la fumée des nombreuses usines » (Gallois, 1894). G. Onofrio (1913) a décrit un dôme de fumées lyonnais : « l’ensemble des fumées de Lyon forme au-dessus de la ville par tout temps calme, un vaste dôme surbaissé dont la base, sensiblement circulaire, a 4 ou 5 kilomètres de diamètre et dont la hauteur ne dépasse guère une centaine de mètres ». En effet, selon F. Seive (1939), « les fumées chaudes montant dans le milieu froid et humide de l’atmosphère embrumée prennent rapidement la température de la couche environnante et ne peuvent dépasser (par suite de l’inversion de température qui se produit en ce point) le sommet de cette couche » (Seive, 1939). Ne pouvant passer le plafond thermique, les particules retombent donc à proximité de leurs foyers respectifs et se mélangent au brouillard hydrique pour donner un « brouillard chimique » : « noir, opaque et puant, il prend à la gorge, charbonne les édifices, couvre de suie les rideaux ; lourd et comme « coupé au couteau », il dresse aux carrefours des murailles de ténèbres » (Allix, 1934). Aussi, G. Onofrio (1913) jugeait que « l’emploi de la houille et la multiplication par trop tolérante des hautes cheminées d’usines ont augmenté notablement l’intensité de nos brouillards (…) ». C’était l’opinion répandue. Or, force est de reconnaître que les brouillards existaient avant l’industrialisation de Lyon, que les heures où les fumées sont les plus nombreuses ne sont pas celles où les brouillards sont les plus fréquents, et que ces derniers se développent aussi là où les noyaux de condensation sont rares (Piéry, 1946). Sans doute les cristaux de trioxyde de soufre (anhydride sulfurique) proposent-ils d’efficaces particules hygroscopiques, mais « il n’y a, au moins en première approximation, pas de relation de cause à effet entre les fumées urbaines et le brouillard » (Liandra, 1933).
Il est vrai néanmoins que le brouillard et les fumées apparaissent comme « deux phénomènes superposés de telle manière qu’en même temps qu’il y a formation de brouillard il y a également stagnation des fumées près du sol » (Piéry, 1946). En effet, une même situation météorologique se montre favorable à la formation du brouillard et à la concentration de la pollution de l’air. Il s’agit de la situation anticyclonique, caractérisée par un régime de hautes pressions, des vents très faibles ou absents et l’inversion des températures. Cette dernière se traduit pas des températures basses dans la partie inférieure de la troposphère et l’établissement d’un plafond thermique qui empêchent la dissipation du brouillard ainsi que la dispersion des poussières et des fumées qui se concentrent alors en ville.
« Mais où sont passées les brumes d’antan ? » (Reverzy, 1955)
Voici une des premières mentions faites au brouillard de Lyon. Nous la devons à Sidoine Appolinaire, au Ve siècle.
« Tu me félicites de mon séjour à Rome, mais toutefois d’un ton facétieux et railleur. Tu te réjouis, dis-tu, de ce que ton intime ami peut voir enfin le soleil à son aise, lui qui a joui si rarement de sa vue, tant qu’il n’a bu que les eaux de la Saône. Car, tu me parles ironiquement du ciel nébuleux de mes Lyonnais, et tu te plains de ce que la chaleur du midi éclaircit à peine le jour voilé sous les brouillards du matin ».
Cette description est devenue un poncif et a perduré jusqu’au XXe siècle, malgré les apparitions de moins en moins fréquentes du météore nébuleux.
La culture du brouillard
De fait, la littérature a contribué à l’élaboration de l’image d’une ville de Lyon empêtrée dans ses brouillards. Stendhal en a dressé un portrait peu flatteur dans ses Mémoires d’un touriste (1838) :
« (…) Lyon est le pays de la boue noire et des brouillards épais, cent fois plus que Paris (…). A Lyon, un brouillard épais règne deux fois la semaine pendant six mois : alors tout paraît noir ; on n’y voit pas à dix pas de soi au fond de ces rues étroites formées par des maisons de sept étages. Il faut voir la tournure et le costume canut des gens qui se démènent dans cette brume fétide : c’est au point que j’accueille l’odeur du charbon de terre comme un parfum agréable ».
