L’usage des lieux ou l’usage local a été défini « comme ce qui, en un lieu donné, se pratique d’une façon uniforme, publique, multipliée, observée par la généralité des habitants et réitérée pendant un long espace de temps » (RUL Loire, 1982, p. 9). Si la France d’Ancien Régime possédait son droit coutumier, les recueils des usages locaux ont été constitués au milieu du XIXe siècle. Qu’est-ce qui a motivé ce travail de collecte ? Quelle est leur actualité au XXIe siècle ?
Tout en bas de la hiérarchie du dispositif juridique français
Voté en 1804, le Code civil visait à mettre fin aux divergences des différentes Coutumes en vigueur et aspirait ainsi à unifier et à uniformiser la législation. Mais le législateur de 1804 n’eut pas la prétention d’entrer dans tous les détails ; il admit des situations particulières nées du sol, du climat ou des mœurs, qui avaient leur raison d’être et qu’il importait de conserver. C’est pourquoi la loi et le règlement abandonnaient fréquemment à l’usage local la charge de les compléter.
Puisque le Code civil laissait une valeur juridique à l’usage local, la jurisprudence en demandait la fixation. En 1855, le Ministre de l’agriculture prescrivit la constitution de commissions cantonales chargées de recueillir les usages locaux et de commissions départementales chargées de les réviser. Dès cette époque, de nombreux départements publièrent des Recueils d’usages locaux. Plus récemment, la loi de 1924 créa les Chambres d’Agriculture. L’article 24 spécifie qu’elles sont spécialement appelées à « grouper, coordonner, codifier les coutumes et usages locaux à caractère agricole qui servent ordinairement de base aux décisions judiciaires ». Pourquoi cette mission ? En 1924, l’importance des usages locaux restait d’autant plus grande que le droit rural n’en était qu’à ses balbutiements. Le premier Code rural ne fut adopté en France qu’en 1955…
La place des usages locaux dans le dispositif juridique français reste modeste ; ils sont subordonnés à la constitution, à la loi, aux décrets, et aux arrêtés ministériels, préfectoraux et municipaux : « l’usage ne peut contrarier ou contredire la loi ; il est simplement destiné à la compléter » (RUL Loire, 1982, p. 9). Son domaine d’application s’est progressivement restreint au cours du XXe siècle, comme le révèle la taille des différentes versions qui passent bien souvent de quelques centaines à quelques dizaines de pages.
Une source géohistorique négligée ?
Marc Bloch a précocement reconnu leur statut de documents historiques. « Dans une bonne bibliothèque d’études rurales françaises, quelques rayons, à portée de la main, devraient être réservés aux recueils d’usages locaux » (Bloch, 1933, p. 584). Il faut certes passer outre leur aspect. De prime abord rébarbatifs, ils apportent ensuite beaucoup de satisfaction à ceux qui leur concèdent quelques moments d’attention. « De modeste apparence et de lecture forcément un peu aride, ces petits codes coutumiers des campagnes n’en ont pas moins de quoi piquer à la fois le zèle des collectionneurs et la curiosité des historiens » (Bloch, 1933, p. 584). Mais voilà, il ne suffit pas de s’y intéresser pour qu’ils s’accumulent aisément sur votre table de lecture. L’historien avait prévenu. « Pour en constituer une série à peu près sans lacunes, des trésors de flair bibliophilique seraient nécessaires » (Bloch, 1933, p. 584). Quelques recueils sont conservés dans les Chambres départementales d’Agriculture, mais aussi dans les préfectures, dans les archives départementales ou encore dans les bibliothèques municipales. En dépit des moteurs de recherche, des bibliothèques numériques et des librairies en ligne qui y donnent accès plus aisément, pas sûr qu’il existe une collection véritablement complète. En voici une liste non exhaustive, loin de là (pdf).
Pour les chercheurs en sciences sociales, les recueils présentent une valeur documentaire de premier ordre. Ils abordent des questions fort variées : usufruit et exploitation des bois, servitudes, bornages, fossés, arbres, plantations, distances et ouvrages intermédiaires requis pour certaines constructions, passages, ventes, usages commerciaux, poids, mesures, monnaies, bail à colonage partiaire ou métayage, bail à ferme, louage des domestiques… Les relations qu’entretiennent les communautés locales avec leur environnement y sont décryptées du point de vue de la pratique et des techniques agricoles. Les recueils détaillent des enjeux aussi divers que le régime des étangs et la vaine pâture. Surtout, lorsque différentes versions sont disponibles – entre les années 1850 et les années 2000 –, des permanences et des mutations peuvent être décelées. En effet, les usages ne sont pas fixes. La Chambre d’Agriculture gardait « le droit de déclarer qu’un usage ancien était tombé en désuétude et remplacé par un autre, ou qu’un usage était en voie de transformation ou qu’il était mauvais et qu’il était désirable qu’il fût remplacé par un autre » (RUL Charente, 1931, p. 2).
