De nombreux bâtiments du centre-ville lyonnais hébergent un hôte quelque peu inattendu. Le passant peut repérer sans peine, dans la pierre des façades, un mollusque fossile reconnaissable à une valve en forme de griffe ou de crochet. Comme la plupart des roches utilisées traditionnellement dans la construction, celle-ci a été extraite dans des carrières qu’animaient des ouvriers à proximité de l’agglomération.
Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des provinces de Lyonnois, Forez et Beaujolois, Alléon Dulac (1765) a inséré un mémoire sur les carrières de pierres et de marbres. Selon lui, « Lyon, placé dans la position la plus heureuse, arrosé par deux grands fleuves, qui y entretient l’abondance, et qui y ont fixé le commerce, n’est pas moins favorisé par la nature et l’excellente qualité des matériaux propres à construire les bâtiments les plus magnifiques, et à leur assurer une durée de plusieurs siècles. Environné de carrières inépuisables, et d’une qualité supérieure, Lyon excitera toujours l’envie de la Capitale du Royaume, et des villes de l’Europe où l’on se piquera de bâtir avec élégance et solidité » (p. 94).
Au nord-ouest de Lyon, le petit massif du Mont d’Or a donné deux pierres, l’une jaune – un calcaire à entroques, appelé aussi pierre jaune de Couzon –, l’autre grise. Cette dernière « fut la pierre lyonnaise par excellence au cours de nombreux siècles » (David, 1976, p. VII). Elle peut tirer sur le noir comme sur la feuille morte, tendant vers le jaunâtre en surface et vers le gris bleu en profondeur. « La pierre est de couleur différente ; il y en a de très noire, veinée de blanc, pleine et sans aucun coquillage, tenant beaucoup du marbre ; il y en a une qualité qui est grise tirant sur le blanc, et une autre qui est rougeâtre » (Alléon Dulac, 1765, p. 116). Dans la culture vernaculaire, elle prend le nom de pierre grise ou pierre coquillère de Saint-Fortunat (Thiollière, 1847), du nom d’un hameau de Saint-Didier-au-Mont-d’Or. Les géologues la datent du Lias inférieur et plus précisément du Sinémurien, et la désignent comme « calcaire à Gryphées ». En effet, la pierre est en quelque sorte « habitée » ; elle regorge de morceaux de coquilles de Gryphées (Gryphaea) qui forment une part importante de la matière. Autrefois appelées « griffes du diable » (Debard et al., 2012b, p. 24), elles ressemblent beaucoup aux huîtres : comme ces dernières, elles vivaient en bancs qui réunissaient de nombreux individus. Lamarck (1819) a décrit cette espèce en ces termes :
« Coquille libre, inéquivalve : la valve inférieure grande, concave, terminée par un crochet saillant, courbé en spirale involute ; la valve supérieure petite, plane et operculaire.
Charnière sans dents ; une fossette cardinale, oblongue, arquée. Une seule impression musculaire sur chaque valve.
Animal inconnu » (p. 197).