A la fin du XIXe siècle, H. Taine a consolidé cette représentation en retenant de Lyon, dans ses Carnets de voyage (1897), « les teintes vertes, le brouillard, les fleuves gonflés ou abondants, la pluie qui depuis hier noie les rues, les fabriques d’ouvriers sérieux, laborieux, entassés comme à Londres ». Et en 1930, Claude Le Marguet n’a-t-il pas pérennisé cette image littéraire dans Myrelingues la Brumeuse ou l’an 1536 à Lion sur le Rosne ?
Le brouillard percole dans nombre de stéréotypes. Nizier du Puitspelu (1895) mentionne une expression oubliée : « hypothéqué sur les brouillards du Rhône », ce qui signifie « Ne se dit pas d’une garantie bien sûre ». Valrose écrivait en 1898, dans le Règlement de voirie et concours de façades, que « nous connaissons tous la mauvaise réputation de notre cité, noyée dans les brouillards, disent les étrangers, et constituée par d’immenses et humides bâtisses, à l’aspect triste et monotone, sans aucun cachet architectural » (La Construction lyonnaise, 1er décembre 1898, p. 266). Quelques années plus tard, Berlie se voulait convaincant lors du banquet annuel de la Chambre syndicale des entrepreneurs de Lyon et de la Fédération du Sud-Est : « (…) j’espère que vous serez Lyonnais de cœur et que vous tiendrez à défendre votre ville d’adoption contre les calomnies qui la représentent comme étant uniquement la ville des brouillards » (La Construction lyonnaise, 1er mars 1906, p. 52).
Le temps du brouillard
Selon L. Gallois (1894), « Lyon est un centre de froid par rapport aux régions environnantes ». G. Onofrio (1913) estimait que la ville de Lyon possédait « un climat spécial qui constitue dans la région du Sud-Est une véritable anomalie ». Au XVIIIe siècle, M. Alléon Dulac abondait dans ce sens (Dutacq, 1936). Evoquant les brouillards, il écrivit qu’il « n’est peut-être point de climat en Europe où ils soient plus fréquents et plus épais qu’à Lyon » (Alléon Dulac, 1765).
Si C. André (1880) n’évoque pas les brouillards dans ses Recherches sur le climat du Lyonnais, c’est probablement parce qu’il se concentre sur la température, la pluie et la neige ainsi que la pression barométrique : les orages l’intéressent alors plus que les brouillards. Mais en 1894, il s’efforce de caractériser le « climat moyen » de Lyon à la faveur de quelques données numériques. Comme aujourd’hui, il distingue les jours brumeux – ceux où les objets sont visibles au-delà d’un kilomètre – des jours de brouillard, où les objets disparaissent à une moindre distance. Tirant parti des observations faites au parc de la Tête d’Or de décembre 1878 à fin novembre 1888, soit pendant dix ans, il a dénombré 62 jours de brouillard par an.
Malgré la célébrité des brouillards de Lyon et leur indéniable existence, L. Gallois (1894) écrit que « la légende en a peut-être exagéré la fréquence et l’épaisseur ». Pour évaluer les fondements d’une telle réputation, M. Luizet (1913) a comparé le nombre de jours de brouillard dans dix stations françaises et à Uccle (près de Bruxelles, en Belgique). Ces données procèdent de la moyenne de vingt années d’observations (1983-1912), sauf pour Brest (dix-neuf années), Dunkerque (quinze années) et Uccle (dix années) (Anonyme, 1914). L’auteur souligne que la région occupe une place moyenne par les stations sélectionnées. « En fait Lyon n’a jamais été, comme beaucoup l’ont pensé, la capitale française du brouillard » (Comby, 1997). De même, M. Striffling (1964) remarquait que « les statistiques des nombres de jours de brouillard par an donnent des chiffres sensiblement identiques pour Lyon et pour Paris ». Ces graphiques montrent aussi que le brouillard est le plus fréquent en automne et en hiver. De même, travaillant sur des observations faites à la station de Bron (à une dizaine de kilomètres à l’est du centre de Lyon) de 1921 à 1925, M. Gassies (1926) a constaté que « sur 369 cas observés dans ces cinq années, 296 se répartissent de septembre à février, soit environ 80 pour 100 des cas observés ». Enfin, les brouillards sont plus fréquents au parc de la Tête d’Or qu’à Saint-Genis-Laval. Si cette dernière station se trouve à huit kilomètres au sud de Lyon, en aval du confluent du Rhône et de la Saône, le parc de la Tête d’Or se trouve ceint de nombreuses zones en eau qui fonctionnent comme autant de surfaces évaporantes (Piéry, 1946). De fait, « les brouillards n’existent pas les mêmes sur tous les points de la ville ; ils sont plus abondants dans son centre que sur les hauteurs, au midi qu’au nord, sur le quai de Saône que sur celui du Rhône » (Potton, 1835).
