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A l’école, les « fondamentaux » ne sont pas tout, l’objectif est d’apprendre à réfléchir

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/11/15/a-l-ecole-les-fondamentaux-ne-sont-pas-tout-l-objectif-est-d-apprendre-a-reflechir_6200239_1650684.html

« Pourquoi tous ces “accessoires” auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du “lire, écrire, compter” : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale (…) ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu’en eux réside la vertu éducative. »C’est ainsi que s’exprimait Jules Ferry en 1880, quelques mois avant les grandes lois établissant l’école primaire obligatoire et gratuite pour tous les enfants de France, garçons et filles, de 6 à 13 ans.

Ainsi, Jules Ferry n’a jamais souhaité focaliser l’enseignement primaire sur les fameux « fondamentaux » – le français et les mathématiques –, contrairement à ce que l’on entend souvent aujourd’hui. C’est à cette époque que les sciences physiques et naturelles entrent dans les programmes scolaires du primaire, en parfaite harmonie avec les mathématiques et le français.

Il ne s’agit plus, comme sous l’Ancien Régime, de donner aux enfants du peuple les rudiments utiles au travail, mais désormais de « donner de bonne heure aux enfants l’habitude de réfléchir ». Il y a là de belles intentions, mais il ne faudrait pas oublier que la réalité de l’école primaire de la IIIe République était bien différente. Le système scolaire était à deux vitesses : une minuscule minorité de milieux favorisés bénéficiait d’un enseignement élémentaire parallèle (payant) donnant accès à un enseignement secondaire essentiellement inaccessible à la majorité des élèves de « la communale ». Le mythique certificat d’études primaires n’était pas facile, et environ un quart des élèves le réussissaient jusqu’en 1900.

Il serait ridicule de s’inspirer, en 2023, des lois Ferry, dont bien des aspects n’auraient aucun sens dans notre société contemporaine. On peut au moins retenir ce souhait d’éviter une focalisation excessive sur les fondamentaux. C’est pourtant ce qui se pratique depuis une dizaine d’années, sans que cela conduise à une quelconque amélioration des résultats scolaires en français ni en maths.

Les mathématiques, une science parmi les autres

Il en résulte, en revanche, une entrée dans la culture (histoire, géographie, sciences, langues, musique, sport, etc.) de plus en plus limitée aux enfants des milieux favorisés, qui ont accès aux dialogues familiaux et auxactivités extrascolaires de qualité. Il est certes difficile d’aborder la physique sans une pratique minimale des mathématiques et du français. Mais l’inverse est également vrai : comment comprendre le concept mathématique de volume, par exemple, sans avoir transvasé des liquides d’un récipient dans un autre ? Ou celui du périmètre d’un cercle sans avoir enroulé une ficelle autour d’une bouteille ? Le « lire, écrire, compter » devrait être vu comme un moyen, indispensable, mais pas comme un objectif, lequel est, en effet, de réfléchir.

L’éducation nationale oublie souvent que les mathématiques sont une science parmi les autres et que les sciences devraient s’étudier dans leur ensemble, tout au moins à l’école primaire. Beaucoup de professeurs des écoles ont compris cette nécessité d’une approche globale : ils veillent à ce que les enfants rédigent leurs devoirs de sciences dans un français de qualité et n’hésitent pas à proposer des dictées à contenu scientifique.

Les lecteurs du Monde pourront-ils répondre à cette question posée au « certif » de 1922 : « Une cocotte en papier. Pour le pliage, l’objet exécuté devra avoir exactement 8 centimètres de hauteur. Les candidats auront à déterminer les dimensions du carré de papier à employer » ? Cet exemple montre comment on pouvait mêler à cette époque les mathématiques, le dessin et le travail manuel.

René Thom, théoricien des catastrophes, à l’honneur

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A l’occasion du centenaire de la naissance du mathématicien, Médaille Fields 1958, l’Académie des sciences et l’Institut des hautes études scientifiques lui ont rendu hommage. Etienne Ghys, également mathématicien, revient sur l’héritage intellectuel de ce géomètre hors norme, dans sa « carte blanche » au « Monde ».

« Au moment où tant de savants calculent de par le monde, n’est-il pas souhaitable que d’aucuns, qui le peuvent, rêvent ? » C’est ainsi que se conclut le livre de René Thom (1923-2002) Stabilité structurelle et morphogenèse, écrit en 1972. L’auteur est l’un des mathématiciens les plus influents du XXe siècle. A l’occasion du centenaire de sa naissance, deux colloques, à l’Académie des sciences et à l’Institut des hautes études scientifiques, viennent de revenir sur l’héritage intellectuel de ce géomètre hors norme.

Un rêveur, sans aucun doute. Lorsqu’il préparait sa thèse, son mentor, Henri Cartan, avait le plus grand mal à le canaliser. Il lui écrit par exemple : « Abstenez-vous d’énoncer des théorèmes qui non seulement ne sont pas démontrés, mais dont l’énoncé n’a même pas de sens clairement défini. » Un collègue d’Henri Cartan lui expliquera qu’une bonne dizaine de mathématiciens pourraient fournir les démonstrations manquantes, mais que seul René Thom était capable d’imaginer de tels énoncés, incroyablement novateurs. La thèse sera soutenue en 1951, et René Thom recevra la médaille Fields en 1958 pour ses découvertes dans le domaine de la topologie différentielle, dont il est l’un des pionniers. Cette médaille le perturbera beaucoup. Il expliquera qu’il pensait ne pas la mériter, ce qui n’est pas ce que pensent d’ordinaire les médaillés.

Il décida de prendre une autre direction, qu’on pourrait qualifier de « plus appliquée ». Il postule qu’en général un système (par exemple physique ou biologique) se trouve dans un état stable, et qu’à certains moments très particuliers il passe par des situations qu’il qualifie de « singulières » ou « catastrophiques », en sautant très rapidement d’un domaine de stabilité à un autre. Il s’agissait donc de comprendre la nature de ces singularités, et ce sera la naissance de la « théorie des catastrophes », au succès immense dans les années 1970.

Une question de bord

Thom établit une liste de sept catastrophes élémentaires aux noms poétiques : « pli », « fronce », « queue-d’aronde », « papillon », « ombilic elliptique », « parabolique » ou « hyperbolique ». Le mathématicien anglais Erik Christopher Zeeman étend le champ d’application à des situations de plus en plus variées : émeutes dans les prisons, agressivité du chien, krach boursier, etc.

Bien des critiques furent adressées à cette théorie, et Thom les analysa avec sérieux et en reconnut souvent la validité. Par exemple, on lui reprocha de ne pas avoir tenu compte de l’existence de dynamiques chaotiques (dont la théorie se développait alors), ou encore d’avoir construit un outil permettant de comprendre mais pas de prévoir. Il remet en question la nécessité d’une validation expérimentale dans les sciences, ce qui ne fut pas sans engendrer des réactions violentes, mais souvent justifiées, de la part des biologistes. Son livre Prédire n’est pas expliquer (1991) examine tous ces sujets avec honnêteté et sérénité.

Aujourd’hui, les concepts introduits par Thom, comme la stabilité structurelle, la généricité (le fait pour une propriété de s’appliquer au cas général) ou la transversalité, sont si importants qu’ils sont entrés dans le subconscient de tous les mathématiciens.

Par la suite, il se tournera vers la philosophie d’Aristote. Il s’y reconnaît dans bien des aspects, comme celui qui consiste à définir un objet ou une idée à travers son bord. Sa thèse développait déjà une théorie du « cobordisme », et ses catastrophes ne sont que les traversées du bord d’un domaine de stabilité. « En vérité, écrit-il, il existe une réelle unité dans ma réflexion. Je ne la perçois qu’aujourd’hui, après y avoir beaucoup réfléchi, sur le plan philosophique. Et cette unité, je la trouve dans cette notion de bord. »

Les quatre derniers tableaux de Salvador Dali, en 1983, sont des Hommages à René Thom.

A l’été 1654, Blaise Pascal posait les bases des lois du hasard

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Scientifique exceptionnel, Blaise Pascal a, en collaboration avec Pierre de Fermat, posé les bases de la théorie des probabilités pendant l’été 1654. Une géométrie du hasard dont les conséquences sur la science contemporaine, mais aussi sur la philosophie, sont considérables, explique le mathématicien Etienne Ghys, dans sa Carte blanche au « Monde ».

Blaise Pascal est né il y a quatre cents ans, le 19 juin 1623. Célèbre pour ses Pensées et ses Provinciales, il n’en est pas moins un scientifique exceptionnel. Je ne voudrais évoquer ici qu’un aspect de son œuvre : l’introduction des probabilités, en collaboration avec Pierre de Fermat, pendant l’été 1654.

Cette théorie « joignant la rigueur des démonstrations de la science à l’incertitude du hasard, et conciliant ces choses en apparence contraires peut, tirant son nom des deux, s’arroger à bon droit ce titre stupéfiant : la géométrie du hasard », comme il l’explique dans Adresse à l’académie parisienne. Les conséquences sur la science contemporaine, mais aussi sur la philosophie, sont considérables : le hasard a ses lois que nous comprenons de mieux en mieux.

Le point de départ consiste en deux questions, en apparence anodines, qu’un personnage mondain, le chevalier de Méré, avait posées à Pascal. La première est assez facile. Si on jette deux dés, il est clairement plus probable de ne pas obtenir un double six que d’en obtenir un. En revanche, si on s’autorise à renouveler l’expérience plusieurs fois, on comprend qu’à partir d’un certain nombre de lancers il devient plus probable d’obtenir au moins une fois un double six que de n’en obtenir aucun. La question est de déterminer ce nombre. Le problème pourrait être posé de nos jours au baccalauréat et la réponse est 25.

La deuxième question est beaucoup plus subtile et fut résolue dans un échange de lettres passionnantes entre Pascal et Fermat. Deux personnes jouent à pile ou face et il est convenu que celui qui remportera trois parties le premier recevra par exemple 100 pistoles. Après trois parties, le premier joueur a gagné deux fois et le second une fois. A cause d’un événement imprévu, il faut interrompre le jeu. Il est clair que le premier joueur a l’avantage mais le second pourrait encore se rattraper.

« L’esprit de géométrie »

Comment répartir les 100 pistoles pour que personne ne se sente floué ? Je laisserai aux lecteurs du Monde le plaisir de réfléchir à ce problème. Les approches de Pascal et de Fermat sont distinctes et complémentaires. Bien entendu, ils ne s’arrêtent pas en si bon chemin et discutent de situations dans lesquelles le nombre de joueurs et le nombre de parties sont quelconques.