Selon Dumortier (1867), « c’est un véritable conglomérat de gryphées : ces coquilles n’ont subi évidemment aucun transport et sont encore dans la place où elles ont vécu ; ordinairement groupées et attachées les unes aux autres, d’une taille d’ailleurs assez uniforme, quoiqu’il arrive de rencontrer quelquefois des jeunes depuis la grosseur de quelques millimètres » (p. 74). Falsan et Locard (1866) comme Dumortier (1867) y voyaient des Gryphées arquées (Gryphaea arcuata). Mais Roman (1926) remarquait que le crochet était déversé latéralement : il identifiait donc Gryphaea obliqua. Dumortier (1867) reconnaissait cependant qu’il est « des plus difficiles de tracer les limites certaines qui séparent la Gryphaea obliqua de la Gryphaea arcuata » (p. 220-221). Plus récemment, Demarcq (1973) a mentionné Gryphea obliqua var. arcuata à l’égard de ces mollusques bivalves…
Les roches sinémuriennes manquent d’intérêt pour l’agriculture. En général, soit des éboulis les masquent soit elles constituent de petits escarpements (Thiolière, 1847 ; Falsan et Locard, 1866). En revanche, les carrières du Mont d’Or ont été exploitées à partir de la fin du XVe siècle. A Lyon, à la Renaissance – « la période de la couleur et du mélande des couleurs » (Mongereau, 2010, p. 126) –, le recours au calcaire à gryphées arquées est concomitant avec l’arrivée de négociants florentins, génois et lucquois, qui manifestent leur richesse en édifiant d’élégantes maisons, églises et chapelles. Dans la région lyonnaise, la pierre a été très utilisée du XVIe au début du XXe siècle comme matériaux de construction de grand appareil, marbre noir commun, moellon et pierre à chaux. Des ouvriers s’employaient à la taille et au transport de la pierre. Falsan et Locard (1866) ont décrit les modalités de l’exploitation.
« Toutes les carrières du sinémurien du Mont-d’Or sont exploitées à ciel ouvert, par gradins droits, avec le pic, gros marteau à deux pointes, et jamais avec la poudre, qui briserait la pierre en éclats. On commence par découvrir la carrière en enlevant les riffes ou ruffes, sorte de bancs terreux, pétris de bélemnites formant les premières assises du liasien. La roche est attaquée ensuite dans le sens même des lits par deux ou trois gradins. Aux extrémités de chaque gradin, des ouvriers, armés de pics, creusent de profondes rigoles perpendiculaires au plan des lits ; puis, à l’aide de coins en fer enfoncés à coups de masse dans les joints de stratification, on cherche à rompre les deux rainures, et on détache le bloc de dessus son lit avec des leviers ; puis, avec une grue ou des cabestans, on enlève ce fragment et on l’emmène jusque sur le chantier, où des ouvriers spéciaux sont chargés de le mettre en oeuvre » (p. 222-223).
D’une puissance de quinze à vingt mètres environ (Roman, 1926), cette masse présente une texture compacte pour sa majeure partie, mais aussi des variations de faciès. Les ouvriers ont donné un nom à chacun des bancs en fonction de la qualité de la pierre et de l’emploi qui en est fait. Alléon Dulac (1765) a listé 41 bancs. Vérifiés et corrigés par V. Thiollière, ils ont été portés au nombre de 63. Voici les dénominations et les épaisseurs de la série ainsi complétée qui a été publiée par Drian (1849) et Falsan et Locard (1866) :
- Banc des broquilles (ou des broquettes, selon Alléon Dulac) – 0, 216 m.
- Mise de marne – 0,216 m.
- Banc dit grosse Riffe ou Ruffe – 0,216 m.
- Mise ou lit de marne – 0,216 m.
- Autre grosse riffe – 0,216 m.
- Mise de marne – 0,216 m.
- Autre grosse riffe – 0,189 m.
- Mise de marne – 0, 135 m.
- Banc sanguin ou seigneux – 0,216 m.
- Banc cendras ou cendreux – 0,379 m.
- Banc Roives – 0,244 m.
- Banc Balofu – 0, 271 m.
- Gros banc blanc – 0,433 m.
- Banc mérifoliet ou millefeuillets – 0,379 m.
- Banc blanc – 0,433 m.
- Pavé du banc des marches – 0,108 m.
- Gros banc des marches – 0,487 m.
- Pavé du banc Guépu – 0,108 m.
- Banc Guépu – 0,433 m.
- Banc Platu – 0,352 m.
- Pavé du grand banc supérieur – 0,081 m.
- Gros banc – 0,330 m.
- Banc blanc – 0,216 m.
- Petit banc platu – 0,162 m.
- Gros banc platu – 0,330 m.
- Banc bossu – 0,135 m.
- Banc foliassu – 0,108 m.
