Le discours et le cours d’eau font bon ménage. Il n’est pas très compliqué de rendre compte de l’eau courante avec des mots. La rivière et la parole ont tout deux leurs étiages et leurs débordements, leurs ralentissements et leurs accélérations, leurs sources et leurs embouchures. L’image animée parvient également à rendre la dynamique de l’eau, ses mouvements, voire la sonorité de son écoulement. Comment la statuaire s’y prend-elle lorsqu’il s’agit de représenter le fleuve ?
L’allégorie fluviale constitue un thème de prédilection au sein de la statuaire. Quelques chefs-d’œuvre en sont particulièrement emblématiques. Par exemple, bâtie dans un style baroque par le Bernin et inaugurée en 1651, la monumentale fontaine des Quatre-Fleuves se trouve au centre de la piazza Navona, devant l’église de Sant’Agnese in Agone, à Rome. Chaque fleuve symbolise un continent : le Danube européen a été sculpté par Antonio Raggi, le Gange asiatique par Claude Poussin, le Nil africain par Giacomo Antonio Fancelli et le Rio de la Plata américain par Francesco Baratta. Inconnu, le continent océanien n’y est pas représenté. De même l’Ile-de-France jouit-elle d’un bel ensemble sur le parterre d’eau du château de Versailles : à chaque angle des deux bassins repose une allégorie des quatre fleuves français et de leur affluent principal : le Rhône, la Saône, la Loire et le Loiret (préféré à l’Allier) se mirent dans le bassin sud, la Marne, la Seine, la Garonne et la Dordogne dans le bassin nord (voir aussi ce billet). D’autres beaux exemples sont visibles dans la cour Marly de l’aile Richelieu, au Louvre (pour en savoir plus). Mais l’agglomération lyonnaise compte également un petit nombre d’allégories fluviales. Décrivons celles du musée de l’Imprimerie, de la place Bellecour, du pont Lafayette et de la fontaine Bartholdi.
A l’entrée du musée de l’Imprimerie de Lyon, dans la cour Maurice Scève, le mur oriental porte un moulage des Tables Claudiennes (découvertes en 1528 sur les pentes de la Croix-Rousse) et, juste au-dessus, les deux figures allégoriques du Rhône et de la Saône sur un fronton brisé. Elles sont l’œuvre du sculpteur Philippe Lalyame (XVIIème siècle). Étendu, chacun des personnages contrôle le débit de l’eau qui s’écoule d’une urne renversée, affirmant ainsi la maîtrise du fleuve et de la rivière.
Plus connue, au milieu de la place Bellecour, la statue équestre de Lyon XIV sert de point de rendez-vous aux Lyonnais, « sous la queue du cheval ». Ornant son piédestal, deux sculptures de bronze sont attribuées aux frères Coustou : celle du Rhône fait face à l’Est et au fleuve, celle de la Saône à l’Ouest et à la rivière. Elles sont l’œuvre respectivement de Guillaume (1677-1746) et Nicolas (1658-1733). Si la statue originale de Louis XIV a été détruite en 1792 pendant la période révolutionnaire, le grand vestibule d’entrée de l’Hôtel de ville a abrité ces deux pièces fluviales. Dans son fonds Jules Sylvestre, la Bibliothèque municipale de Lyon possède une photographie de cette Saône entourée d’affiches et d’avis municipaux, prise vers 1906.
Sur le modèle de l’ancien monument, François-Frédéric Lemot a réalisé une nouvelle statue équestre en 1825. Mais ce n’est qu’en février 1957, soit 165 ans après leur départ, que les statues de bronze ont regagné le centre de la place Bellecour (ina). Stendhal les a visitées le 22 mai 1837, alors qu’elles se trouvaient encore dans l’Hôtel de ville, et les a décrites dans ses Mémoires d’un touriste :
Sous le vestibule de cet hôtel de ville, et contre le mur à gauche, on voit le Rhône, statue colossale qui s’appuie sur un lion rugissant et sur une rame. Il a l’air furieux : à ses côtés est un énorme saumon. Il n’y a rien à désirer ; cela est parfait.
Vis-à-vis la grosse statue du Rhône, est une grosse statue de la Saône, également appuyée sur un lion. Ces deux statues, de Guillaume Coustou, décoraient la place Bellecour et feraient bien d’y retourner. Il faut au sculpteur une science profonde et surtout un caractère hardi pour faire des statues colossales. Faute de quoi, elles ont l’air d’une miniature vue avec une loupe.
De fait, le Rhône prend les traits d’un homme dont la barbe fournie et les muscles saillants contrastent avec les formes douces et féminines de la Saône, plus paisible. Cette dichotomie genrée entre les attributs féminins et masculins identifient et différencient traditionnellement les rivières et les fleuves. La prospérité de la Saône est signifiée par une corne d’abondance qui regorge des fruits, des légumes et des céréales produits dans la vallée. Dans la paume de sa main, le Rhône tient le manche d’une rame, figurant ainsi sa domination sur le fleuve. Sous la patte avant droite du lion, un poisson et des produits agricoles rappellent aussi la richesse et la générosité du cours d’eau. Au XVIe siècle, le poète lyonnais Maurice Scève a déjà fêté ses charmes :
Tu cours superbe, ô Rhône, florissant
En sablon d’or et argentines eaux.