Dans un fort beau texte, Jean Reverzy a témoigné en 1955 de son affection pour les jours de brouillard.
« Dans le tramway ferraillant de jadis, lorsque nous allions à l’école, les matins d’hiver et d’automne, un monde confus, peuplé de spectres familiers, défilait derrière les vitres embuées. C’était le temps du brouillard : dès octobre il s’établissait sur la ville, comblant le vide des rues et des places, voilant les collines, amortissant les bruits, emprisonnant les êtres ; il avait son odeur et sa saveur. Grâce à lui la nuit se prolongeait jusqu’au milieu du matin ; au début de l’après-midi seulement, l’univers vaporeux, pour une heure, s’éclairait : un rayon fugitif tombait sur les squares, où le bronze des statues luisait de sueur froide, et sur les fleuves coulant vers d’invisibles horizons de lumière. Puis l’obscurité revenait : chacune de ces journées ressemblait à celle qui l’avait précédée. Monotonie noire ou claire-obscure que troublait parfois une éclaircie. Et chaque fois, sous la neige, la pluie, ou à la lumière insolite d’un matin limpide, nous croyions, en nous réveillant, découvrir sous nos fenêtres une ville nouvelle ».
La collecte des données n’a gagné en rigueur que progressivement. Motivé par l’occurrence d’un brouillard chimique persistant qui a provoqué une catastrophe en 1930 à proximité de Liège, le Conseil municipal de Lyon puis le Préfet du Rhône constituent l’année suivante une Commission d’étude des brouillards et fumées (Allix, 1931, 1933 et 1934 ; Frioux, 2013). Elle est à l’origine d’un plan d’étude météorologique des brouillards qui prévoit l’établissement non seulement d’un réseau de postes d’observation, mais aussi du relevé direct de chaque nappe de brouillard par des observateurs en avion. Malheureusement ces observations par avion se sont arrêtées avec la Seconde Guerre mondiale (de Martonne, 1948).
La raréfaction du brouillard à Lyon
Seulement voilà, le brouillard s’est raréfié. A partir des années 1900, en même temps que la visibilité des Alpes se réduisait et que l’atmosphère lyonnaise s’obscurcissait progressivement à cause de sa teneur croissante en particules en suspension, le brouillard diminuait à l’intérieur de la ville, « en fréquence, en intensité, en épaisseur » (Allix, 1933 ; Limb, 1933). « Des tendances divergentes qui pourraient être associées à une même cause : l’accroissement de la consommation de charbon qui a généré des fumées mais qui a également provoqué une hausse des températures en centre-ville repoussant le seuil de condensation et ainsi l’apparition des brouillards météorologiques » (Comby, 1997). Continue depuis le début du XXe siècle, la tendance à la baisse du nombre de jours de brouillard s’accentue à partir des années 1950. Trois facteurs essentiels compliquent désormais la formation du brouillard :
- La suppression de nombreuses zones humides. Ainsi le quartier de Vaise s’est-il développé au détriment des anciens marais de la Saône.
- L’îlot de chaleur urbain – l’accroissement des températures en ville – réduit l’humidité relative de l’air et éloigne le point de rosée.