En vérité, aucun des deux ne discute de probabilités au sens propre et on considère souvent que ce problème est tout autant à la source de la théorie des probabilités que de la théorie de la décision dans laquelle des agents doivent faire des choix « rationnels ». On reconnaît « le cœur et la raison » pascalien, et le fameux « esprit de finesse » en parallèle avec « l’esprit de géométrie ».

Quelque temps après cet échange de lettres, le 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demi », Pascal vécut sa seconde conversion et sa « nuit de feu ». Il se désintéresse alors de la science pour se consacrer entièrement à la religion. Il écrit à Fermat : « Car, pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit : mais en même temps je la connois pour si inutile que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. »

Pascal trouvera cependant une utilité surprenante à la géométrie en 1657. Alors qu’il souffrait atrocement d’une rage de dents, il chercha à occuper son esprit avec une question qui détournerait sa pensée de la douleur. Il réfléchit à un problème de géométrie qui remontait au moins à Galilée à propos d’une courbe qu’on appelait à l’époque une « roulette ». Il y réfléchit si intensément que non seulement il trouva une solution mais il jetait les prémices du calcul intégral. Le lendemain, le mal de dents avait disparu. Je n’oserais pas conseiller à mon lecteur de préférer la roulette du géomètre à celle du dentiste !

ChatGPT, un collègue imaginaire pour les mathématiciens

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Comme tout le monde, les mathématiciens se demandent si ChatGPT va transformer leur activité en profondeur. Les premiers essais ne sont pas concluants et encouragent certains à rejeter complètement cet outil. Il est vrai que l’on constate des erreurs inquiétantes.
Alors que je demandais à GPT de m’indiquer quelques exemples de théorèmes importants, il m’expliqua d’abord que la question était délicate, car tout le monde n’est pas d’accord sur le sens du mot « important » dans ce contexte, mais qu’il allait me citer trois exemples qui lui semblaient consensuels. C’était un excellent début.
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Les deux premiers exemples étaient tout à fait pertinents, mais le troisième m’a fait sursauter. Certes, il s’agissait d’un théorème fondamental, mais GPT l’attribuait à Jean-Pierre Serre en 1974, alors que tout mathématicien, même débutant, sait qu’il est dû à Evariste Galois en… 1832. Tout cela avait l’air sérieux, et un lecteur non averti se serait fait abuser.

Lorsque j’ai demandé une démonstration du théorème de Pythagore, j’ai reçu une preuve rédigée parfaitement, comme une démonstration rigoureuse. GPT abaissait une hauteur du triangle rectangle pour le décomposer en deux triangles rectangles plus petits, et il appliquait ensuite… le théorème de Pythagore à chacun d’eux !
Un cercle vicieux dans une démonstration est bien sûr inacceptable. Comment une « intelligence » artificielle a-t-elle pu « imaginer » un tel sophisme ? Peut-être en allant chercher ses « idées » sur un site Internet, quelque part sur le Web, qui contiendrait des listes de preuves fausses, intentionnelles ou non. Apprenons à nos étudiants à ne pas se laisser berner par ces démonstrations parfaitement rédigées mais complètement fausses, parfois de manière plus subtile.
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Il ne faudrait pas, cependant, jeter le bébé avec l’eau du bain. D’une part, il n’y a aucun doute que GPT va progresser très rapidement. Je ne me suis pas privé, par exemple, de critiquer vertement sa preuve du théorème de Pythagore, et j’ose espérer qu’il ne commettra plus cette erreur grossière. Mais, surtout, il nous faut apprendre à l’utiliser comme un assistant, qui connaît beaucoup de choses.
Recherche d’analogies
La littérature mathématique devient tellement immense qu’il est presque impossible de s’y retrouver. Des avalanches d’articles de plus en plus longs et de plus en plus techniques inondent chaque jour les bases de données de prépublications. GPT pourrait nous aider à résumer des travaux de façon à sélectionner ceux qui méritent un examen plus approfondi. Surtout, il nous permettra bientôt de chercher des analogies.

Aujourd’hui, le chercheur navigue à vue dans la littérature scientifique en passant d’un article à un autre, qu’il a trouvé dans la bibliographie du précédent. Heureusement, les discussions entre collègues nous mettent souvent sur de nouvelles pistes, souvent prometteuses, même si elles peuvent parfois se révéler être des impasses.
De même, ne pourrions-nous pas considérer GPT comme un collègue imaginaire qui aurait tout lu, y compris ce qui est faux, et qui pourrait nous suggérer des idées intéressantes ? Bien entendu, cela ne nous autorise pas à baisser la garde sur la pertinence et la véracité de ce qu’il nous souffle à l’oreille.
GPT peut même imiter l’humour décalé des mathématiciens. Je devais faire une conférence le 1er avril et je cherchais une idée de poisson d’avril. Voici la proposition de GPT : « Vous annoncez que vous avez résolu l’hypothèse de Riemann [l’un des problèmes ouverts les plus célèbres], que la solution est si courte que vous avez pu la rédiger sur un petit morceau de papier que vous brandissez devant l’assistance, mais que vous ne souhaitez pas la rendre publique. Puis vous avalez le papier. » GPT aurait-il de l’humour ?

André Haefliger, la passion contagieuse des maths

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J’ai été invité pour la première fois à présenter mes travaux dans un congrès international en juillet 1981. Le trac, face à des spécialistes impressionnants. Après ma conférence, un vieux monsieur est venu me voir (je sais maintenant qu’il avait 52 ans). Il me félicitait chaleureusement pour mon exposé, mais un point important dans ma démonstration lui avait échappé et il me demandait des explications. Panique : voulait-il pointer du doigt avec délicatesse une erreur de raisonnement ? Je répondis que j’utilisais un résultat que j’avais lu dans la thèse d’André Haefliger.

Il se présenta alors, et je compris que j’étais face à André Haefliger, l’un des pères fondateurs de la théorie des feuilletages que je chérissais à l’époque. Il n’avait pas oublié sa propre thèse, mais il tenta de me convaincre (sans succès) que j’avais été plus loin que lui dans l’interprétation de son résultat. C’est toujours impressionnant pour un jeune scientifique de se retrouver face à l’un de ses héros.

André Haefliger est décédé le 7 mars, à l’âge de 95 ans, près de Genève, où il a été professeur de 1962 à sa retraite, en 1995. Depuis notre première rencontre, il a été une source d’inspiration et un modèle de mathématicien, à la fois comme chercheur, comme animateur de la communauté scientifique, comme enseignant et comme ami. Sa thèse, soutenue à Strasbourg en 1958, portait un titre pour le moins ésotérique : « Structures feuilletées et cohomologie à valeurs dans un faisceau de groupoïdes », de quoi faire fuir plus d’un interlocuteur tant elle était exprimée dans un langage abstrait, si commun à l’époque.

Dans les montagnes suisses

Une structure feuilletée ressemble à vrai dire beaucoup à la pâte feuilletée. Il s’agit en effet de remplir l’espace avec des feuilles, comme les pages d’un livre. Cette théorie avait vu le jour quelques années auparavant et tirait sa motivation dans la compréhension de la structure des systèmes dynamiques. En 1969, il inventa le « classifiant de Haefliger », un concept qui enthousiasma la jeune communauté travaillant à ces questions. Les géomètres plus âgés racontent aujourd’hui avec émotion leurs souvenirs de la présentation de sa découverte, au sommet du mont Aigoual, dans les Cévennes, blottis dans une station météo qui hébergeait un petit centre de conférences. Il faisait paraît-il très froid, mais l’ambiance était chaleureuse.

Quand il arriva comme professeur à l’université de Genève, il n’y avait pas de département de recherche en mathématiques. André racontait toujours qu’il n’avait pas de bureau et qu’il devait aller téléphoner dans une cabine publique. Il a largement contribué à la fondation de la remarquable section de mathématiques de Genève, qui abrite en particulier aujourd’hui deux médaillés Fields. Les plus grands mathématiciens sont venus du monde entier lui rendre visite, pour partager avec lui leurs découvertes et recevoir ses conseils. Il savait écouter les jeunes et les encourager à travailler ensemble, ce qui n’est pas si commun dans ce milieu.

Je n’étais pas présent au mont Aigoual, mais je ne compte plus les semaines passées dans les montagnes suisses, en groupes d’une vingtaine de jeunes chercheurs, attelés à la compréhension de telle ou telle nouveauté mathématique. Tout cela dans une atmosphère simple, décontractée et amicale où l’idée même de compétition était exclue.

Son influence au niveau international est considérable : on ne compte plus ses étudiants, les étudiants de ses étudiants, etc. Vaughan Jones, l’un de ses anciens élèves, a reçu la médaille Fields en 1990. On peut dire d’André, comme on a dit de Monge, qu’« il ne se contentait pas de faire des découvertes, il faisait aussi des élèves, ce qui vaut quelquefois mieux ».

Pierre Varignon, passerelle entre maths et physique

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Connaissez-vous le théorème de Varignon ? Les quatre milieux des côtés d’un quadrilatère quelconque forment toujours un parallélogramme. A-t-il vraiment fallu attendre le début du XVIIIe siècle pour démontrer un résultat aussi élémentaire, qu’on rencontre parfois aujourd’hui dans les manuels de mathématiques du collège ? Résultat simple, et pas très intéressant, il faut en convenir. C’est une espèce de malédiction : on attribue souvent à des mathématiciens des résultats qui n’illustrent en rien leur œuvre. Le théorème d’Arnold affirme même qu’aucun théorème portant un nom propre n’est dû à cette personne (et ce théorème s’applique d’ailleurs à lui-même).

Pierre Varignon est un mathématicien né en 1654 et mort en 1722. Un colloque, organisé du 17 au 19 janvier, à l’occasion du tricentenaire de sa mort, a permis de jeter un regard sur cette période passionnante de l’histoire des sciences. Il ne s’agit ni d’Isaac Newton (1642-1727) ni de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dont les œuvres ont été abondamment étudiées, mais d’un personnage secondaire qui a néanmoins joué un rôle important dans les mathématiques françaises.

Varignon fut tout à la fois un enseignant et un chercheur, servant aussi d’intermédiaire entre les grands penseurs de son époque. La polémique faisait rage : Newton et Leibniz revendiquaient l’un et l’autre le calcul différentiel, qu’ils présentaient de manière très différente. Varignon jouera un rôle de « traducteur » entre les deux variantes d’un même langage. Son ouvrage posthume Eclaircissemens sur l’analyse des infiniment petits, publié en 1725, permettra l’introduction de ce nouveau calcul différentiel en France, à l’origine d’une véritable révolution scientifique.

Prémisses du calcul des vecteurs

En mécanique, on lui doit des énoncés clairs sur la composition des forces, seulement entrevus auparavant par Léonard de Vinci et Galilée. Son livre Nouvelle Mécanique ou Statique, dont le projet fut donné en 1687, contient des planches admirables. On y voit des poids suspendus à des câbles dans toutes sortes de configurations et on décrit les conditions d’équilibre. Avec un peu d’imagination, on devine les prémisses du calcul des vecteurs, si importants aujourd’hui, aussi bien en mathématiques qu’en physique.

