Un jardin dans l’Ecole normale supérieure de Lyon (France)

A la fin des années 1990, la conception du jardin de l’Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines (ENS LSH) de Lyon – soit le site Descartes de l’ENS de Lyon – prend sa source au sein de divers penser/savoir dont les racines sont tout à la fois politiques, philosophiques et poétiques. Confrontée aux problèmes inhérents à toute dislocation géographique, l’équipe de programmation souhaite retrouver une unité de lieu et de temps. C’est ainsi que le concept programmatique du « cloître ouvert » émerge. Il témoigne d’une motivation pour concilier deux exigences complémentaires : le ménagement d’une communauté de vie et de travail, et l’ouverture sur l’extérieur (Arnould et al., 2012).

D’emblée, le jardin est présenté comme « un espace à part entière et qui constitue le lieu fédérateur et le lieu privilégié de toutes les mobilités à pied (la voiture y est totalement condamnée) » (Collectif, 1997). Refusant de le réduire à un simple « espace vert », les rédacteurs du programme demandent que les concepteurs en fassent un « écrin de l’ensemble des bâtiments à venir », un « espace de pratiques » et une « trame structurante » de l’îlot à composer (Collectif, 1997). Non seulement des paysagistes doivent être associés à l’équipe de maîtrise d’œuvre, mais l’architecture du jardin fait également l’objet d’une étude et d’une proposition de budget qui lui sont propres. Le jardin vise à promouvoir l’organicité et l’unité des différentes entités architecturales qui correspondent à des espaces-temps distincts. En particulier, il fait le lien avec la bibliothèque mitoyenne. Ses fonctions sont multiples, tout à la fois esthétique, émotionnelle, méditative, festive et ludique. Cinq exigences doivent être satisfaites : (a) contribuer à la reconquête urbaine ; (b) structurer l’îlot ; (c) proposer un jardin moderne qui maîtrise en particulier le cycle de l’eau ; (d) permettre les pratiques individuelles et collectives ; (e) éviter la monotonie d’ensemble. La conception du site de l’ancienne ENS LSH s’est faite à l’échelle du quartier de Gerland. L’objectif était de favoriser la communication entre des îlots de grandes dimensions, en valorisant des espaces intérieurs très végétalisés, à la manière d’une cité jardin.

Le jardin de l’administration (à gauche) et celui de la recherche (à droite), deux esthétiques distinctes (cliché : Le Lay Y.-F., 2012)

Aujourd’hui, le site Descartes de l’ENS de Lyon investit un site de huit hectares, comportant le projet architectural signé Henri et Bruno Gaudin et un jardin conçu par Gilles Clément et Guillaume Geoffroy-Dechaume. G. Clément (interviewé par F. Arnal, ici ; voir aussi ce billet), paysagiste à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, a trouvé dans le quartier de Gerland un terrain pour approfondir et concrétiser trois de ses propres concepts. S’éloignant du landscape design et de la volonté d’imposer un ordre formel et statique qui contredit la nature, il invite le jardinier à économiser ses moyens matériels pour mieux observer et accompagner la dynamique spontanée des espèces dans un Jardin en mouvement (Clément, 1991). Cette pratique procède de la prise de conscience que le monde végétal est fragile et en symbiose avec le monde animal et avec les hommes : il forme un Jardin planétaire (Blazy et Clément, 1995 ; Eveno et Clément, 1997 ; Clément, 1997 et 2008). Ainsi, la friche urbaine laissée par les établissements Mure – dont les ouvriers produisaient des armatures pour béton armé et participèrent aux chantiers du « crayon » de la Part-Dieu, de la gare de Lyon-Saint-Exupéry TGV, de la centrale nucléaire de Creys-Malville ou encore du barrage de Donzère-Mondragon construit sur le Rhône – s’est présentée comme « un fragment indécidé du Jardin Planétaire » (Clément, 2005), un Tiers-paysage que le jardinier peut investir plus ou moins intensément selon ses choix.

Au centre du site, le sillon enracine le jardin par son étendue d’herbe rase que flanquent deux chemins de pierre. Grand ouvert, il forme ainsi un long boulingrin, c’est-à-dire un parterre engazonné et en creux qu’une bordure végétale ou maçonnée peut cerner. Les murets bas et courbes forment un ventre pour soutenir les différences de niveau et définir des zones qui font l’objet d’un traitement différencié : la pelouse occupe le cœur, la prairie les alentours.