L’actualité de l’usage des lieux
Non seulement la valeur jurisprudentielle des usages locaux est avérée pour plusieurs types de contentieux, mais quelques documents s’appuient encore sur eux. Par exemple, pour l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), la reconnaissance d’une appellation d’origine contrôlée (AOC) implique la délimitation d’un « terroir » et l’explicitation des usages locaux, loyaux et constants. De même, le Code forestier indique que les plans simples de gestion peuvent tenir compte des usages locaux ; il en va de même pour les Codes des bonnes pratiques sylvicoles (CBPS) des Centres Régionaux de la Propriété Foncière (CRPF). Et les usages locaux sont également applicables aux surfaces qui bénéficient d’un régime de soutien aux producteurs agricoles.
Les recueils contiennent nombre de préconisations pour entretenir les haies ou nettoyer les cours d’eau. Les techniques d’élagage des arbres, de récupération du bois flottant ou de valorisation des étangs sont décrites avec minutie à l’échelle du département, du canton, voire de la commune. Autant de pratiques durables par définition qui ont fait du paysage un patrimoine que la communauté locale apprécie et souhaiterait transmettre aux générations futures. Mais ces usages locaux sont emblématiques du paysage rural du XIXe siècle, notre paysage culturel de référence. Aspirer à le retrouver, n’est-ce pas mener la quête vaine d’un paradis perdu ? Ce paysage arcadien d’une nature entretenue répondait à des usages qui ne sont plus les nôtres. On ne va plus que rarement chercher du bois mort au bord de la propriété. Reste que ces usages produisaient et entretenaient des formes qui conservent une valeur écologique, esthétique et culturelle. Mais restaurer ces formes semble désormais bien compliqué. Parfois le savoir-faire s’est perdu. La conservation des têtards, par exemple, pose question. Supprimer trop de branches sur un frêne têtard non entretenu depuis vingt ans provoque un stress important qui affaiblit considérablement l’arbre. L’entretien doit ensuite être régulièrement effectué, tous les cinq à dix ans. Les usages locaux prévoyaient des émondages espacés de sept à neuf ans (ce qui correspondait à la durée des baux ruraux). Faute de s’astreindre à un tel entretien, la restauration de la forme n’est pas durable. Voilà qui ressemble davantage à du jardinage qu’à de la restauration.
Quelques éléments bibliographiques :
Aberdam S. (1997) – « Les « usages locaux » : en user avec précaution ». Enquêtes Rurales, 3, p. 35-47.
Aberdam S. (1982) – Aux origines du Code rural, un siècle de débats 1789-1900. Paris, INRA.
Assier-Andrieu L. (1990) – Une France coutumière : enquête sur les « usages locaux » et leur codification (XIXe-XXe siècles). Paris, CNRS.
Assier-Andrieu L. (1981) – Coutume et rapport sociaux. Etude anthropologique des communautés paysannes du Capcir. Paris, CNRS.
Bloch M., 1933. « Les »usages locaux », documents historiques ». Annales d’histoire économique et sociale, p. 584-585.
Ingold A. (2009) – « To historicize or naturalize nature: hydraulic communities and administrative states in nineteenth-century Europe ». French Historical Studies, 32, 3, p. 385-417.
Le Lay Y.-F. et Permingeat F. (2008) – « Spécificité territoriale et petits arrangements avec la loi : la place des usages locaux dans l’entretien de la rivière (XIXe-XXe siècles) ». Géocarrefour, 83, p. 45-55.
Permingeat F. (2009) – La Coutume et le droit de l’environnement. Thèse de doctorat en droit, Université Lyon 3.
Pingaud M.-C. (1983) – « Appropriation et utilisation de l’espace rural. Loi et coutume ». Études rurales, 89-91, p. 309-316.
Scott J.-C. (1995) – « State simplifications: Nature, space and people ». Journal of Political Philosophy, 3, 3, p. 191-233.