- L’atmosphère étant plus agitée, le nombre de jours de calmes diminue et le brassage de l’air s’accroît (Comby, 1997). Or, « un barbetage un peu intense, un vent un peu marqué suffisent à déblayer l’atmosphère » (Allix, 1934). D’ailleurs, c’est « à ses grands vents que Lyon doit son ensoleillement meilleur que celui de Paris » (Corbel, 1962).
J. Comby (1997) a également suggéré que « le contrôle des rejets atmosphériques industriels et l’utilisation de nouvelles énergies (en particulier la disparition du charbon pour le chauffage domestique), ont très vraisemblablement contribué à éclaircir le ciel lyonnais, en réduisant à la fois les fumées artificielles et la production de noyaux de condensation ». Rien n’est moins sûr. On retrouve ici la question de l’éventuelle contribution des fumées et poussières à la formation du brouillard. L’atmosphère urbaine regorge de tels noyaux. A quoi bon ce supplément issu des activités humaines ? Lorsque l’air est saturé, la vapeur d’eau trouve des noyaux de condensation. De plus, les particules de suie ou de cendre sont de mauvais noyaux de condensation (Liandrat, 1933). Surtout, les foyers de combustion contribuent à l’îlot de chaleur urbain, un des facteurs explicatifs de la raréfaction des jours de brouillard. Il est vrai, pourtant, que brouillard et pic de pollution vont souvent de pair. Mais cette covariation n’implique pas forcément de relation causale. La cooccurrence de ces phénomènes s’explique simplement par un facteur déclenchant commun : un régime de hautes pressions dans lequel manque le vent et s’installe un plafond thermique à basse altitude (Liandrat, 1933).
Les journées de brouillard sont donc moins fréquentes. J. Reverzy (1955) les regrette.
« La terre, dit-on, a dévié de son axe ancien ; et notre ville connaît une étrange métamorphose. C’était autrefois, de notre temps, une ville du Nord, dans son brouillard fumant ; et ses pierres étaient teintes des couleurs grises ou noires d’une Renaissance et d’un Moyen Age fabuleux. Ce passé survivait sous les arcades et sous les voûtes obscures des abbayes et de la cathédrale ; dans le brouillard, quand nous croisions des êtres, nous ne distinguions pas les vivants des fantômes. Mais le brouillard s’en est allé avec ses souvenirs, cher exilé qui revient parfois, l’espace d’un jour, envelopper notre regret. Lyon n’est plus, par la faute de l’azur : il semble maintenant que le rayonnement de la mer ait atteint nos collines ; la clarté de Provence a remonté le cours du fleuve, et, au bord du Rhône, maintes soirées d’hiver ont la douceur de Rome, la ville mère ».
Mais la brume (parfois dite « sèche ») reste bien présente ; la saturation n’y est pas atteinte : seuls les noyaux de condensation les plus hygroscopiques ne donnent lieu qu’à des micro-gouttelettes embryonnaires. Deux maxima étaient signalés dans M. Piéry (1946), en mars et en septembre : « (…) il est probable qu’à cette époque le rayonnement nocturne, qui est cause de la plupart des brouillards lyonnais, n’est pas assez prolongé pour donner naissance à de véritables brouillards et n’a pour conséquence qu’une formation de brume ». Surtout, le brouillard du Rhône sert aujourd’hui encore de source d’inspiration pour les artistes, comme l’indique cette chanson interprétée par le groupe Fayard et enregistrée en 2013. Actuellement, en régime « calme » de hautes pressions, plus particulièrement en automne et en hiver, le brouillard peut durer pendant plusieurs jours qui sont également caractérisés par l’absence de vent, l’inversion des températures et une très forte pollution de l’air. G. Blanchet (1990) en a cité quelques exemples. « Durant l’hiver 1989-1990, plusieurs cas de brouillard persistant et d’inversions importantes sont observés, avec forte pollution (nombreuses alertes à Lyon dont l’une dure 105 heures du 29/12/89 au 02/01/90) ». Un cas remarquable a également été signalé en décembre 1971 : « le brouillard est très tenace dans les plaines de la Saône et la région lyonnaise (à Lyon : 165 heures dont 143 consécutives, insolation nulle, faibles amplitudes thermiques, pollution énorme) » (Blanchet, 1990). L’auteur ajoute que, dans ces conditions, des chutes de « neige industrielle » peuvent se produire. En revanche, lorsqu’ils se lèvent, « les vents ont un effet bénéfique en dispersant les brouillards, en particulier les brouillards d’origine industrielle qui sont une catastrophe pour toutes les très grandes agglomérations » (Corbel, 1962).