Varignon est peut-être le premier enseignant-chercheur professionnel en France. Il fut le premier professeur de mathématiques au collège Mazarin, en 1688, dans le palais qui hébergera bien plus tard l’Institut de France. Il y enseignera jusqu’à sa mort avec beaucoup d’intérêt. Son livre Elémens de mathématique, publié en 1731, reprend son enseignement et contient en particulier le théorème de Varignon.

Il était un vrai géomètre, comme en témoigne le commentaire d’un contemporain qui écrira qu’« il avoit toutes les peines du monde à dire son bréviaire, à cause de l’habitude qu’il avoit contractée des figures de mathématiques (…) et qu’il falloit même que ce qu’il lisoit, pour pouvoir le retenir, fût susceptible de figures ». La bibliothèque Mazarine de l’Institut héberge d’ailleurs, jusqu’au 15 avril, une exposition remarquable intitulée « Pierre Varignon (1654-1722). Pratique et transmission des mathématiques à l’aube des Lumières ». Une visite à ne pas manquer pour les amateurs de livres anciens, dans un cadre exceptionnel.

En 1694, il fut élu au Collège royal, devenu le Collège de France. Les nouveaux professeurs y prononcent leurs leçons inaugurales mais, à l’époque, on parlait de « harangue d’entrée ». Voici le titre de celle de Varignon (traduit du latin, bien sûr) : « Du secours mutuel que se procurent la mathématique et la physique : la physique est incertaine sans mathématique, la mathématique à peine utile sans physique ». Voilà un titre que les rédacteurs de programmes scolaires d’aujourd’hui pourraient méditer.

Coupe du monde 2022 : géométrie et vitesse du ballon du tournoi

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Lors du match France-Tunisie, au Qatar, le 30 novembre 2022.
Lors du match France-Tunisie, au Qatar, le 30 novembre 2022.  ALESSANDRO TARANTINO/AP

Des millions de téléspectateurs assistent aux matchs de la Coupe du monde 2022, mais combien ont vraiment regardé le ballon ? Il s’appelle Al Rihla, ce qui signifie « le voyage » en arabe. Les mathématiciens préfèrent évoquer un icosidodécaèdre… du grec ico pour « vingt », dodé pour « douze » et èdre pour « face ». Chaque Coupe est l’occasion d’une nouvelle géométrie. Au Mexique en 1970, le ballon s’appelait Telstar. Nous le connaissons tous avec ses panneaux de cuir blanc et noir.

J’ai demandé à des enfants de 6 à 12 ans de dessiner un ballon Telstar qui était face à eux. Ce n’est pas facile et certains dessins sont… imaginatifs. Les douze pièces noires sont des pentagones et les vingt pièces blanches sont des hexagones.

Depuis l’Antiquité grecque, on connaît cinq polyèdres réguliers, dont toutes les faces sont identiques : ils jouent un rôle important dans la philosophie de Platon, chacun étant associé à un « élément ». Celui qui est le plus « rond » est l’icosaèdre, avec ses vingt faces en forme de triangles équilatéraux. Pour le rendre encore plus rond, on tronque ses douze sommets, on gonfle l’ensemble, et l’on obtient… le Telstar.

Archimède, quant à lui, chercha des polyèdres semi-réguliers, dont les faces sont encore des polygones réguliers, mais pas nécessairement avec le même nombre de côtés. Il en dénombra treize, dont notre icosidodécaèdre, avec douze pentagones et vingt triangles. Les ingénieurs Adidas se sont contentés de recoudre chacun des pentagones avec un triangle pour obtenir Al Rihla. Au-delà de l’esthétique, ce sont les symétries de l’objet qui intéressent le mathématicien et l’on ne compte plus les apparitions de l’icosaèdre dans les mathématiques contemporaines.

Etude de la résistance

L’ingénieur a bien d’autres préoccupations que l’esthétique, même s’il ne doit pas l’oublier. Les symétries sont également importantes pour éviter que le ballon ne parte dans des directions incontrôlées. La physique du vol d’un ballon de foot est complexe et nécessite des études théoriques et expérimentales.

L’un des pionniers fut Gustave Eiffel, bien sûr plus intéressé par les débuts de l’aviation que par le football. Il commença par observer la chute de balles de diverses tailles depuis le deuxième étage de « sa » tour, avant de continuer ses recherches dans l’une des premières souffleries. En 1912, il découvre un phénomène auquel il ne croit pas de prime abord, que l’on appelle aujourd’hui la crise de traînée.

Lorsqu’une balle vole, l’air exerce une résistance qui tend à la ralentir. Il semble évident que cette force est d’autant plus faible que la vitesse est petite. Et pourtant, lorsqu’un ballon ralentit progressivement et qu’une certaine vitesse est atteinte, on observe soudainement une augmentation importante de la résistance. Cette vitesse critique dépend de la taille du ballon mais aussi de la rugosité de sa surface. Pour un ballon Telstar ou Al Rihla, elle est de l’ordre de 10 mètres par seconde. Quand un joueur frappe le ballon, sa vitesse initiale est souvent bien supérieure à cette valeur avant de diminuer progressivement.

Lorsque le ballon atteint la vitesse critique, la résistance augmente soudainement et la trajectoire semble se briser : un phénomène que les gardiens de but connaissent bien. Pour les ballons plus lisses, comme le Jabulani de la Coupe du monde en Afrique du Sud, la crise se passe vers 14 mètres par seconde : c’est l’une des raisons qui font que les joueurs n’ont pas du tout aimé ce ballon. Le gardien brésilien Julio César dira : « C’est terrible, horrible, on dirait un de ces ballons que l’on achète au supermarché. » Selon l’attaquant Robinho : « Le type qui a conçu ce ballon n’a certainement jamais joué au football. »

Que penseront les Bleus d’Al Rihla ? Leur avis l’emportera sur celui des physiciens.

Mathématiques : la leçon en une ligne du théoricien des nombres Don Zagier

Chaque année, le département de mathématiques de l’Ecole normale supérieure de Lyon organise un week-end pour ses étudiants. La recette est toujours la même : une quarantaine d’étudiants, une dizaine de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs lyonnais et un seul invité extérieur. L’invité est un mathématicien renommé, qui a souvent quarante ans de plus que les étudiants, avec la mission de présenter sa vision personnelle des mathématiques. Il s’agit de mettre en contact un chercheur accompli avec des futurs chercheurs qui ignorent presque tout de la vie mathématique.Lire aussi :  Article réservé à nos abonnés  Maryna Viazovska, mathématicienne ukrainienne, reçoit la médaille Fields

Le lieu est favorable à des rencontres informelles : le magnifique château de Goutelas, à 80 kilomètres de Lyon. Depuis vingt ans, les invités ont représenté la diversité des mathématiques : géométrie, combinatoire, théorie des nombres, analyse, etc. A l’arrivée, les étudiants sont souvent impressionnés par la réputation de l’invité, mais ils ne savent pas qu’il est lui-même inquiet face à sa propre responsabilité. Il a l’essentiel de sa carrière derrière lui et se trouve face à des jeunes qui ne l’ont pas encore commencée. Mais cette inquiétude réciproque ne dure pas longtemps, la magie opère, et on assiste souvent à des échanges d’une grande richesse.

Le dernier invité, du 7 au 9 octobre, était Don Zagier, 71 ans, théoricien des nombres, un brin excentrique. Il a la double nationalité américaine et allemande et parle couramment un bon nombre de langues (dont le français). Il enseigne actuellement à Bonn et à Trieste, après avoir été professeur au Collège de France. Les nombres et les formules de toutes sortes le fascinent, ce qui n’est pas si commun en mathématiques, contrairement à ce que le public pense en général. On lui doit des découvertes fondamentales, mais, de manière anecdotique, il a publié une preuve en une ligne du théorème des deux carrés de Fermat : un nombre premier différent de 2 est la somme de deux carrés de nombres entiers si et seulement si le reste de sa division par 4 est 1. Par exemple, le reste de la division de 41 par 4 est 1, et en effet 41 est la somme de 16 et de 25. Une preuve en une ligne ? Peut-être, mais une ligne probablement incompréhensible par beaucoup de lecteurs du Monde.

Une preuve en une ligne

Zagier a planté d’emblée le décor devant les étudiants avec une mauvaise foi assumée, en plaçant la théorie des nombres bien au-dessus de la géométrie et par conséquent, d’après lui, encore plus haut que la topologie. Beaucoup de ses prédécesseurs avaient émis des opinions radicalement différentes. Un thème central de ses conférences concernait ce qu’on appelle les « formes modulaires », inconnues des étudiants. Il a commencé par une boutade selon laquelle il y a cinq opérations en arithmétique : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division et… les formes modulaires !

Ses conférences consistaient en effet à montrer comment la théorie des nombres permet de jeter un regard neuf sur la théorie des nœuds. Un nœud est l’objet topologique qu’on imagine : une ficelle nouée dans l’espace. Zagier a rappelé ce que tous les professionnels savent : qu’un résultat mathématique est d’autant plus intéressant qu’il jette des ponts entre des théories qu’on pensait indépendantes. Les exposés n’étaient pas toujours faciles à suivre pour les étudiants, mais le point important est qu’ils ont vu un mathématicien à l’œuvre, avec sa passion, son histoire personnelle, ses anecdotes, sa vision et ses conjectures.Etienne Ghys :  Article réservé à nos abonnés  Dans les coulisses des médailles Fields, ambiance James Bond

Le samedi soir, Zagier a proposé un exercice aux étudiants. Le lendemain matin, il annonçait que cinq étudiants avaient trouvé la solution, par des voies différentes. Il avoua que lui-même avait cherché pendant trois ans avant de trouver une solution. Réjouissons-nous : la relève est assurée.

Dans les coulisses des médailles Fields, ambiance James Bond

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/07/10/dans-les-coulisses-des-medailles-fields-ambiance-james-bond_6134197_1650684.html?contributions

Le 5 juillet, l’Union mathématique internationale (UMI)a remis ses prix, dont les célèbres médailles Fields, attribuées à Hugo Duminil-Copin, June Huh, James Maynard et Maryna Viazovska. On qualifie souvent ces médailles de « Nobel des mathématiques », mais ce n’est pas une bonne comparaison. Pour commencer par un « détail », un lauréat du prix Nobel reçoit 10 000 000 de couronnes suédoises (plus de 900 000 euros), alors que la médaille Fields ne rapporte « que » 15 000 dollars canadiens (soit 11 000 euros).