Sur le flanc occidental du site, les jardins des signes font écho à la théorie des signes « qui en chaque plante voyait une écriture et fut à l’origine des anciennes classifications phytothérapeutiques » (Drevet, 2000). Voilà une invitation à renouveler le regard sur le monde végétal et sur les relations qu’il entretient avec son environnement :

  • Le jardin du temps illustre l’éventail des signes phénologiques, soit des événements périodiques liés au climat, comme la pousse des feuilles, la floraison, la fructification ou la chute des feuilles. Il met en valeur les modifications saisonnières, faisant la part belle à l’hiver au moyen des écorces, des fruits et des feuillages. Le passage des autres saisons est exprimé par la floraison des plantes bulbeuses.
  • Le jardin des formes insiste sur les signes morphologiques. Il soumet à la vue toute la diversité des formes des appareils végétatifs : « limbes orbiculaires, crénelés ou sagittés, feuilles laciniées, plumeuses, cylindriques ou linéaires, entières ou composées, molles ou coriaces » (Drevet, 2000).
  • Le jardin de la communication souligne les signes relationnels. Par leurs couleurs et leurs parfums, les plantes stimulent le voisinage animal et développent des échanges de bon procédé, notamment avec l’entomofaune. Les insectes sont ainsi attirés par des plantes mellifères (la campanule vivace, des cotonéasters) et par le parfum d’autres espèces, comme l’escallonia.

Le jardin des formes (cliché : Le Lay Y.-F., 2012)

Sur le flanc oriental de l’ensemble, deux autres jardins se moquent du quotidien des usagers en le caricaturant :

  • Le jardin de l’administration rend compte du classement et de l’archivage à sa manière. Son organisation témoigne d’une structure aussi rigoureuse que celle d’un meuble à tiroirs. Des haies de charmes et des allées quadrillent régulièrement des carrés plantés de vivaces et d’arbustes (Meriel et Prabel, 2008). Cinq jardins de couleurs peuvent y être distingués.
  • Le jardin de la recherche tient du labyrinthe. Au premier regard, les plants d’eulalie du Japon, hauts et touffus, semblent impénétrables. A mieux y regarder, une sente s’amorce. Qu’on le suive et le chemin s’avère sinueux ; il débouche finalement sur une haute touffe, un mur, une fenêtre ou une porte.

D’autres paysages peuvent être appréciés vers la fosse aux ours, le jardin d’eau, le jardin des aromatiques, le potager, les jardins de la résidence, le jardin du régisseur ou l’enclos des moutons.

Les moutons de Soay (cliché : Le Lay Y.-F., 2012)

La plantation des arbustes et des grands arbres « prend la forme d’un archipel, îles plantées sur un vaste plan enherbé » (Clément, 2002). Cependant, quelques tendances peuvent être dégagées et font du parc une unitas multiplex. En particulier, les plantations gagnent en densité et en hauteur du centre vers la périphérie. La végétation se love et s’organise en petites unités, préférentiellement au contact des bâtiments. Sa stratification stimule les sens : l’étage arbustif « permet de régler les relations visuelles, de diversifier les relations spatiales » et l’étage arboré « donne les relations au ciel » (Drevet, 2000). Aussi les jardins sont-ils joués comme une partition pour une symphonie de couleurs, de saveurs et d’odeurs, de formes et de mouvements (Arnould et al., 2012).

L’effet visuel provient en premier lieu des formes et des couleurs. Le jardin des formes comporte notamment un noisetier tortueux et des buis à bordure. Ils se prêtent volontiers à l’art topiaire et le jardinier y trouve un support de prédilection pour faire montre de créativité. L’originalité peut aussi venir des feuilles (en forme de cœur chez le pain de pourceau, de foie sur l’herbe de la Trinité, et figurant des croix sur le gaillet croisette), des fleurs (particulièrement belles sur l’œillet velu) et des hampes florales (le lis des steppes) ou encore des fruits (le figuier). Dans le jardin de l’administration, les plantes sont classées selon leurs teintes : les trois couleurs primaires, à savoir le bleu (l’absinthe en arbre, des acanthes, l’ail azuré, la buglosse, le cardon, le ceanothe, la cinéraire maritime, le géranium, l’iris, la lavande), le jaune (la canche gazonnante, la courge, la dent de chien, l’euryops, le lis, le manteau de Notre Dame, le noisetier commun), le rouge (l’ail géant, la clématite « Orange Peel », le cornouiller blanc, l’euphorbe, le lilas d’Espagne), mais aussi le blanc (l’amélanchier du Canada, l’anémone du Japon, le chou nuage blanc, le cornouiller « kousa », l’herbe aux gueux, la valériane blanche des jardins) et le noir (le cotinus, le fenouil, la fritillaire de Perse, le gouet serpentaire, le liseron des champs).