Au risque du brouillard
Le brouillard a tôt été dénoncé pour les méfaits qu’ils causent à l’activité des citadins. Bien plus, il semble atteindre l’état sanitaire des êtres vivants. Le brouillard urbain est pire encore que le brouillard des campagnes. Pourtant, quand vient l’heure de rechercher des coupables, il reste plus commode de dénoncer les excès météorologiques, voire les émanations des usines, que les pratiques des ménages.
la ville perturbée
Selon M. Gassies (1926), « les heures les plus dangereuses sont de 3h à 9h en général et même de 9h à 12h durant l’automne et l’hiver ». L’apparition du brouillard pouvait s’avérer brutale, surprenant ainsi les embarcations en marche et mettant en péril les équipages et les cargaisons. Selon P. Lorenti (1872), un brouillard brun et d’odeur acre, dont le plafond restait plus bas que les ponts et les quais, a provoqué plusieurs naufrages à hauteur d’infrastructures de franchissement sur le Rhône : un bateau a perdu son chargement de sacs de ciment sous une arche du pont Morand, un autre portant moellons et chevaux de remonte s’est brisé contre une pile de la passerelle du Collège et une barque chargée de sable s’est heurtée à une des piles du pont Lafayette. La baisse de visibilité qu’induit tout brouillard épais complique également les transports terrestres. Cet article du Censeur de 1848 en témoigne.
Le « brouillard chimique » provoque aussi des dégâts matériels. En effet, c’est « l’acide sulfurique du brouillard des villes qui attaque les toiles, les constructions en pierre calcaire, les ciments, les grillages en fer des parcs (…) » (Liandrat, 1933).
Des implications sanitaires ?
Les brouillards pèsent sur les corps et les esprits. M. Luizet (1913) les considère comme des « météores désagréables et malsains ». Le climat humide de Lyon « exerce une action déprimante : d’où la réserve du Lyonnais, son insociabilité, son goût du travail, de l’économie, sa tendance au mysticisme » (Josserand, 1949). Ce point de vue s’avère outrageusement déterministe (Gibert, 1947) ! Striffling (1958) enfonce le clou dans la Revue de psychologie des peuples :
« En décembre, lorsque survient le brouillard, il persiste souvent jour et nuit. Toutes choses au dehors s’évanouissent. La cité, comme aveugle, est obligée de se replier sur elle-même et de se construire son propre univers. Elle se tourne vers les spéculations de la pensée dans ses appartements bien astiqués, où la bonne cuisine vient ranimer les corps, et la douce affection familiale réchauffer les cœurs. Ainsi lorsque le paysage irréel du brouillard porte l’esprit au rêve, l’homme ne perd jamais le contact avec la solide réalité ».
Le brouillard fait l’unanimité contre lui. G. Onofrio (1913) juge incontestable « que le brouillard est un désagrément et qu’il favorise le développement des maladies des voies respiratoires ». M. Alléon Dulac (1765) avait déjà dénoncé ses méfaits.
« Ils [les brouillards] sont souvent accompagnés d’une odeur très fétide, et sans doute très pernicieuse à la santé, puisque toute l’économie animale en est dérangée, et que les rhumes, les rhumatismes, les fluxions, les catarres, et plusieurs autres maladies, alors plus fréquentes, ne laissent aucun lieu de douter qu’on n’en doive attribuer la cause aux malignes influences de ces brouillards.
L’on a cependant imaginé qu’ils pourraient être très salutaires à ceux qui sont attaqués de la poitrine, et les Médecins même en conseillent l’usage. Les habitants de la Provence et du Languedoc, attaqués ou menacés de cette funeste maladie, viennent chercher dans nos brouillards le remède qu’ils croient convenable à leurs maux. Mais, sans vouloir examiner ici si les brouillards ont la vertu de procurer la guérison, je ne pense pas que des vapeurs grossières puissent rétablir l’économie animale, et être salutaires aux étrangers, pendant que ceux qui y sont accoutumés dès leur enfance en souffrent les plus importantes incommodités (…) ».