Mais surtout, un lauréat de la médaille Fields doit avoir moins de 40 ans, ce qui est loin d’être le cas pour les Prix Nobel. D’autre part, même si la médaille reconnaît bien sûr des travaux remarquables, elle exprime également la conviction du jury que le lauréat aura des succès majeurs dans le futur. Il s’agit d’encourager un jeune mathématicien très prometteur à continuer un début de carrière exceptionnel : c’est donc aussi un pari sur l’avenir.

Le travail du comité de sélection n’est donc pas facile, d’autant plus qu’il y a d’autres contraintes. Les statuts officiels précisent qu’au plus quatre médailles peuvent être attribuées, une fois tous les quatre ans, et qu’elles doivent refléter la diversité des mathématiques : mission presque impossible.

Jadis, les mathématiciens travaillaient souvent seuls, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, et on peut s’en réjouir. Deux ou trois collaborateurs ne peuvent malheureusement pas partager une médaille pour des travaux communs. Quoi qu’il en soit, cette remise de prix est un événement traditionnel dans la communauté mathématique, qui attend avec impatience la révélation officielle des lauréats et ne se prive pas de faire des pronostics dans l’année qui précède.

Il y a un mois, un journaliste du Monde m’a demandé si j’avais des informations sur les lauréats. Je lui ai répondu que je n’en avais pas, mais que je m’en félicitais, car cela montrait que le comité de sélection travaillait de manière confidentielle. Je lui ai quand même envoyé quelques noms auxquels je pensais. Une semaine avant l’annonce, le journaliste connaissait les noms des lauréats qu’il avait obtenus, sous embargo, mais il ne pouvait pas les dévoiler. Mes pronostics se sont révélés corrects…

Un travail confidentiel

Je ne sais absolument rien sur les débats qui ont eu lieu et qui ont conduit à ce choix, mais je peux décrire le fonctionnement de ce comité, puisque j’en ai fait partie, il y a huit ans. Sans le moindre doute, il s’agit du travail de sélection de lauréats le plus approfondi auquel j’ai eu l’occasion de participer. Le comité comprenait douze membres, nés dans onze pays différents. Le président est le président de l’UMI, mais les noms des onze autres membres sont gardés secrets jusqu’à l’annonce officielle des lauréats.

Lorsqu’on est invité à participer à ce comité, trois ans auparavant, on reçoit des instructions très strictes, un peu comme James Bond pour une mission des services secrets ! Aucune information n’est transmise sur les débats qui ont eu lieu pour les médailles précédentes. Ensuite, commencent des échanges d’opinions par mail (sur des serveurs sécurisés), quelques visioconférences et deux réunions en présence (à Zurich et à New York, dans des endroits discrets). Lors de la dernière réunion, il nous restait une liste courte de douze noms qu’il fallait donc réduire à quatre. Chacun d’entre nous était chargé de faire une présentation orale d’un des mathématiciens encore en lice. Ensuite, il a fallu discuter, chercher le consensus et voter, pour aboutir à un résultat très satisfaisant.

Les lauréats de cette année savent qu’ils ont été sélectionnés à la suite d’un processus long et rigoureux. Ils peuvent être fiers.

Les mathématiques et la guerre, toute une histoire

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/05/25/les-mathematiques-et-la-guerre-toute-une-histoire_6127648_1650684.html

On présente souvent Archimède comme le premier grand savant à avoir utilisé ses connaissances scientifiques pour construire des machines de guerre. Lors du siège de Syracuse en 212 avant J.-C., on raconte qu’il construisit des miroirs paraboliques géants pour enflammer les voiles ennemies en concentrant les rayons du Soleil. Même si l’anecdote n’est certainement pas vraie, elle illustre l’une des premières utilisations de la science dans la guerre.

Pourtant, Archimède était aussi un mathématicien « pur » auquel nous devons des traités de géométrie qui ont marqué l’histoire des sciences. Lorsqu’un légionnaire romain vint le perturber alors qu’il dessinait une figure géométrique dans le sable, il répondit : « Ne perturbe pas mes cercles », et le soldat le tua d’un coup de glaive.

Bien plus tard, pendant la seconde guerre mondiale, le projet Manhattan aux Etats-Unis réunit dans le plus grand secret un nombre considérable d’ingénieurs, de physiciens et de mathématiciens dans le but de construire les premières bombes atomiques, autrement plus puissantes que les miroirs d’Archimède. Les 6 et 9 août 1945, les bombes feront plus de 100 000 morts à Hiroshima et à Nagasaki. Le monde entier prenait pleinement conscience du rôle déterminant de la communauté scientifique dans la guerre.

A la fin de la première guerre mondiale, à l’image de la Société des nations, beaucoup de disciplines scientifiques créent des unions internationales. L’Union mathématique internationale (IMU) est par exemple fondée en 1920 et organise tous les quatre ans un congrès international très prestigieux qui fait le point sur les progrès des mathématiques : en quelque sorte les Jeux olympiques des mathématiques.

Pas de paisible entente

Il ne faudrait pas croire cependant à une paisible entente entre tous les mathématiciens du monde, ignorant les guerres et les conflits politiques. Par exemple, lors de la fondation de l’IMU, les mathématiciens allemands n’étaient pas conviés, et pour bien marquer la victoire, la cérémonie d’ouverture s’est déroulée à Strasbourg, de nouveau française depuis peu. Les congrès ont été annulés pendant la seconde guerre mondiale et très perturbés pendant la guerre froide.

A Cambridge (Etats-Unis), en 1950, aucun délégué soviétique ni aucun de l’Europe de l’Est communiste n’y participent, alors que plusieurs avaient été invités. L’Académie des sciences soviétique avait prétendu que les mathématiciens soviétiques avaient trop de travail pour voyager. Les Etats-Unis avaient refusé dans un premier temps le visa d’entrée pour le Français Laurent Schwartz, communiste, qui venait chercher sa médaille Fields. En 1966, Alexandre Grothendieck refuse d’aller chercher sa médaille à Moscou. Le congrès qui devait se dérouler à Varsovie en 1982 fut reporté et s’est tenu l’année suivante. L’histoire de cette union mathématique internationale est en effet bien chaotique.

Il y a quatre ans, Saint-Pétersbourg a gagné la compétition contre Paris pour l’organisation du congrès en août 2022. Fallait-il se rebeller contre ce choix ? Certains l’ont fait à l’époque et ont proposé le boycott. Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, tous les mathématiciens se sont demandé si le congrès de Saint-Pétersbourg serait confirmé, annulé ou reporté ? Déjà, un certain nombre de conférenciers invités avant la guerre avaient décliné l’invitation pour des raisons politiques.

La solution proposée par l’IMU est surprenante : le congrès aura bien lieu, mais en mode virtuel, par visioconférence, ce qui n’est pas facile en pratique à cause du décalage horaire. Mais les intervenants pourront enregistrer leur conférence à l’avance s’ils le souhaitent. En profiteront-ils pour dénoncer la guerre ?

Le prix Abel récompense Dennis Sullivan, mathématicien charismatique

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/03/23/le-prix-abel-recompense-dennis-sullivan-mathematicien-charismatique_6118837_1650684.html

Le prix Abel de mathématiques a été attribué, mercredi 23 mars, à l’Américain Dennis Sullivan, 81 ans, « pour ses contributions révolutionnaires à la topologie dans son sens le plus large, et en particulier dans ses aspects algébriques, géométriques et dynamiques », a annoncé l’Académie norvégienne des sciences et des lettres. Alors que la médaille Fields est attribuée à un mathématicien de moins de 40 ans, le prix Abel est plus proche du prix Nobel (inexistant en mathématiques) et récompense l’ensemble d’une carrière.

Vers la fin du XVIIe siècle, Leibniz rêvait de manipuler des formes, à la manière des symboles abstraits de l’algèbre. Il donna le nom d’analysis situs à cette théorie, qu’il ne pourra pas développer et qui ne sera solidement mise en place qu’à la fin du XIXe siècle, par Henri Poincaré. Dans cette théorie, qu’on appelle aujourd’hui topologie, on considère que la surface d’une sphère est équivalente à celle d’un cube, car on peut déformer l’une en l’autre, si on les imagine fabriqués en caoutchouc. En revanche, la sphère n’est pas équivalente à une chambre à air. On étudie des courbes, des surfaces et plus généralement des « variétés » bien plus compliquées, dans des dimensions quelconques. Parmi les contributions majeures de Sullivan, on peut citer sa théorie de l’homotopie rationnelle, qui permet de comprendre la structure topologique des variétés en leur associant des objets de nature algébrique, qu’on peut en principe calculer, réalisant en quelque sorte le rêve de Leibniz.

Passerelles insoupçonnées

Sullivan passe sans effort d’un chapitre des mathématiques à l’autre et découvre des passerelles insoupçonnées qui le conduisent à des points de vue entièrement nouveaux. Il établit par exemple un « dictionnaire » entre deux théories qu’on croyait indépendantes (les groupes kleiniens et la dynamique holomorphe). Il lui suffit alors de traduire un théorème de l’une pour obtenir la solution d’un problème important dans l’autre, qui résistait pourtant depuis près de soixante-dix ans (le théorème du domaine non errant). Il n’est ni géomètre, ni topologue, ni algébriste, ni analyste : il est un peu tout cela à la fois. Très peu de mathématiciens ont un sens aussi aigu de la profonde unité des mathématiques. Depuis quelques années, il essaye d’exporter ses idées topologiques dans un problème majeur de dynamique des fluides. Les experts ne sont pas (encore) convaincus, mais cela conduira peut-être à un succès retentissant.

C’est aussi par son charisme exceptionnel que Sullivan est remarquable. Il a été pendant de nombreuses années une plaque tournante dans la communauté mathématique. Toujours entouré de chercheurs très divers, en particulier très jeunes, il a une incroyable capacité d’écoute, de partage, de motivation et d’encouragement. Il est à l’opposé de l’image d’Epinal du mathématicien solitaire. Lorsqu’il était professeur à l’IHES, à Bures-sur-Yvette (Essonne), il fallait le voir à l’heure du thé mettre en contact des mathématiciens de tous bords et de tous âges qui ne se connaissaient pas, en toute simplicité. Son séminaire à New York est très fréquenté et n’a rien à voir avec un exposé traditionnel : les questions fusent de toutes parts et le conférencier doit être préparé à parler pendant de nombreuses heures, jusqu’à l’épuisement général. Il est l’un des premiers à avoir enregistré ces séminaires sur des cassettes vidéo VHS, dès le début des années 1980. Ce sont aujourd’hui des collectors.