- Banc Broile – 0,135 m.
- Banc des couches – 0,108 m.
- Banc de la terre – 0,135 m.
- Banc des portes – 0,433 m.
- Banc joli pavé – 0,189 m.
- Pavé du banc platu – 0,135 m.
- Banc platu – 0,352 m.
- Banc porpu – 0,541 m.
- Gros banc bourru – 0,330 m.
- Banc des éviers – 0,135 m.
- Banc des quatre mises – 0,352 m.
- Banc du savon – 0,080 m.
- Banc des cailloux – 0,135 m.
- Banc des trois mises – 0,460 m.
- Banc du Vas – 0,379 m.
- Banc dur – 0,135 m.
- Banc Balican – 0,162 m.
- Banc des couches – 0,108 m;
- Banc des marches – 0,352 m.
- Banc Crésilian ou Grésilieux – 0,595 m.
- Banc platu – 0,460 m.
- Gros banc des éviers – 0,330 m.
- Banc qui fuse – 0,216 m.
- Grand banc du Vas – 0,541 m.
- Banc des marches – 0,330 m.
- Petit banc des marches – 0,189 m.
- Banc dur – 0,216 m.
- Banc (inférieur) des éviers – 0,216 m.
- banc des deux pavés – 0,216 m.
- Banc du Bassif – 0,189 m.
- Banc des marches – 0,189 m.
- banc Blanchin – 0,189 m.
- Banc margeleux – 0,162 m.
- Banc joli – 0,162 m.
- Banc bouteille – 0,216 m.
- Banc baril – 0,271 m.
Les douze premiers bancs se placent dans la partie inférieure du Lias moyen, les suivants dans le Lias inférieur. Trop durs, les trois derniers bancs n’ont été exploités que fort peu. Certains noms proviennent de la localisation des bancs : le pavé d’un banc se positionne sur ce dernier. D’autres évoquent la qualité des bancs qui peut s’avérer médiocre, comme le banc foliassu et celui des broquilles. De même, le banc Balofu donne une pierre malsaine qui ne peut pas être employée à des ouvrages délicats. Nombre d’entre eux découlent de leur aspect – le banc mérifoliet se lève en feuillets, le grain du banc Roives est très grossier et le banc des quatre mises tient son nom de ses feuillets – et de leur couleur (banc sanguin, banc cendreux, banc blanc). Surtout le choix des termes procède de l’utilisation préférentielle de la pierre : les marches d’escalier (n° 17, 46, 52, 53 et 58), les éviers (n° 37, 49 et 55), les portes (n° 31) et les vas ou pierres tombales (n° 42 et 51).
Sur le gros banc, le gros banc platu et le grand banc du vas – durs, très sombres et veinés de blanc – les gryphées dessinent d’étranges taches de couleur blanc laiteux sur un fond gris foncé : les sections des fossiles s’y détachent, d’une façon bien reconnaissable, « comme de grosses virgules blanches » (David, 1976, p. VII), « en forme de gondoles vénitiennes » (Mazenot, 1936, p. 215). Les marbriers de Lyon en ont fait des ouvrages d’église, des pierres tombales, des dalles de trottoir, de cheminée ou de corridor, des marches d’escalier, des dessus de table et de console, et diverses pièces d’ameublement des intérieurs lyonnais. Falsan et Locard (1866) estimaient également que d’habiles architectes pourraient en tirer profit : « Certainement l’architecture obtiendrait des effets aussi riches que curieux en disposant cette pierre, d’un noir assez foncé, au milieu de matériaux teintés d’une manière toute différente » (p. 219-220). Les auteurs suggéraient même de polir le fond sombre de ce marbre commun de telle sorte que les ornements clairs et bruts s’y distinguent. La pierre de taille se montrait également propice à la confection des linteaux de portes et fenêtres ; et les moellons permettaient d’utiliser les débris. Provenant de carrières proches de Lyon, la pierre à gryphées – et non seulement ses retailles – a aussi été consommée à bon compte dans les fours pour fabriquer de la chaux ordinaire dans le Beaujolais, dans le massif du Mont d’Or, sur les bords de Saône et dans les faubourgs lyonnais (Drian, 1849 ; Debard et al., 2012a) : « La chaux qui résulte de la calcination de ces calcaires est très estimée dans le pays ; c’est une bonne chaux très grasse, lorsqu’elle est fabriquée dans des conditions convenables » (Falsan et Locard, 1866, p. 221).