Les thèses de médecine soutenues au XIXe siècle insistaient sur la fréquence du catarrhe pulmonaire à Lyon, une maladie « surtout caractérisée par une gêne habituelle dans la respiration, par des quintes de toux prolongées, suivies d’abondantes expectorations de mucosités filantes » (Potton, 1835). L’inflammation des bronches – que l’altération d’autres membranes muqueuses, du larynx ou du pharynx peut compliquer encore – cause une dyspnée (difficulté respiratoire) qui s’aggrave lorsque le brouillard se lève pendant la nuit. Et c’est encore le brouillard qui est invoqué pour expliquer l’apparition de la maladie chez les Lyonnais imprudents : le catarrhe pulmonaire « sévit surtout pendant l’hiver, et attaque principalement les jeunes femmes qui, au sortir des réunions, sont exposées à l’impression des brouillards, et protègent à peine leur poitrine de quelque tissu, auquel la mode ne permet pas toujours d’être en rapport avec les variations rigoureuses de la saison » (Dubouchet, 1821). Dans sa thèse qui passe pour être la première consacrée au climat de Lyon, F.-F.-A. Potton (1835) a étudié 10000 patients qui ont été admis à l’Hôtel-Dieu pendant cinq ans. 1420 d’entre eux souffraient du catarrhe pulmonaire, le plus souvent avec fièvre. 404 autres sujets se plaignaient de rhumatismes dont les causes sont semblables à celles du catarrhe. « Cette affection, surtout à l’état chronique, est si ordinaire à Lyon, où elle est endémique, qu’un auteur, Rhodamel, (…), en a fait un genre particulier sous le nom de rhumatisme lyonnais » (Potton, 1835). Au milieu du XXe siècle, le point de vue à l’égard du brouillard, du froid et de l’humidité restait inchangé : ils favorisent les rhumatismes ainsi que les affections naso-pharyngées et pulmonaires. Au terme de la lecture de l’ouvrage de M. Piéry (1946), Josserand (1949) rappelle que « trop de lyonnais ont fait, à ce sujet leur cuisante expérience. Citons aussi l’hypothèse amusante d’après laquelle l’accent lyonnais, celui de Guignol, devrait au naso-pharynx son caractère nasillard ! Traduisons : le Lyonnais pur-sang serait un enrhumé ! »
Le brouillard d’eau est blanc : « en réalité presque jamais le brouillard hydrique n’est un inconvénient bien grave » (Allix, 1934). Mais, mélangé aux fumées domestiques et industrielles, le brouillard s’assombrit, se colore (par exemple en jaune ou en brun) et se charge « de toutes les odeurs et propriétés des produits chimiques qu’il véhicule avec lui » (Ruby, 1932). Il peut alors devenir toxique. A. Allix (1932) a relaté le cas d’un brouillard mortel, dans la vallée de la Meuse, en amont de Liège, les 4 et 5 décembre 1930. Le bilan était tel – plusieurs centaines de malades, une soixante de morts, de nombreuses têtes de bétail perdues – que des enquêtes furent ouvertes et que des études scientifiques démarrèrent (Zimmer, 2013). A. Allix pointe ainsi le coupable.
« En définitive, c’est aux composés soufrés dérivant de SO2 que remonte la plus grande part de responsabilité, sinon la cause unique des accidents. Et le plus dangereux de ces composés est aussi le plus fréquent dans tous les brouillards charbonneux : c’est l’acide sulfurique (SO4H2). La réaction est bien connue : SO2 soluble dans l’eau froide, et emmagasiné par les gouttelettes d’eau du brouillard météorologique, s’y transforme en acide sulfureux SO3H2, et celui-ci à son tour s’oxyde, plus vite encore, en SO4H2 (…) ».
A l’amont de ces réactions se trouvent la combustion du charbon qui pollue l’atmosphère. Cette combustion était très répandue, si bien que la conclusion d’A. Allix (1932) est brutale : « une catastrophe analogue à celle de Liège est donc théoriquement possible à Lyon ».