Un jour, j’étais assis à côté de lui pendant une conférence où je ne comprenais pas un traître mot de ce que disait le conférencier. Alors que je lui demandais si c’était son cas, il me répondit : « Je ne comprends pas les paroles, mais j’écoute la musique mathématique ! »

Le « jeu de la vie », imitation féconde

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/02/16/le-jeu-de-la-vie-imitation-feconde_6113863_1650684.html

La chaîne Arte.tv a mis en ligne dix vidéos de dix minutes chacune, proposant dix « voyages au pays des maths », réalisées par Denis van Waerebeke. Certes, elles ne font pas partie du programme en direct, mais elles resteront disponibles jusqu’à fin 2026, ce qui est encore mieux. Dix voyages très réussis, à la fois esthétiquement et conceptuellement. En dix minutes, « on y rencontre des paysages épiques, des idées vertigineuses, et même parfois des choses utiles », comme expliqué dans le préambule.

Les vidéos valent toutes le détour mais voici un teaser pour l’une d’entre elles, intitulée « Le jeu de la vie ». La question de savoir si un virus est vivant est un peu artificielle tant qu’on ne donne pas de définition du mot « vivant ». Sans définitions claires, il ne peut y avoir de science. En 1940, John von Neumann propose une définition toute théorique. Il faut d’abord qu’un être vivant puisse se reproduire. Mais cela ne suffit pas car on peut facilement imaginer un robot possédant son propre plan de montage qui se déplace autour de lui à la recherche des pièces nécessaires à sa réplication. Il peut alors fabriquer une copie de lui-même. Pourtant, personne ne qualifierait de vivant un tel robot.

Un être vivant doit faire autre chose que se reproduire : Neumann demande qu’il puisse simuler une machine de Turing, autrement dit qu’il puisse faire ce que font nos ordinateurs. Voilà une définition bien abstraite de la vie ! En 1944, le physicien Erwin Schrödinger, l’un des pères fondateurs de la physique quantique, publie un ouvrage intitulé Qu’est-ce que la vie ? Aujourd’hui, ce livre est obsolète car on ne connaissait pas à l’époque la structure et le fonctionnement de l’ADN. Mais il contenait l’idée essentielle qu’une cellule vivante doit contenir une sorte de code reproductible.

Créer des formes à l’infini

Vers 1968, le mathématicien John Conway inventa un jeu très simple qui tentait d’imiter la vie. Sur un plateau (infini) divisé en cases, comme un immense damier, on dépose quelques jetons qui dessinent une certaine forme. La règle du jeu est alors la suivante. Pour chaque jeton, on compte le nombre de jetons qui lui sont contigus. Si ce nombre est 2 ou 3, on le laisse en place. Dans le cas contraire on le retire du plateau. Sur chaque case vide entourée par exactement trois jetons, on dépose un nouveau jeton. La forme initiale devient alors une nouvelle forme, et on recommence l’opération… On voit ainsi une succession de formes. Au début, Conway travaillait avec de vrais jetons sur un plateau de go, mais très vite les ordinateurs ont permis de simplifier le travail. A force d’essais, il a découvert un certain nombre de configurations qui semblaient osciller en revenant périodiquement à leur position initiale.

En 1970, il proposa une récompense de 50 dollars à celui ou celle qui découvrirait une configuration dont la taille tendrait vers l’infini lors de son développement. Il dut tenir sa promesse car on trouva une forme de « canon » qui envoie régulièrement des « boulets ». Par la suite, il y eut un véritable engouement pour ce jeu parce qu’il est très facile à programmer sur un ordinateur et que tout le monde peut y jouer. Téléchargez l’application gratuite Golly pour vous amuser. En 1982, Conway démontra qu’il s’agit en effet de « vie », selon la définition de Neumann. Aujourd’hui, les progrès sont incroyables. Certaines configurations sont constituées d’une « membrane » qui contient un filament d’« ADN ». Ces « êtres vivants » virtuels et abstraits peuvent avoir une reproduction « sexuée » dans laquelle les filaments se mélangent. Ils peuvent muter et évoluer, comme dans la vraie vie. Vous trouverez neuf autres voyages mathématiques sur Arte.tv.

L’éclipse malheureuse de la cosmographie

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/12/21/l-eclipse-malheureuse-de-la-cosmographie_6106872_1650684.html

Ce mardi 21 décembre aura lieu le solstice d’hiver dans l’hémisphère Nord. A midi, la hauteur du Soleil au-dessus de l’horizon sera la plus petite de toute l’année. Dans les jours qui suivront, le Soleil montera à peine plus haut dans le ciel et ceci explique l’origine du mot : sol (pour « Soleil ») et sistere (pour « arrêter »). Ce sera également le jour le plus court de l’année. Les jours suivants s’allongeront très lentement, ce dont nous avons bien besoin dans la période sombre que nous vivons actuellement. Mais cet allongement de la journée ne se fait pas de façon symétrique entre lever et coucher : le Soleil se couchait déjà de plus en plus tard depuis le 18 décembre et il continuera à se lever de plus en plus tard jusqu’au 6 janvier.

Dans l’espace, la Terre tourne sur elle-même en une journée comme une toupie, autour d’un axe qui passe par ses pôles, axe qui n’est pas tout à fait perpendiculaire au plan de l’orbite terrestre autour du Soleil et qui pointe vers l’étoile Polaire. Notre solstice d’hiver se produit lorsque la direction de cet axe est la plus voisine de la direction du Soleil.

Beaucoup pensent encore que l’hiver correspond à la période de l’année où nous sommes le plus éloignés du Soleil, mais c’est bien sûr absurde : lorsque l’hémisphère Nord est en hiver, l’hémisphère Sud est en été. Au contraire, la Terre sera au plus proche du Soleil le 4 janvier. S’il fait plus froid en France en décembre qu’en juin, c’est parce que la lumière du Soleil nous frappe de manière plus rasante. Sous nos latitudes, nous ne recevons pendant l’hiver qu’environ 40 % de l’énergie solaire reçue en plein été.

Comprendre sa place dans l’Univers

Tout cela est bien connu depuis longtemps, mais il semble hélas que bon nombre de nos concitoyens l’ignorent. Y aurait-il une régression dans les connaissances scientifiques du public, même aussi élémentaires ? Depuis le début du XIXe siècle, les programmes de mathématiques au lycée comprenaient une partie appelée « cosmographie ». Il s’agissait de décrire les principales caractéristiques du Système solaire : les saisons, les éclipses, le Soleil et les planètes, les comètes, etc. Un mathématicien célèbre, maintenant décédé, m’expliquait que lorsqu’il avait passé l’épreuve orale de l’agrégation de mathématiques en 1948, le jury lui avait demandé de présenter la théorie des phases de la Lune, ce qui mettrait en grande difficulté plus d’un candidat aujourd’hui.

Les professeurs de mathématiques n’aimaient pas cet enseignement qu’ils considéraient comme ne relevant pas de leur discipline. Il s’agissait pourtant de leçons de géométrie dans l’espace – au sens propre – qui permettaient aux élèves de mieux comprendre leur place dans l’Univers. Mais l’arrivée des « mathématiques modernes », qui mettaient l’accent sur l’abstraction et rejetaient tout lien avec les sciences de la nature, a mis fin à l’enseignement de la cosmographie dès 1968, sans que personne ne s’en émeuve. Il faut dire, pour justifier l’abandon de ces sujets dans les leçons de mathématiques, que l’astronomie s’est progressivement transformée en astrophysique, qui relève davantage de la physique.

Aujourd’hui, les programmes scolaires de géométrie ignorent l’astronomie. Quel dommage de déconnecter ainsi les mathématiques et la nature ! Galilée n’a-t-il pas affirmé que la nature est écrite en langage mathématique ? Quel dommage d’oublier l’étymologie du mot « géométrie », qui nous rappelle qu’il s’agissait avant tout de mesurer la Terre. Espérons que les deux heures d’enseignement scientifique, qui font désormais partie du tronc commun de la filière générale du lycée, permettront aux élèves de lever (prudemment !) les yeux vers le Soleil et de comprendre son mouvement apparent dans le ciel.

Le mathématicien Jacques Tits est mort

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/12/08/le-mathematicien-jacques-tits-est-mort_6105202_3382.html


Professeur au Collège de France, où il a occupé de 1973 à 1999 la chaire Théorie des groupes, il avait reçu le prestigieux prix Abel en 2008. Il est décédé le 5 décembre, à l’âge de 91 ans.


L’œuvre immense du mathématicien Jacques Tits, mort le 5 décembre, à Paris, à l’âge de 91 ans, a profondément transformé la géométrie au XXe siècle. Né le 12 août 1930 à Uccle (Belgique), cet enfant prodige soutient un doctorat à Bruxelles à l’âge de 20 ans. Après un passage en Allemagne, il a effectué l’essentiel de sa carrière au Collège de France, où il a occupé la chaire Théorie des groupes de 1973 à 1999. Parmi les nombreux prix qu’il a reçus, on peut citer le prix Wolf, en 1993, et le prix Abel, en 2008.


Le concept de groupes est central dans les mathématiques contemporaines. Henri Poincaré n’a-t-il pas affirmé que « les mathématiques ne sont qu’une histoire de groupes » ? Voici comment Jacques Tits décrivait son thème de recherche dans l’introduction de la notice présentant ses travaux à l’Académie des sciences : « La théorie des groupes peut être sommairement définie comme une théorie de la symétrie, de l’indiscernabilité et de l’homogénéité ; le lien entre ces notions est clair : un objet possède une certaine symétrie si des angles de vue différents en donnent des images indiscernables, un milieu est homogène si ses points sont indiscernables. L’idée apparaît déjà dans la mathématique grecque où lesfigures à haut degré de symétrie jouent un rôle essentiel. »

Il a géométrisé l’algèbre


Tits a en effet consacré sa vie scientifique à une longue réflexion autour des symétries dans un sens très général. Les groupes sont apparus en science au début du XIXe siècle grâce à l’imagination d’Evariste Galois. Il s’agissait alors d’idées purement algébriques : on manipulait des équations et on en cherchait les symétries. Vers la fin du siècle, Felix Klein publie son « programme d’Erlangen », qui affirme que l’étude de la géométrie revient à celle des groupes. La géométrie se retrouvait ainsi inféodée à l’algèbre. Jacques Tits fonctionne dans l’autre sens : il a géométrisé l’algèbre.


Pour réaliser son programme, il a inventé ce qu’on appelle aujourd’hui les « immeubles de Tits », qui sont des objets géométriques qui incarnent les groupes algébriques. Il faut dire que les mathématiciens emploient souvent des mots qui n’ont que très peu de rapports avec le sens qu’on leur donne dans le langage courant, ce qui contribue souvent au fait qu’on ne les comprend pas. Ces immeubles de Tits ont des appartements, des chambres et des murs, mais l’analogie s’arrête là, car une chambre peut être située à la fois dans deux appartements différents.