A Lyon, ce calcaire peut encore être observé sur les flancs des collines de la Croix-Rousse et de Fourvière, dans le quartier Saint-Jean, et dans certaines parties de la presqu’île et de la Guillotière. Il a contribué à l’édification de quelques monuments, par exemple les marches de l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel-Dieu et le portail de l’église Saint-Nizier ; il se trouve aussi dans la basilique de Fourvière. Dans le Vieux-Lyon, les façades des maisons (souvent XVIe-XVIIe siècles) mêlent utilement et esthétiquement le calcaire gris-bleu d’âge sinémurien et le calcaire jaune d’âge aalénien : celui-ci préférentiellement en hauteur et celui-là plus bas car plus résistant à l’érosion. Parfois la pierre présente des « lignes horizontales, plus ou moins ondulées, visibles sur les blocs, [qui] résultent de l’action des vagues sur le fond marin, lorsque le sédiment vaseux, à l’origine du calcaire, n’était pas encore induré » (Debard, 2012a, p. 24).
Falsan et Locard (1866) mentionnaient une cinquantaine de carrières ouvertes dans le Sinémurien. Sur le site de Saint-Fortunat, 180 carriers oeuvraient dans trente carrières (Debard et al., 2012a), « si animées, si gaies autrefois et où retentissaient le son clair des marteaux et le chants des tailleurs des pierres (Mazenot, 1936, p. 211). Puis vint la déchéance des carrières de calcaire, délaissées et progressivement envahies par la végétation. Voici ce qu’en écrivait Mazenot en 1936.
« L’importance, la gloire du calcaire à Gryphées sont maintenant passées. Parmi les nombreux trous béants des anciennes carrières, on trouve encore, en divers lieux, quelques chantiers occupant temporairement un petit nombre d’ouvriers faisant de la pierre de taille, des moellons, de la pierre de blocage et aussi des matériaux d’empierrement pour les voies peu importantes. Dans le Mont-d’Or lyonnais, on ne compte guère que deux carrières en activité : l’une à Limonest, l’autre à Saint-Fortunat (carrières Sériziat) ; ce sont là les derniers vestiges d’une belle industrie extractive eux-mêmes menacés de disparition » (p. 216).
Dans le hameau de Saint-Fortunat, les carriers avaient aménagé un pont à piliers monolithiques, découpés dans le calcaire à gryphées. Avec ses six arches, l’ouvrage – connu sous l’appellation « Les Ponts » – était si spectaculaire qu’il ornait les cartes postales. Mais il a été remblayé dans les années 1960. Plus récemment, le constat de David (1976) restait semblable : « Ce fut la pierre de Saint-Fortunat, de Saint-Cyr, de Dardilly, de Bully… mais les carrières sont nombreuses, vastes et… abandonnées » (p. VII). De fait, l’utilisation de cette pierre grise a rapidement périclité au profit du choin, du ciment et du béton armé, « meilleur marché que la pierre à résistance égale, mais, hélas ! anonymes, sans origine et ne sentant pas le terroir » (Mazenot, 1936, p. 211).
Merci pour ce bel article bien documenté et illustré sur la pierre grise du Mont d’Or.
Bien cordialement, Luc BOLEVY
Très intéressant. On peut aussi conseiller de belles ballades printanières dans les hauteurs de st romain au mont d’or pour aller voir de plus près…