La « naturalisation » du smog et le filtre du politique
Il est tentant de faire un sort commun au brouillard et à la brume. Le néologisme smog a été inventé dans ce sens en 1905 : ce mot-valise combine les mots anglais smoke (fumée) et fog (brouillard). De fait, ces derniers se mêlent volontiers, plus particulièrement en ville. Mais A. Allix (1934) met en garde : « en réalité il n’y a pas combinaison ; c’est un simple mélange de deux émulsions, parfaitement capables d’une vie indépendante ». A. Zimmer (2013) a montré comment la catastrophe de la vallée de la Meuse en 1930 a fait l’objet d’une « naturalisation ». La première enquête estime que seuls le brouillard et le froid rendent compte du lourd bilan humain. Face à l’incompréhension des habitants, une deuxième enquête conclut à « un composé hybride de nature et d’artifice » (Zimmer, 2013) : des conditions météorologiques exceptionnelles ont rendu nocif le fonctionnement normal des activités industrielles environnantes. Le brouillard empêche-t-il de considérer les composés soufrés issus de la combustion du charbon ? Non, il s’agit de dégager la responsabilité des usines. De son côté, S. Frioux (2013) a souligné les difficultés de la lutte contre les fumées à Lyon et à Villeurbanne. Certes les scientifiques sont conscients, dans les années 1930, que les foyers domestiques polluent l’air davantage que ceux des usines : « les simples fourneaux de cuisine, des appareils de chauffage des ménagères, calorifères et salamandres » fournissent les quatre cinquièmes des fumées (Frioux, 2013). A. Allix (1934) note que les « Londoniens ont depuis longtemps remarqué qu’à l’heure du thé, la recharge d’innombrables fourneaux épaissit l’atmosphère de leur ville ; il y a là pour les brouillards de Londres une véritable heure de pointe, inconnue dans les pays latins ». Mais rien n’y fait : les scientifiques « doivent cependant s’accommoder d’une formalisation législative et administrative qui exclut les particuliers de l’effort contre les fumées, selon une ligne politique également à l’œuvre dans le monde anglo-saxon » (Frioux, 2013). De même, la question des transports (automobile, chemin de fer et navigation à vapeur) a été prise en charge plus tardivement. Bref, passés au filtre fort épais du politique, les crises socio-environnementales font l’objet préférentiellement d’une « naturalisation » et, le cas échéant, d’une responsabilisation d’une minorité plus que du public.
Dissiper le brouillard
Prenant acte de la nocivité du brouillard, des esprits créatifs ont redoublé d’imagination pour fourbir des armes à son encontre. G. Onofrio (1913) et A. Baldit (1931) ont dressé une liste à la Prévert de ces divers procédés, souvent de nature calorifique, électrique ou mécanique :
- brasser l’air, en installant des machines soufflantes sur les hauteurs qui dominent la ville.
- réchauffer et assécher l’atmosphère, soit directement en plaçant de grands braseros sur les collines de Lyon pour réchauffer l’air, soit indirectement en projetant de l’air comprimé et réchauffé.
- recourir à l’électricité en produisant des décharges électriques, en projetant des gouttelettes d’eau électrisée ou en diffusant de puissantes ondes hertziennes pour faire disparaître le brouillard.
- exploiter des phénomènes de coalescence. Il s’agit de réunir les gouttelettes en gouttes d’un diamètre suffisant pour transformer le brouillard en pluie. Comment ? En ajoutant certaines substances à l’eau, en utilisant l’électricité ou bien en ébranlant le milieu par de violentes explosions.
- limiter le nombre de noyaux de condensation en contrôlant la production de fumées et de poussières.