A vrai dire, la terminologie initialement proposée par Tits était de très mauvais goût : il y avait des cimetières, des ossuaires et des squelettes ! Et pourtant ses immeubles sont concrets, constitués de segments, de triangles ou de tétraèdres assemblés entre eux, à la manière des polyèdres de Platon. À l’occasion d’un colloque en son honneur, en 2000, il expliquait qu’il préférait les mathématiques « palpables », ce qui pourrait surprendre un néophyte qui se risquerait à lire un de ses articles. En caricaturant à l’extrême, on peut en effet dire que l’algèbre est le domaine de l’abstraction alors que la géométrie s’occupe d’objets plus manipulables. Les géomètres et les algébristes ont des approches très différentes de l’activité mathématique. Jacques Tits était avant tout un géomètre. Lui qui était toujours blagueur et de bonne humeur m’avait affublé d’un regard noir un jour où j’avais osé laisser entendre qu’il était aussi un algébriste.


Tits accordait une grande importance à son rôle de rédacteur en chef des Publications mathématiques de l’Institut des hautes études scientifiques, qu’il a tenu pendant vingt ans. Lors de la relecture des épreuves d’un de mes articles qui devait paraître dans ce journal, je constatai à ma grande surprise qu’une lettre « i » à l’intérieur d’un mot avait été imprimée à l’envers, avec le point en dessous plutôt qu’au-dessus. Alors que je m’en étonnais auprès de Tits, il me répondit avec un large sourire que cette revue était encore imprimée à l’ancienne, sur une Linotype, avec des caractères de plomb, et il arrivait qu’un caractère se retourne. Il m’a alors montré qu’en fermant les yeux et en caressant le papier, on pouvait ressentir le contenu mathématique. Les mathématiques de Tits étaient vraiment palpables.

Etienne Ghys (secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, directeur de recherche (CNRS) à l’ENS Lyon)

Bons en maths : gare aux stéréotypes de genre à l’école primaire

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/11/03/bons-en-maths-gare-aux-stereotypes-de-genre-a-l-ecole-primaire_6100739_1650684.html

Depuis 2018, tous les élèves de l’école élémentaire sont évalués trois fois : en septembre à leur entrée en CP, fin janvier en milieu d’année scolaire, et en septembre à leur entrée en CE1. Il s’agit d’évaluations standardisées et relativement courtes, en français et en mathématiques, identiques dans toutes les écoles de France. On dispose donc d’informations précises sur les compétences de 700 000 enfants.

Une note récente du conseil scientifique de l’éducation nationale, intitulée « Qu’apprend-on des évaluations de CP-CE1 », tire quelques conclusions de cette masse de données. Certaines ne surprendront pas les professeurs des écoles. Par exemple, dans une même classe, les enfants nés en janvier réussissent significativement mieux que ceux qui sont nés en décembre de la même année. Il fallait s’y attendre : quand on a six ans, un an de plus ou de moins, c’est une énorme différence. Il va de soi que les professeurs le savent et en tiennent compte. Une autre observation, hélas évidente, est que les écoles situées dans des zones défavorisées ont des résultats inférieurs. Pour se rassurer sur le rôle de l’école, on vérifie heureusement qu’à la rentrée en CE1 ce déficit s’est en partie résorbé, même s’il subsiste.

Une constatation surprenante est la rapidité extrême avec laquelle une différence se met en place entre les garçons et les filles en matière de mathématiques. Les chiffres sont vraiment alarmants. À l’entrée en CP, les garçons et les filles ont exactement les mêmes compétences en mathématiques. A peine cinq mois plus tard, les garçons ont des résultats nettement meilleurs, et un an plus tard, à l’entrée en CE1, l’écart s’est encore creusé. Cela ne dépend ni du type d’école, ni de la position sociale, ni de l’âge des élèves.

Voir au-delà du calcul

Comment comprendre ce phénomène désolant ? Dans de nombreux pays, ce sont pourtant les filles qui ont de meilleurs résultats. Les enquêtes internationales montrent que beaucoup de pays ont réussi à combler ces différences en mathématiques entre les sexes. Il va falloir débusquer les stéréotypes de genre qui se cachent à l’école et dans notre société. Inconsciemment, beaucoup d’entre nous pensent que les mathématiques sont plus masculines que féminines. Nous ne nous comportons pas de la même manière face à une petite fille et à un petit garçon lorsqu’il s’agit de mathématiques. Il faut aussi prendre garde au fait que ces évaluations mathématiques ne concernent essentiellement que les nombres. Les mathématiques, en particulier à l’école, vont pourtant bien au-delà du calcul : il y a aussi les rudiments de logique ou la manipulation des formes, qui ne font pas partie des évaluations et pour lesquelles il ne faudrait pas tirer de conclusions hâtives.

En français, à l’entrée en CP, il existe un avantage pour les filles qui se réduit en janvier, pour réapparaître de manière plus faible en CE1

Étonnamment, ce phénomène ne se produit pas en français, ou plus précisément dans les compétences en langage. A l’entrée en CP, il existe un avantage pour les filles qui se réduit en janvier, pour réapparaître de manière plus faible en CE1. Voilà d’autres stéréotypes de genre qu’il faut déconstruire.

Le but principal de ces évaluations à l’école élémentaire n’est pas seulement de déterminer un état des lieux des compétences des enfants au niveau national : un simple sondage suffirait. Il s’agit avant tout de proposer aux enseignants un outil qui leur permet de mesurer le plus objectivement possible les progrès de chacun de leurs élèves, et de détecter à temps des difficultés qui peuvent se présenter dans leur apprentissage. Pour l’instant, seule une petite moitié des professeurs des écoles déclarent que ces évaluations leur ont permis de déceler des problèmes chez leurs élèves. On ne sera pas surpris de leur méfiance face à ces évaluations nationales un peu trop normatives : qui connaît mieux les élèves que les maîtres et les maîtresses ?

Des maths dans votre passe sanitaire

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/09/15/des-maths-dans-votre-passe-sanitaire_6094702_1650684.html

Les QR codes sont gorgés de mathématiques. Le passe sanitaire est constitué de 7 225 petits carrés blancs ou noirs, rangés en 85 lignes et 85 colonnes, qui permettent d’encoder le statut vaccinal, ou le résultat d’un test, ou le certificat de rétablissement. Cela pose quelques problèmes mathématiques et informatiques très intéressants.

Le premier problème est géométrique. Le lecteur optique qui scanne le QR code voit le carré en perspective, sous la forme d’un quadrilatère quelconque. Il faut donc redresser la perspective : c’est assez facile. Il faut aussi reconnaître le haut et le bas, la droite et la gauche. Là aussi c’est assez facile car trois des quatre coins sont ornés par de petits carrés 7 × 7 facilement reconnaissables. Parfois, le QR code est présenté sur une feuille qui a été pliée ou froissée et les lignes et les colonnes ne sont pas droites : il faut les rectifier. Treize carrés 5 × 5, également reconnaissables, sont répartis dans le grand carré pour aider le logiciel à remettre tout cela d’aplomb.

Détectable bien qu’illisible

Le second problème vient du fait que le lecteur peut se tromper car certains petits carrés peuvent être endommagés. Il faut utiliser des codes correcteurs d’erreurs qui produisent des messages volontairement redondants, pour être sûr de récupérer ce dont on a besoin. Les pilotes d’avion le savent depuis longtemps en énonçant « Papa, Tango, Charlie » au lieu de « PTC ». Les QR codes utilisent une méthode plus élaborée, inventée par Irving Reed et Gustave Solomon en 1960 et fondée sur des théorèmes profonds d’arithmétique. Le résultat est remarquable puisque la lecture peut se faire correctement même si 30 % des petits carrés sont illisibles. Essayez de faire une tâche d’encre (pas trop grosse) au milieu de votre passe sanitaire et vous verrez qu’il est encore valable.

Enfin, il faut pouvoir garantir l’authenticité du document. Là encore, on utilise des méthodes mathématiques et informatiques très subtiles. Tout le monde peut lire le contenu du certificat (à condition de connaître un peu d’informatique) mais il est accompagné d’une « signature digitale », cryptée et infalsifiable, produite à partir du contenu du message en utilisant un code secret asymétrique. L’idée est que certaines opérations sont faciles à faire et presque impossibles à défaire.

Ne dit-on pas qu’il est plus facile de faire sortir le dentifrice du tube que de l’y faire entrer ? Le tube en question est encore mathématique, fondé sur de l’arithmétique du XIXe siècle, grandement améliorée par des informaticiens du XXe. Grâce à ces méthodes, l’application TousAntiCovid Verif peut garantir l’authenticité : on peut vérifier une signature qu’un faussaire n’aurait pas pu produire.

Possibles malversations

Tout n’est pas parfait pour autant et les malversations sont possibles. Des codes d’accès aux serveurs de l’Assurance-maladie peuvent être dérobés, ou un soignant malhonnête pourrait faire un faux certificat de vaccination. D’autre part, TousAntiCovid Verif ne garantit que la validité du passe, et ne donne pas d’autres informations que le nom et la date de naissance. Le QR code contient néanmoins d’autres données, comme la date de vaccination, le type de vaccin, etc., destinées aux passages de frontières et qui ne devraient pas être accessibles à tous. Même si ce n’est pas légal, de nombreux sites Internet permettent pourtant de lire et de stocker le contenu complet des passes sanitaires.

Deux siècles de mathématiques se sont écoulés depuis que les travaux pionniers de Carl Friedrich Gauss ou Evariste Galois ont permis l’émergence de la cryptographie moderne. Ils auraient été les premiers surpris de voir qu’ils sont à l’origine de ces petits carrés noirs et blancs. La science prend son temps et réserve des surprises.

Le Soleil est une sorte de gigantesque flipper à photons

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/06/16/le-soleil-est-une-sorte-de-gigantesque-flipper-a-photons_6084325_1650684.html

Les grands prix des fondations de l’Institut de France ont été remis le 2 juin à douze lauréats : écrivains, artistes, ou scientifiques. Josselin Garnier, professeur de mathématiques à l’Ecole polytechnique, a remporté le prix de la Fondation Simone et Cino Del Duca sur le thème « Phénomènes de diffusion : théorie mathématique et applications ». Cette distinction permettra à son équipe d’étudier la propagation des ondes dans des milieux aléatoires. Les phénomènes ondulatoires sont omniprésents : le son, la lumière, les ondes radio, la houle dans les océans, les tsunamis, une corde de guitare, les tremblements de terre, sans oublier les fameuses vagues successives apportées par la pandémie. Les mathématiciens comme les physiciens s’y intéressent au moins depuis le XVIIe siècle. Aujourd’hui, notre compréhension des ondes s’est considérablement enrichie mais il reste encore beaucoup à faire.

