Dans l’imaginaire collectif, un fleuve, c’est d’abord de l’eau courante. Non un maigre filet, mais bien une eau abondante et vivante. Qu’elle se jette dans une mer ou un océan importe peu. Pour filer la métaphore biologisante, elle irrigue la ville comme les artères animent le corps humain. Alors qu’advient-il lorsque l’eau manque ? La vie elle-même s’évanouit-elle ?
Les crues à Lyon
Les cours d’eau drainent et structurent les aires urbaines. Nombre d’entre elles se sont développées à la faveur d’un confluent ou d’un franchissement facilité. Les rivières permettent encore d’acheminer les produits issus des alentours et des cités plus lointaines ; elles évacuent les fruits du travail citadin. Mais ces eaux sont excessives. Plusieurs auteurs ont rêvé et chanté les flots gonflés par des affluents, par les précipitations ou par la fonte des neiges. En 1857, suite aux inondations de l’année précédente, Chambeau eut ces mots suggestifs :
Augmenté tout-à-coup des terribles renforts
Que courent lui porter et le Doubs et la Saône,
Ses rivaux de fureur, le redoutable Rhône,
Sur dix départements précipitant ses eaux ,
Offre de toutes parts de déchirants tableaux.
Ni les murs élevés, ni la digue puissante,
Ne sauraient arrêter son onde envahissante.
Tout est percé, rompu ; travaux et travailleurs
Sont traînés, engloutis dans ses flots destructeurs.
Aussi les communautés locales se sont-elles dotées d’ouvrages de protection. Les quartiers riverains ont grossi derrière leur corset de digues.
La baisse du Rhône
Les crues et inondations ont frappé les imaginations. Mais il est une autre forme d’excès dont la mémoire s’est perdue. Que l’eau se trouve réduite à un maigre écoulement peinant à trouver une échappatoire entre les alluvions, et c’est tout un cadre de vie qui se transforme. Les campagnes de numérisation des périodiques – à la Bibliothèque nationale de France (site), à la Bibliothèque municipale de Lyon (site) ou aux Archives départementales de l’Ain (site) – ont livré des articles dont les écrits et les illustrations rendent compte de paysages qui semblent davantage procéder du réchauffement global que d’un contexte moins anthropisé. Une surface méconnue se découvre au cœur même de la ville, les bateaux s’échouent sur les berges, les piles de ponts surgissent d’un reg désertique.
Pour autant le lit sec n’est pas dépeuplé. Bien au contraire, cet espace gagné temporairement sur la nature jouit d’une attractivité renouvelée. Les badauds visitent le plancher alluvial comme ils se montraient hier sur les places publiques. Quelques riverains y devinent une ressource inespérée, chargeant leurs brouettes du sable, du gravier et des galets qu’un flot hier mieux nourri a transportés jusqu’ici. D’autres jouissent d’un terrain de jeu tout neuf et s’essaient au jeu de boules sur les portions les plus adéquates.
Le régime du Rhône et les travaux des hommes
Presque tous les étiages avaient lieu d’octobre à février. Selon Pardé (1925), les « étiages les plus longs ont été ceux de janvier-avril 1882, de novembre-décembre 1884, de décembre 1890-février 1891, octobre-décembre 1897, décembre 1899 et surtout celui d’octobre-décembre 1921 ». Le minimum le plus profond a été observé en décembre 1921, avec 141 mètres cubes. La valeur reste respectable du fait de la pluviosité importante, de la fonte nivale persistance en saison chaude, de la contribution des nappes d’eau, et surtout grâce à l’influence bienfaisante du lac Léman. Pardé a écrit une partie de l’histoire de ces barrages construits au débouché du grand lac qui en ont modifié et renforcé l’effet modérateur et retardant sur les extrêmes hydrologiques du Rhône. Le XIXe siècle connut plusieurs efforts en ce sens :
- en 1840, un seuil fixe, accompagné de planches verticales en hiver, est construit sur toute la largeur du fleuve,
- en 1856, un barrage de poutres horizontales est aménagé et améliore le régime des basses eaux,
- en 1889, un nouveau, plus élaboré, est mis en service.