Face à ses illustres prédécesseurs, G. Onofrio n’est pas en reste. Plutôt que de chercher à faire disparaître le brouillard déjà existant, pourquoi ne pas entraver sa formation en empêchant l’évaporation du Rhône et de la Saône ? Du haut de son observatoire aménagé dans la tour nord-ouest de la basilique de Fourvière – au meilleur endroit pour allier la science et la foi -, l’astronome présente donc une solution bien à lui, testée et attestée : mettre de l’huile… Rien de moins. C’est un tour de force, précisément la qualité qu’est censée représenter la tour de l’observatoire astronomique, météorologique et magnétique. Qu’importent les objections concernant le lavage du linge ou bien l’enlaidissement du Rhône et de la Saône. Ces cours d’eau ne présentaient-ils pas déjà des taches luisantes (appelées chemins, fontaines ou épilamens sur le lac Léman) auxquelles personne ne trouve rien à redire ? Quelques expériences ont donné des résultats encourageants. G. Onofrio « a construit un appareil consistant en une longue rigole en planches dans laquelle on fait circuler de l’eau bouillante ; si on fait filer un peu d’huile sur la rigole les vapeurs d’eau bouillante disparaissent complètement (…) » (P.A., 1913).
En 1899, l’astronome effectua des essais fructueux sur l’Yonne et son canal latéral : « la pellicule [d’huile] éteignait toutes les petites vapeurs superficielles et produisait ainsi une véritable coupure au milieu d’elles » (Onofrio, 1913). Dès lors, pourquoi ne pas tenter l’expérience sur la Saône, du barrage de Couzon à l’amont au barrage de l’Ile Barbe à l’aval, soit sur 7700 mètres environ ? Le dispositif semble simple : « attacher au barrage de Couzon, long de 150 mètres, de 15 en 15 mètres, des sacs de toile à voile remplis d’étoupe bien imbibés d’huile » (P.A., 1913). La qualité de l’huile n’importe pas : « même celles de rebut » font l’affaire (Onofrio, 1913). Le filage de 72 litres d’huile par vingt-quatre heures suffit pour obtenir une épaisseur de 1/150000e de millimètre. L’expérience nécessitait « l’assentiment des ingénieurs de nos fleuves, et de nos hygiénistes » (P.A., 1913). Elle devait se tenir pendant un mois, préférentiellement en décembre, et coûter 1200 francs environ, à raison de 40 francs par jour. Le maire de Lyon, E. Herriot, a proposé le vote d’un crédit de 1500 francs dans cette perspective (Anonyme, 1913). J’ignore si cette étonnante expérience eut lieu. Probablement pas dans la mesure où la littérature scientifique n’en diffusa pas les résultats. Vingt ans plus tard, A. Allix (1934) juge que « l’idée mérite assurément de passer dans la pratique ».
Au total, A. Baldit (1931) a fait le point sur ces premières tentatives ; sa conclusion est sans appel. « Qu’il s’agisse de prévenir la formation du brouillard, ou de le dissiper par la chaleur, par l’électricité, par coalescence des gouttes, les rares expériences entreprises n’ont abouti à aucun résultat appréciable ». En effet, la dépense d’énergie requise s’avère énorme et disproportionnée. De nos jours, les moyens techniques sont accrus ; mais les contraintes restent semblables : « pour les températures supérieures à 0°C, on est, en principe, amené à revaporiser l’eau des microgouttelettes, en fournissant à l’air la quantité de chaleur nécessaire ; le procédé est coûteux, il exige la mise en jeu d’énergies thermiques importantes » (Facy, 2014). Le brouillard a pourtant presque disparu. L’attention se porte actuellement plus volontiers sur le brûlage de combustibles qui favorise la formation d’ozone troposphérique, les pluies acides, l’effet de serre et la production de particules. Un problème en a chassé un autre.
Voici les principales références bibliographiques :
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Intéressant. J’aime.
Bonjour. J’aimerais savoir: En concevant un (ou des) appareil(s) pour éviter la formation du brouillard ou dissiper le brouillard préexistant, cela n’aura-t-il pas d’effet sur l’environnement immédiat? Même si l’ objectif de conception serait atteint mais cela pourrait sourcer quand même d’autres problèmes a mon avis.
Bonjour, Oui l’histoire environnementale compte de nombreux exemples d’interventions technologiques conçues pour résoudre un problème à caractère environnemental, mais dont les conséquences négatives imprévues ont suscité une nouvelle intervention. L’intervention appelle l’intervention dans le cadre de ce que Weinberg (1966) a désigné comme relevant d’un technological fix.