Lors de la remise des prix, Josselin Garnier a donné un exemple pour illustrer son propos. La vitesse de la lumière dans le vide est de 300 000 kilomètres par seconde et la distance entre le Soleil et la Terre est de 150 millions de kilomètres, si bien que la lumière met environ huit minutes pour venir jusqu’à nous. Mais bien entendu, cette lumière est créée quelque part à l’intérieur du Soleil et il faut d’abord que les photons qui portent la lumière trouvent un chemin qui les mène à la surface. Cette recherche de la « sortie » nécessite quant à elle quelques dizaines… de milliers d’années.

Enchaînement frénétique

L’intérieur du Soleil est un plasma incroyablement dense et chaud. Des noyaux d’hydrogène fusionnent en permanence pour former de l’hélium. Des photons sont absorbés et d’autres sont créés et repartent dans une direction aléatoire. C’est cet enchaînement frénétique d’absorptions et d’émissions qui met quelques dizaines de milliers d’années pour produire un photon à la surface, qui peut alors s’échapper et arriver chez nous huit minutes plus tard. On peut penser à la bille d’un flipper gigantesque qui percute toutes sortes de bumpers avant de finir par sortir du plateau. On peut aussi penser à la marche d’un ivrogne qui fait des pas dans des directions aléatoires. Dans ces conditions, il faut bien sûr beaucoup de temps pour trouver la sortie. De grands progrès ont été réalisés ces dernières années dans la théorie de la diffusion des ondes dans les milieux aléatoires, à la frontière entre la théorie des probabilités et l’analyse mathématique.

En 1946, le physicien Léon Brillouin affirmait que « toutes les ondes ont des comportements analogues ». Des idées et des méthodes communes s’appliquent en effet à des ondes de natures très différentes et constituent aujourd’hui un chapitre important de la physique mathématique. Josselin Garnier s’intéresse principalement à la propagation des ondes sismiques, pour mieux décrire la structure interne de la Terre. La première difficulté provient du fait que l’intérieur du globe n’est pas homogène et contient des irrégularités réparties de manière aléatoire : les ondes ont donc tendance à se comporter un peu comme la lumière dans le Soleil. C’est surtout l’existence de la croûte terrestre qui complique le problème, car les ondes de volume, qui traversent la Terre, interagissent avec les ondes de surface.

Les recherches du lauréat se concentreront donc sur la propagation des ondes à l’intérieur d’un corps hétérogène et limité par une surface. Nul doute que, selon l’adage de Léon Brillouin, les progrès réalisés pour les ondes sismiques permettront de mieux comprendre la propagation des ondes dans des tissus biologiques, comme par exemple dans un corps humain, lui aussi irrégulier et possédant également une surface. De belles applications concrètes en perspective.

Pour appréhender les risques d’un vaccin, écoutons les psychologues

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/04/26/vaccins-pour-apprehender-les-facteurs-de-risque-il-faut-ecouter-les-medecins-et-les-mathematiciens-mais-aussi-les-psychologues_6078055_1650684.html

Comment comprendre la méfiance de la population à l’encontre du vaccin d’AstraZeneca ? D’un côté, un Français sur 700 est mort du Covid-19 depuis un an. De l’autre, un cas de thrombose pour 100 000 éliminer. Le calcul des probabilités ne suffira pas. Une application pour smartphone, intitulée Risk Navigator, évalue les risques encourus dans des activités usuelles. L’unité de mesure est le « micromort » : une probabilité de 1 sur 1 million de mourir. Ainsi, 1 000 km en voiture coûtent 3 micromorts. Mais les humains ne perçoivent presque jamais les risques en termes de chi#res ou de micromorts. Nous ne sommes heureusement pas des machines à calculer. Nos comportements sont souvent irrationnels, et c’est tant mieux. vaccinations. La balance semble claire : le risque de thrombose est 140 fois inférieur à celui du Covid-19. Et, pourtant, la méfiance s’est installée et sera difficile à éliminer. Le calcul des probabilités ne suffira pas. Une application pour smartphone, intitulée Risk Navigator, évalue les risques

encourus dans des activités usuelles. L’unité de mesure est le « micromort » : une probabilité de 1 sur 1 million de mourir. Ainsi, 1 000 km en voiture coûtent 3 micromorts. Mais les humains ne perçoivent presque jamais les risques en termes de chi#res ou de micromorts. Nous ne sommes heureusement pas des machines à calculer. Nos comportements sont souvent irrationnels, et c’est tant mieux.

Le débat n’est pas nouveau. L’inoculation contre la variole − la transmission volontaire d’une forme atténuée de la maladie – date du XVIII siècle en Europe. Un enfant inoculé avait une « chance » sur 200 de mourir dans le mois qui suivait, mais, s’il survivait, il ne serait pas contaminé pendant toute sa vie, à une époque où 1/8 de la population mourait de la variole. Comment comparer ces fractions 1/200 et 1/8 ? Sont-elles de même nature ? Est-il légitime de risquer de faire mourir quelqu’un pour le protéger d’une maladie qu’il pourrait ne jamais attraper ? Le mathématicien suisse Daniel Bernoulli publia en 1766 un travail remarquable dans lequel il comparait deux populations, selon qu’elles utilisaient l’inoculation ou pas. Grâce aux données statistiques dont il disposait, il montra que, en inoculant tout le monde, certes 1/200 des enfants décédaient rapidement, mais que l’espérance de vie augmentait de trois ans. Il en conclut qu’il fallait inoculer.

La discussion qui a suivi fut passionnante dans ce siècle des Lumières où l’on s’interrogeait sur la valeur de la vie humaine. Le mathématicien D’Alembert était ainsi convaincu des avantages de l’inoculation mais il pensait que ceux-ci « ne sont pas de nature à être appréciés Il opposa beaucoup d’arguments, comme le fait qu’on ne peut pas comparer une mort immédiate avec une autre dans un futur indéterminé. mathématiquement ».

Décisions instinctives

Depuis quelques décennies, les psychologues étudient la manière dont nous percevons les risques. Ils ont décrit et mesuré un grand nombre de biais systématiques. Par exemple, nous acceptons des risques bien plus importants lorsque nous les choisissons (comme prendre sa voiture) que lorsque nous n’y pouvons rien (comme un accident nucléaire). De même, nous minimisons les risques s’ils ne nous menacent que dans un futur indéterminé (comme le tabac). Et nous exagérons un risque dont tous les médias parlent abondamment (comme la thrombose). Ces biais sont universels et on ne peut pas s’en débarrasser avec des cours de mathématiques. Ils font partie de la nature humaine. Même les experts y sont soumis dès qu’ils sortent de leur domaine d’expertise. En revanche, la bonne nouvelle est que ces biais sont maintenant bien compris par les psychologues et qu’on peut les expliquer au public, ce que l’école et les médias ne font malheureusement que très peu. Il ne s’agit pas de faire des calculs mais de comprendre nos comportements et de maîtriser nos prises de risque. Nous prenons la plupart de nos décisions instinctivement, mais lorsque les choses deviennent sérieuses, nous devons apprendre à réfléchir et à analyser nos réactions irrationnelles. Il faut écouter les médecins et les mathématiciens, bien sûr, mais aussi les psychologues. Vous pouvez accepter votre peur incontrôlée des araignées, mais pour les risques qui vous menacent vraiment, prenez le  temps de vous renseigner et de réfléchir avant de prendre une décision !

Le théorème de l’indice, au sommet

Le mathématicien américain Isadore Singer est décédé le 11 février, à l’âge de 96 ans. Avec son collaborateur Michael Atiyah, mort en 2019, il avait démontré le théorème de l’indice, célèbre parmi les mathématiciens, qui leur a valu le prix Abel en 2004. L’importance exceptionnelle de ce théorème est attestée par le fait qu’il établit un lien insoupçonné entre deux parties des mathématiques jusque-là éloignées, l’analyse et la topologie, mais aussi par ses conséquences en physique théorique. On pense souvent, à tort, que le rôle du mathématicien consiste à résoudre des équations. A vrai dire, il y a toutes sortes d’équations. Beaucoup de celles qu’on rencontre en physique mettent en jeu des inconnues qui sont des fonctions plutôt que des nombres. On parle alors d’équations différentielles et leur étude fait partie de l’« analyse mathématique ». Il est rare qu’on sache résoudre ce type d’équation mais le théorème de l’indice permet de compter le nombre de leurs solutions, ce qui est bien souvent suffsant pour les applications. Atiyah et Singer associent à l’équation un objet qu’on appelle un « fibré », dont l’étude fait partie de la topologie, et sur lequel on peut lire directement le nombre de solutions. Un pont est donc établi entre l’analyse et la topologie.

Le théorème a été démontré en 1963 mais Atiyah et Singer n’en ont publié une démonstration qu’en 1968. En fait, ils ont attendu de disposer de trois démonstrations différentes, un peu comme un sommet qu’on atteint par plusieurs voies, chacune apportant une nouvelle perspective. Tout cela n’est pas apparu soudainement dans leur esprit. Pendant plus de vingt ans, ils ont développé leurs idées en s’appuyant sur de nombreux théorèmes antérieurs qui ne semblaient pas reliés. Les progrès les plus importants en mathématiques sont bien souvent des synthèses : des résultats hétéroclites apparaissent tout à coup comme de simples cas particuliers d’une théorie bien plus puissante.

L’externe et l’interne

Quelques années plus tard, le lien avec la physique est apparu clairement. La « théorie de jauge » des physiciens était très proche des « fibrés » des mathématiciens. Le théorème de l’indice devenait un outil crucial en physique quantique. On peut y voir un exemple de la « déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature », pour employer une expression célèbre du physicien Eugene Wigner.

Les liens entre la physique et les mathématiques sont vieux comme la science, et les opinions divergent. Le mathématicien Vladimir Arnold affirmait que les mathématiques ne sont qu’un chapitre de la physique. D’autres insistent au contraire sur l’importance des mathématiques comme discipline abstraite et autonome. Le point de vue d’Atiyah et Singer est intermédiaire. Selon eux, presque toutes les mathématiques sont nées de la réalité extérieure, par exemple ce qui concerne les nombres, mais elles se sont tournées ensuite vers des questions internes, comme la théorie des nombres premiers. D’autres parties des mathématiques sont en revanche plus proches du monde extérieur et la physique y joue un rôle crucial de motivation. La force des mathématiques réside dans ces deux composantes complémentaires : externe et interne. En 1900, David Hilbert affirmait qu’« une théorie mathématique ne peut être considérée comme complète que si elle est si claire que vous pouvez l’expliquer à la première personne que vous rencontrez dans la rue ». Hélas, il faudra attendre encore un peu avant de pouvoir expliquer clairement le théorème de l’indice aux lecteurs du Monde !