Outre cette farandole de formes et de couleurs, le site recèle encore des trésors de parfums et de saveurs. Bien sûr, le jardin des aromatiques et le potager y contribuent largement. Ailleurs, l’osmanthe doit son nom à ses fleurs odoriférantes et l’oxalis doit le sien au goût acide de ses feuilles.

De plus, les jardins du site Descartes de l’ENS de Lyon abritent de nombreuses espèces animales (Salmeron, 2007 ; Javaux, 2007 ; Arnould, 2012), telles que les odonates qui visitent le jardin d’eau ou les osmies qui collectent le pollen avec leur brosse ventrale et nichent dans le jardin de la communication. Ceci confirme que la nature en ville joue un rôle considérable dans la conservation et la promotion de la biodiversité en luttant contre la fragmentation des habitats (Boutefeu, 2007 et 2008).

Des abris pour les abeilles dans le jardin de la communication (cliché : Le Lay Y.-F., 2012)

Comme Romulus qui a marqué à la charrue les limites des murailles romaines, G. Clément a renouvelé le rite étrusque pour tracer le sillon, cette « entaille primordiale empruntée aux anciens rites de fondations » (Clément, 2002). Rappelant le jardin planétaire et anticipant la maxime Penser global, agir local, ce sillon ouvre une perspective méridienne qui « se réfère à la géographie planétaire, mais également à la géographie locale : orientation de la vallée du Rhône et des vents dominants » (Clément, 2002). Cette béance au creux d’un espace bâti et planté figure le cloître autour duquel la vie s’organise.

Les jardins hébergent plusieurs passeurs de frontières : la berce du Caucase et la molène font partie de ces plantes voyageuses qui rechignent à tenir en place. Le vent, les insectes et les oiseaux s’amusent à perturber le trop bel ordonnancement, notamment dans le jardin de l’administration. Les vecteurs sont nombreux ; les hommes en font partie, parfois à leur insu. Les oiseaux profitent des fruits que fournissent plusieurs plantes (la bardane, le caryoptéris, la fraise des bois, le gouet d’Italie, le lierre arborescent, l’olivier de Provence, le thé du Canada). Un geai a probablement caché son fruit sous une dalle granitique et semé ainsi un noyer commun dans le jardin du temps (Salmeron, 2007). La microfaune relaie le jardinier comme chef d’orchestre. Les fourmis dispersent les graines du pied de griffon. Certaines espèces s’invitent dans le parc, telles le bouleau verruqueux, les érables champêtre et negundo, et la ficaire fausse renoncule : le jardinier peut les conserver au nom de la biodiversité spécifique. Quant à la part des anges, la reproduction végétative s’en occupe, comme avec les fraisiers. Certes, ces jardins émanent d’un Eloge des vagabondes (Clément, 2002) ; mais il en est qui s’avèrent très envahissantes, comme l’arbre aux papillons que vient butiner le moro-sphinx (Salmeron, 2007).

Le jardin d’eau, le dernier né (cliché : Le Lay Y.-F., 2012)

567 espèces de plantes composent les jardins de l’Ecole (Salmeron, 2007). Certaines font signe davantage que les autres. Le pommier est l’arbre de la connaissance et le laurier une figure de l’excellence studieuse. Ce dernier densifie l’étage moyen des îles végétales où il est mené en buisson ou en tige. De plus, les essences du jardin symbolisent des rapports au temps distincts, tantôt linéaire tantôt cyclique. La conception des bosquets repose sur une double temporalité. Parmi les arbres dominants, les saules profitent d’une croissance rapide pour donner du volume ; mais les chênes les rejoignent. En revanche, le parc respire au rythme de la coupe annuelle des Miscanthus et de la fauche biannuelle des prairies. Dans le jardin du temps, des plantes scandent l’écoulement de l’année par les couleurs saisonnières du feuillage (le marronnier rouge), de la floraison (le chimonanthe, la gloire des neiges, le mimosa, le muguet de mai, le perce-neige, le tue-chien) et de la fructification (le fraisier des Indes). « La mort, le destin, l’éternité y vont de pair. Avec eux, le sentiment du destin fatal, la petitesse de l’homme et l’effroi pascalien » (Cauquelin, 2002). Le souci y suit le soleil. L’arbre aux quarante écus nargue le contemplateur depuis les 160 millions d’années de présence sur terre de ses premiers représentants (Salmeron, 2007). D’autres espèces portent une charge symbolique considérable, comme la cerise du diable. Cette plante est connue « sous le nom de belladone car le suc des fruits frais, appliqué sur les yeux, faisait dilater la pupille en rendant les femmes plus belles » (Salmeron, 2007). Elle appartient au genre Atropa, qui évoque la parque coupant le fil de la vie des hommes.