Empruntant tout à la fois aux caractéristiques des étiages du début de l’automne et à celles des étiages hivernaux, l’étiage de 1897 fut très long et très profond. En 1972, dans la thèse sur Le thème de l’eau dans la vallée du Rhône, Jacques Bethemont identifiait quelques pénuries remarquables en 1921, 1947, 1949 et 1962. La période critique courait du 15 septembre à début novembre : la navigation était souvent interrompue dans les secteurs non aménagés. Mais ce paysage déserté n’est plus ; il a disparu de la vie lyonnaise. La Compagnie nationale du Rhône (CNR) a égrené tout un chapelet de barrages entre le lac Léman et le delta. Les restitutions opérées en aval des ouvrages ont atténué les contrastes. Ces infrastructures transversales ont régulé le fleuve – ses crues comme ses étiages.
Le Rhône, un fleuve habité
Les gravures de 1897 ne laissent pas indifférents. Quel contraste avec celles que le journal publia une année plus tôt. Le fleuve lyonnais était habité. Des hommes s’affairaient sur les quais et l’eau. Des bateaux remontaient depuis la mer Méditerranée et gagnaient des terres encore plus élevées. Des radeaux de bois flottés en descendaient jusqu’à un port qui leur était dévolu. Amarrées aux quais, des embarcations portaient une publicité aujourd’hui désuète, annonçant des bains pour dames ou une école de natation. La traversée pouvait s’effectuer grâce à une traille et un bac.
Aux marges de la ville, le fleuve servait également de déversoir aux excès des citadins, ceux des guinguettes, des crimes, des désespérés et de la prostitution. On y travaillait, on s’y baignait, on y jouait, on y dansait, on y buvait. On y mourrait aussi. La presse s’est aussi fait l’écho de d’innombrables suicides et infanticides. J. Bethemont a insisté sur les dangers des bords de l’eau lors de Cafés géographiques en 2003 (ici et là).
Méfiants à l’égard des espaces de l’entre-deux, ceux de l’indicible et de l’interdit, les citadins ont entrepris des travaux d’aménagement pour séparer clairement ce qui relève de l’eau et de la terre. A Lyon, la frontière entre la rive et le fleuve s’est durcie et simplifiée, avec la construction des bas-ports. L’écotone a disparu, mais les débordements réguliers rappellent l’ancienne emprise des cours d’eau. Si les travaux de reconquête des berges pose la question d’un front écologique au cœur de Lyon (pdf), ils ont néanmoins pérennisé cette tendance.
Quelques thèses de géographie sur le Rhône :
Pardé M. (1925) – Le régime du Rhône. Etude hydrologique. Lyon, Librairie P. Masson, 887 et 440 p.
Faucher D. (1927) – Plaines et bassins du Rhône moyen entre Bas-Dauphiné et Provence. Etude géographique. Valence, Imprimerie Charpin et Reyne, 670 p.
George P. (1935) – La région du Bas-Rhône. La région du Bas-Rhône. Paris, Baillière, 691 p.
Hugentobler E. (1949) – Le Rhône navigable du Léman à la Méditerranée. Ambilly-Annemasse, Imprimerie franco-suisse, 366 p.
Bethemont J. (1972) – Le Thème de l’eau dans la vallée du Rhône. Essai sur la genèse d’un espace hydraulique. Saint-Etienne, Imprimerie Le Feuillet blanc, 642 p.
Cottet-Dumoulin L. (2004) – Le renouveau des rapports ville/fleuve. Projet postmoderne ou nouveau fonctionnalisme ? Le cas du Rhône et de la Saône dans l’agglomération lyonnaise. Thèse de doctorat, Université Jean Monnet Saint-Étienne, 462 p.
Combe C. (2007) – La ville endormie ? Le risque inondation à Lyon. Approche géohistorique et systémique du risque de crue en milieu urbain et périurbain. Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 456 p.
Gérardot C. (2007) – Fleuves et action urbaine : de l’objet à l’argument géographique. Le Rhône et la Saône à Lyon, retour sur près de trente ans de « reconquête » des fronts urbains à Lyon. Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 557 p.
Delahaye E. (2009) – Les espaces fluvio-urbains rhodaniens à l’aval de Lyon, Vienne, Valence, Avignon, Tarascon, Beaucaire et Arles. Des territoires à la dérive ? Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 373 p.
Richard-Schott F. (2010) – L’irrigation dans le bassin du Rhône. Gestion de l’information géographique sur les ressources en eau et leurs usages. Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 596 p.