Maint fleuve gros te rend plus ravissant,
Ceint de cités, et bordé de châteaux,
Te pratiquant par sûrs et grands bateaux
Pour seul te rendre en notre Europe illustre.
Mais la vertu de ma Dame t’illustre
Plus qu’autre bien qui te fasse estimer.
Enfle-toi donc au parfait de son lustre,
Car fleuve heureux plus que toi n’entre en mer.
L’actuel pont Lafayette a été bâti entre 1888 et 1890. Sa structure métallique repose sur deux piles en pierre blanche de Porcieu-Amblagnieu. Il est orné de quatre statues du Rhône et de la Saône qui reproduisent celles des frères Coustou. Qu’ils descendent ou remontent le fleuve, les navigants sont accueillis ostensiblement par le couple fluvial.
Au pied de la façade sud de la Chambre de commerce et d’industrie de Lyon (palais de la Bourse), une statue allégorique représente le Rhône et la Saône s’unissant et joignant leur bras pour pointer vers l’avenir. Le sculpteur lyonnais André Vermare élabora en 1905 ce bas-relief dans un marbre blanc.
Maurice Scève avait tôt célébré le couple formé par le Rhône et la Saône :
Plus tôt seront Rhône et Saône disjoints,
Que d’avec toi mon cœur se désassemble.
Plus tôt seront l’un et l’autre mont joints,
Qu’avecque nous aucun discord s’assemble.
Plus tôt verrons et toi et moi ensemble
Le Rhône aller contremont lentement,
Saône monter très violentement,
Que ce mien feu, tant soit peu diminue,
Ni que ma foi décroisse aucunement :
Car ferme amour, sans eux, est plus que nue.
Plus récemment, sur un disque de 1963, Henri George chanta également Le Rhône et la Saône, dont la poésie et la musique sont dues à Camille Jacquemot (vidéo).
Dite aussi Char de la Liberté, l’impressionnante fontaine en plomb repoussé et martelé du sculpteur alsacien Auguste Bartholdi occupe la place des Terreaux où elle a été inaugurée le 22 septembre 1892, pour le Centenaire de la République. D’abord installée en face de l’Hôtel de ville, elle a été déplacée pendant la première moitié des années 1990. Accompagnée par deux enfants portant chacun une urne, une femme conduit un quadrige : quatre chevaux marins aux sabots griffus et palmés tirent le char sur un ensemble de rochers d’où l’eau se déverse dans les deux parties semi-circulaires d’un bassin. Leurs naseaux exhalent de l’eau pulvérisée. Haut de plus de huit mètres, le monument pèse vingt-et-une tonnes. Quelques Lyonnais, parmi lesquels Edouard Aynard, remarquèrent son modèle lors de l’Exposition universelle de 1889 et le maire de Lyon, Antoine Gailleton, s’en porta acquéreur en 1890. Mais la fontaine ne représente ni le Rhône ni la Saône… Si un fleuve y mène effectivement ses quatre principaux affluents à l’océan, il s’agit de la Garonne ! Initialement, la commande émanait, en effet, du Conseil municipal de Bordeaux, en 1857, pour la place des Quinconces.
La corne d’abondance qui accompagne l’allégorie de la Saône évoque Achéloos : le dieu fleuve grec d’Etolie s’est transformé en serpent puis en taureau lors de son combat avec Héraclès qui lui arrache finalement une corne. Même si le taureau n’égaye pas les monuments lyonnais, la fontaine Bartholdi propose un exemple d’allégorie zoomorphique qui s’efforce de rendre la force brutale des eaux au moyen de l’animal. Mais la statuaire lyonnaise mise davantage sur la maîtrise des eaux, symbolisée par l’urne ou la rame, invitant la technique à dompter la nature dans un effort prométhéen. C’est également dans cet esprit qu’en 1843 Victor Sappey installe la fontaine du Lion, à Grenoble, en face du pont Saint-Laurent : il y célèbre la maîtrise des caprices de l’Isère serpentine (en bronze) par la Ville, figurée pour l’occasion par un lion (en pierre blanche de Sassenage).
Au total, les allégories aquatiques ne se contentent pas de représenter l’eau courante en lui donnant figure vivante. Elles en disent davantage ; elles « informent » les fleuves et les rivières. L’effort du sculpteur convertit l’étendue en espace en donnant une forme à la substance. Dès lors, le cours d’eau est « habité » au sens où ses riverains le perçoivent, le vivent quotidiennement, le pratiquent et le (dé)valorisent. La statuaire fluviale se prête volontiers à la lecture des isotopies axiologiques (esthétique, politique et rationnelle) qu’A. J. Greimas (1976) a conçues pour saisir la ville, l’espace et le monde naturel : belles, bonnes et utiles, ces allégories peuvent se lire en termes de beauté et de laideur, de santé et de bonheur, de besoin et d’efficacité.
Bonjour,
Il semble qu’il manque les allégories du Rhône et de la Saône qui se trouvaient au pied du socle de la statue de la Liberté de Emile Edmond Peynot place Carnot.
(6 allégories : Liberté, Egalité, Fraternité, Ville de Lyon, Rhône et Saône; sculpteur ?)
Amicalement
Un collectionneur de CP des Ponts de Lyon