Aujourd’hui encore, l’ENS de Lyon dispose d’une équipe de jardiniers – animée par Michel Salmeron (interviewé par F. Arnal, ici et ) – au sein de son personnel et d’une tradition naturaliste très présente. Pourvu que ça dure.

4 réflexions sur « Un jardin dans l’Ecole normale supérieure de Lyon (France) »

  1. Quelques éléments bibliographiques :
    Arnould P. (2012) – « Un jardin dans la ville – Quelle biodiversité urbaine pour demain ? », Territoire en mouvement, n°12. (URL : http://tem.revues.org/1436).
    Arnould P., Gauthier D., Le Lay Y.-F. et Salmeron M. (2012) – Le Juste Jardin. Lyon, Ecole normale supérieure de Lyon, 239 p.
    Blazy M. et Clément G. (1995) – Contribution à l’étude du Jardin Planétaire. Valence, Ecole régionale des beaux-arts, 94 p.
    Boutefeu E. (2008) – « Gestion différenciée : l’exemple du jardin de l’ENS ». Techni.Cités, n° 148, pp. 36-37.
    Boutefeu E. (2007) – « La nature en ville : des enjeux paysagers et sociétaux ». Géoconfluences (URL : http://geoconfluences.ens-lsh.fr/doc/transv/paysage/PaysageViv.htm).
    Cauquelin A. (2002) – « Quelques notes sur le jardin ». Itinéraires, n° 3, pp. 5-8.
    Clément G. (2008) – Neuf jardins. Approche du Jardin Planétaire. Arles, Actes Sud, 263 p.
    Clément G. (2006) – Où en est l’herbe ? Réflexion sur le Jardin Planétaire. Arles, Actes Sud, 155 p.
    Clément G. (2005) – Manifeste du Tiers-paysage. Paris, Sujet-Objet Editions, 48 p.
    Clément G. (2002) – Eloge des vagabondes. Paris, Nil Editions, 199 p.
    Clément G. (2002b) – « Jardins de l’ENS Lettres et Sciences Humaines ». Itinéraires, n° 3, pp. 9-13.
    Clément G. (1999) – Le Jardin Planétaire. Réconcilier l’homme et la nature. Paris, Albin Michel, 127 p.
    Clément G. (1997) – Thomas et le Voyageur. Esquisse du Jardin Planétaire. Paris, Albin Michel, 236 p.
    Clément G. (1991) – Le jardin en mouvement. Paris, Pandora, 103 p.
    Collectif (1997) – L’ENS Lettres et Sciences Humaines et la Bibliothèque de recherche associée à Lyon. Eléments pour une architecture. Lyon, ENS Editions, 157 p.
    Drevet M. (2000) – Jardin de l’Ecole Normale Supérieure. Dossier de presse, Lyon, Atelier Acanthe, 5 p.
    Eveno C. et Clément G. (dir.) (1997) – Le jardin planétaire. La Tour d’Aigues, Editions de L’Aube, 197 p.
    Javaux M. (2007) – « Le jardin de l’Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines. Un jardin qui mérite d’être connu à Lyon ». Lyon Horticole, n° 654, pp. 30-31.
    Meriel C. et Prabel A. (2008) – Le jardin de l’ENS, Lyon. Un jardin de plantes voyageuses. S.l., s.e., 16 p.
    Salmeron M. (2007) – Les jardins de l’ENS LSH. Inventaire floral 2000-2007. Lyon, ENS LSH, n.p.

  2. Très bel article, merci Yves pour les citations, il était important de signaler le travail de conception du paysagiste mais aussi le travail de suivi et d’entretien du jardinier. que je découvre aujourd’hui. Entre temps Michel Salmeron a pris sa retraite de chef-jardinier, et un bel ouvrage est sorti de presse : Le Juste Jardin.
    http://ahahh.blog.lemonde.fr/2012/07/13/le-juste-jardin-le-livre-sur-le-jardin-de-lenslsh-de-lyon-2-partie/
    Un regret et une proposition pour le site Internet de l’ ENS : récupérer et remettre en ligne la base de données sur les différentes espèces/essences du jardin qui a disparu lors d’une mise à jour.

  3. Merci Yves pour ce recueil géographique sur ce jardin, qui nous est si cher, e qui continue de nous donner vie et couleurs en ce printemps 2021 encore sous le signe de cete crise sanitaire..

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