Il est des îles pas tout à fait comme les autres. L’île Batailleuse, sur la Loire, entre Angers et Nantes, appartient à ce cercle restreint des petits bouts de terre ceints par de l’eau douce, dont le seul toponyme suffit à stimuler l’imagination du rêveur.
Le cliché n° 167 du tome II de l’Atlas aérien – celui qu’en 1957 Pierre Deffontaines et Mariel Jean-Brunhes Delamarre ont notamment consacré à la Bretagne et au Val de Loire, chez Gallimard – présente une vue aérienne oblique centrée sur le mont Glonne de Saint-Florent-le-Vieil, dont l’église abbatiale a conservé la statue de marbre blanc et le tombeau de marbre noir du général vendéen Bonchamps. Si la partie aval de l’île Batailleuse y est bien visible, le document donne lieu à un commentaire des auteurs sur les types de couverture du bâti, distinguant d’une part les toits plats à tuiles creuses « méditerranéennes » et d’autre part les toits à charpente plus aiguë et gris bleuté d’ardoise. La photographie montre aussi combien la traversée du fleuve est un enjeu. Détruit en 1940 et reconstruit en 1954, le pont suspendu de Varades, à l’arrière plan, et le pont haubané de Saint-Florent-le-Vieil, hors champ, relie les deux bras de la Loire.
Mais aujourd’hui, c’est au filtre des écrits de Julien Gracq que le regard se porte sur cet espace. Le fleuve s’écoule de part et d’autre de l’île Batailleuse. De fait, les îles fluviales s’affirment comme une particularité du paysage ligérien et participent à l’identité locale ; une soixantaine en a été dénombrée dans la région Pays de la Loire. A l’aval de l’ïle Meslet et à l’amont de l’île Mocquart, l’île Batailleuse a réuni l’île de Gâche et l’île du Buzet sur la commune de Saint-Florent-le-Vieil, ainsi que l’île Batailleuse sur la commune de Varades, ce qui rappelle qu’au XVIIIe siècle les îles étaient plus nombreuses qu’aujourd’hui. La déconnexion des bras secondaires a facilité la navigation sur la Loire.
L’île Batailleuse est une île habitée. Les haies végétales de direction perpendiculaire à l’écoulement du fleuve et les chemins d’exploitation plus souvent longitudinaux structurent le parcellaire agricole. « Aspects paradisiaques de la terre cultivée dans l’île Batailleuse : les cultures même semblent l’objet d’un choix décoratif : plantes luxuriantes à haute tige, maïs, tabac, osier, chanvre, dont les petites futaies vertes secouent dans le vent l’odeur grisante, entêtante » (Gracq, 1967, Lettrines). Aujourd’hui, outre les prairies permanentes, les cultures végétales se font une place entre les boires, les mares et les peupleraies, et reposent surtout sur le maïs, la luzerne et le colza. Le maïs fourrage, sous forme de foin ou d’ensilage, s’est largement répandu. Connue pour sa qualité d’amélioration des sols (liée à la fixation de l’azote), la luzerne contribue également, fraîche ou sèche, à l’alimentation animale, voire à celle des hommes (notamment sous forme de graines germées). Quant au colza, il est cultivé principalement pour ses graines dont la trituration donne une huile destinée à l’industrie (Diester, un biocarburant pour les moteurs Diesel) ou à l’alimentation humaine, mais les protéines végétales du tourteau pourront aussi contribuer à alimenter le gros bétail. Des troupeaux de vaches, une sablière, quelques fermes et un camping complètent la mise en valeur insulaire.
Le fleuve a structuré le paysage comme l’imaginaire, sans solution de continuité. Né sur les rives du Danube et condamné à la noyade dans l’Enns, le légendaire Florent – qui a donné son nom à la commune – s’est rendu en Gaule pour gagner le mont Glonne, où ses miracles le rattachent fortement à la Loire. En bon sauroctone, il éradique la multitude de serpents et dragons, figures de la crue et de l’inondation, qui infestent les eaux mortes et les grottes des bords du fleuve.
Sensible aux images aquatiques, Julien Gracq, qui habitait en face de l’île Batailleuse, a magnifié son paysage où les essences de bois tendre servent de transition entre les mondes de l’eau et de la terre : « Le saule trempe aux eaux brumeuses et les marie aux berges aussi doucement que le petit gris bordant la peau nue ; le peuplier en arrière déploie sa voilure haute, avec cet air noble et sourcilleux qu’il a de naviguer toujours par file d’escadre : l’arbre de l’eau et l’arbre de l’air s’apparient et se conjuguent sur cette lisière tendre » (Gracq, 1967, Letttrines).
Julien Gracq, géographe de formation, reconnaissait qu’il « y a des endroits magiques dans cet imaginaire collectif que la littérature concrétise » (2002, Entretiens). Il a grandi au bord de la Loire et a fait de Saint-Florent-le-vieil un haut-lieu culturel en rendant compte du paysage ligérien qu’il a intimement fréquenté : « aussi loin que remonte ma mémoire, le bateau de mon père, la longue et lourde plate vert d’eau avec son nez tronqué, avec sa bascule à l’arrière qui servait de vivier pour le poisson, son mât pour une voile carrée, a tenu dans ma vie une place presque quotidienne : il était amarré au quai de la Loire, à trente mètres devant notre maison ; j’y sautais aussi familièrement, les rames sur l’épaule, les tolets à la main, que plus tard, j’enfourchai ma bicyclette (1976, Les Eaux étroites).
Un tourisme littéraire se développe désormais autour de rencontres culturelles, de la promenade aménagée en rive gauche de la Loire (que ponctue un chapelet de panneaux offrant au public une série de citations de Julien Gracq), de la maison de l’auteur (destinée à accueillir des écrivains en résidence), de l’Hostellerie de la Gabelle (où quelques privilégiés ont pu déjeuner en sa compagnie) ou encore des embarcations de l’Evre.
Très attaché au fleuve Loire depuis que mon ami Vincent Malandrin, Caillotte, y a trouvé la mort dans la baie de Saint Nazaire votre texte d’une grande beauté m’a touché et ému. Merci, avec Julien Gracq, de si bien parler de la Loire et de son pays..