L’efficacité vaccinale en quatre notions

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/01/06/covid-19-l-efficacite-vaccinale-en-quatre-notions-distinctes_6065332_1650684.html

L’efficacité du vaccin Pfizer est estimée à 95 %. Cela signifie-t-il, comme on l’entend parfois, que, sur cent personnes vaccinées, cinq seront malades du Covid ? Ce n’est heureusement pas de cette façon qu’il faut comprendre ce chiffre. Quelques définitions sont peut-être utiles pour éviter de tels malentendus. Dans le monde entier, le laboratoire a sélectionné 43 000 volontaires. Une moitié d’entre eux, choisie au hasard, a été vaccinée. L’autre moitié a été « vaccinée » avec un placebo : de l’eau salée. Les volontaires ne pouvaient pas savoir s’ils avaient été vraiment vaccinés. On a ensuite attendu que 170 d’entre eux ressentent des symptômes du Covid et que les résultats de leur test se révèlent positifs. Parmi eux, huit avaient été vaccinés et 162 avaient reçu le placebo. Ainsi, les malades vaccinés étaient vingt fois moins nombreux que ceux qui ne l’étaient pas. Le risque d’être malade si on est vacciné est donc de 5 % du risque qu’on court si on n’est pas vacciné. Autrement dit, le risque de maladie a été diminué de 95 %, ce qu’on exprime en disant que l’efficacité clinique est de 95 %. Cet essai clinique doit être réalisé avant la mise en circulation du vaccin, car une efficacité supérieure à 50 % est indispensable pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché : 95 % est donc un très bon score.

L’efficacité dans la vie réelle nous intéresse bien plus : il s’agit maintenant de connaître la diminution du risque de maladie dans le monde réel pour une personne vaccinée. C’est assez différent d’un essai clinique, qui mesure surtout un degré de protection individuel. L’efficacité réelle dépend du nombre de personnes vaccinées dans la population : plus elles sont nombreuses, moins le virus circule, et moins il y aura de contaminations et donc de malades. Par ailleurs, la durée de la protection apportée par le vaccin, encore mal connue, est très importante dans la réalité, alors qu’elle n’intervient que peu dans l’essai clinique, qui dure peu de temps. L’efficacité réelle ne peut s’évaluer qu’après la mise en circulation du vaccin, grâce à des enquêtes épidémiologiques délicates : il faudra du temps pour la connaître dans le cas des vaccins anti-Covid.

Des bénéfices pour tous

Il faut encore ajouter deux autres sortes d’efficacité. N’oublions pas que la vaccination est avant tout une mesure de santé publique, qui ne vise pas seulement à limiter le risque de maladie pour l’individu vacciné, mais aussi pour toute la société, dont une proportion importante n’est pas vaccinée (parfois d’ailleurs pour de bonnes raisons). On peut alors estimer l’efficacité indirecte, c’est-à-dire la diminution du risque dont les individus non vaccinés bénéficient grâce à ceux qui sont vaccinés et qui ne les contaminent pas. Enfin, il y a l’efficacité globale, peut-être la plus importante et la plus difficile à estimer : la diminution du risque moyen dans la population totale (vaccinée ou pas) par rapport à ce que serait ce risque si personne n’était vacciné. Voilà donc quatre notions différentes d’efficacité.

Dans tous les cas, les vaccins contre le Covid seront extrêmement utiles même si leur efficacité globale sera probablement inférieure à 95 %. Même une valeur de 50 % permettrait d’éviter la moitié des maladies, entraînerait une diminution considérable de la circulation du virus dans la population et sauverait un grand nombre de vies.

Comme toujours, il faut faire attention avec les chiffres. Imaginons que, dans une population, il y ait dix fois plus de vaccinés que de non-vaccinés. Imaginons que le risque de maladie pour un vacciné soit cinq fois moins important que pour un non-vacciné. Comme les vaccinés sont dix fois plus nombreux, le nombre de malades vaccinés sera le double de celui des non-vaccinés. N’en déduisons surtout pas que la vaccination est inefficace.

N’hésitez pas ! Dès que vous en aurez la possibilité, vaccinez-vous !

Etienne Ghys

Pour départager deux candidats, vive la majorité simple !

Dans sa carte blanche, le mathématicien Etienne Ghys revient sur les différentes manières, des plus aux moins équitables, d’élire un représentant parmi deux concurrents.

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/11/18/pour-departager-deux-candidats-vive-la-majorite-simple_6060148_1650684.html

Carte blanche. Les mathématiques peuvent-elles jeter un peu de lumière sur le feuilleton à rebondissements des élections américaines ? Imaginons une population qui vote pour deux candidats et supposons que les électeurs choisissent l’un ou l’autre à pile ou face. A l’issue du scrutin, on compte les bulletins et le candidat qui a le plus de voix est élu. Supposons maintenant que, lors du dépouillement, les scrutateurs font quelques erreurs (ou fraudent), par exemple en se trompant une fois sur 10 000. Quelle est la probabilité que ces petites erreurs faussent le résultat global et que l’autre candidat soit élu ? Il se trouve que cette probabilité est de l’ordre de 6 sur 1000 (pour les curieux, il s’agit de 2/π fois la racine carrée de 1/10 000). Est-ce un risque acceptable dans une démocratie ?

Les élections américaines sont à deux niveaux. Chaque Etat élit ses représentants à la majorité et ceux-ci élisent à leur tour le président. En supposant encore une erreur de lecture une fois sur 10 000 (ce qui est raisonnable quand on voit les bulletins de vote américains), quelle est la probabilité de fausser le résultat final ? L’existence de ce deuxième niveau fait que la probabilité est bien pire : une élection sur 20 serait faussée ! C’est beaucoup trop.

La « sensibilité au bruit »

Bien entendu, tout cela dépend d’hypothèses bien peu réalistes et n’accrédite en rien les allégations de fraude de Donald Trump ! Supposer que les électeurs choisissent à pile ou face n’a évidemment aucun sens, même si on peut être stupéfait par la quasi-égalité des résultats en Géorgie par exemple. Cela illustre cependant un phénomène mis en évidence par les mathématiciens il y a une vingtaine d’années : la « sensibilité au bruit » de divers processus de décision, qui vont bien au-delà des élections. Cela concerne tout à la fois l’informatique, la combinatoire, la physique statistique, ou les sciences sociales. Lorsqu’un grand nombre « d’agents », qui peuvent être des êtres humains ou des neurones par exemple, ont des « opinions », quels sont les bons processus qui permettent de prendre une décision globale de manière stable ? Cette stabilité signifie que l’on souhaite que la décision soit aussi insensible que possible au bruit, c’est-à-dire aux petites erreurs que l’on ne contrôle pas.

On peut imaginer beaucoup de processus électoraux. Par exemple, chaque quartier pourrait élire son représentant qui élirait ensuite le représentant de la ville, qui élirait son représentant dans le canton, puis le département, etc. Il s’agirait en quelque sorte d’un tournoi sportif, par étapes successives, un peu comme les élections américaines mais avec beaucoup plus de niveaux. Il se trouve que cette méthode est extrêmement sensible au bruit, et il faut absolument l’éviter. La moindre proportion d’erreurs dans le dépouillement entraînerait une très grande probabilité de se tromper sur le résultat final. C’est inacceptable pour un vote mais cela fait partie du charme des tournois sportifs : ce n’est pas toujours le meilleur qui gagne et c’est tant mieux.

Quelle est alors la meilleure méthode, celle qui est la plus stable ? La réponse est un peu désolante et montre que la question est mal posée. Il suffit de demander à un dictateur de décider seul. Cette « méthode » est en effet très stable car, pour changer le résultat, il faut une erreur sur le seul bulletin qui compte, ce qui arrive une fois sur 10 000. Il faut donc reformuler la question en cherchant parmi les méthodes équitables qui donnent le même pouvoir à tous les électeurs. Il y a une dizaine d’années, trois mathématiciens ont démontré dans ce cadre un théorème difficile qui n’est au bout du compte que du bon sens. Pour départager deux candidats, le vote à la majorité simple est la méthode la plus stable de toutes, parmi celles qui sont équitables. Vive la majorité !


Quelques références :

http://www.mit.edu/~izadik/files/Essay.pdf

https://arxiv.org/pdf/math/0412377.pdf

https://gilkalai.files.wordpress.com/2018/01/18-kalaix-7.pdf


Vaughan Jones, faiseur de nœuds et mathématicien ultracréatif

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/09/30/vaughan-jones-faiseur-de-n-uds-et-mathematicien-ultracreatif_6054222_1650684.html


Lauréat de la médaille Fields en 1990, le Néo-Zélandais est décédé le 6 septembre 2020. Etienne Ghys lui rend hommage dans sa chronique au « Monde ».

Carte blanche. Le mathématicien Vaughan Jones est décédé le 6 septembre 2020 dans le Tennessee, aux Etats-Unis. Il avait reçu la médaille Fields à Kyoto en 1990. Il arrive parfois qu’un mathématicien établisse des ponts entre des domaines qu’on croyait totalement indépendants. Ce sont des moments de grâce dans le développement des mathématiques, réservés aux plus créatifs, comme Vaughan. Il ne faudrait pas croire cependant qu’il s’agisse d’eurêka ! qui surgissent tout à coup. Il faut presque toujours une longue maturation, peu compatible avec l’exigence d’immédiateté de notre système universitaire actuel. L’université de Genève a permis à Vaughan Jones de s’épanouir et de donner le meilleur de lui-même.

Vaughan arrive en Suisse en 1974 en provenance de Nouvelle-Zélande pour faire un doctorat en physique. Un jour, sa thèse presque achevée, il passe la porte du département de mathématiques et est fasciné par le cours d’André Haefliger : il abandonne la physique pour se lancer dans une thèse de mathématiques (même si, bien sûr, sa formation de physicien restera fondamentale). Il travaille sur les « algèbres de von Neumann », un domaine tellement abstrait que les espaces qu’on y étudie ont des dimensions qui ne sont pas des nombres entiers. Imaginez par exemple un espace dont la dimension est 3,14… ! Haefliger – son directeur de thèse – n’est pas spécialiste de ce sujet, ce qui est un signe de la grande originalité de l’étudiant et de l’ouverture d’esprit de son maître.

Le Suisse Pierre de la Harpe, qui connaît bien le sujet, deviendra un ami et un « grand frère mathématique » de Vaughan. A cette époque, le petit département de Genève était un bouillon de culture animé par quelques mathématiciens seniors exceptionnels qui luttaient contre toute forme de spécialisation exagérée. On y parlait beaucoup d’algèbre, de géométrie et d’analyse, très souvent dans le petit bistro italien au rez-de-chaussée. Le jour de la soutenance de Vaughan, en 1979, il était vêtu d’un smoking, ce qui contrastait avec la manière dont le jury était habillé. En 1990, lors de la cérémonie de remise de la médaille Fields, en présence d’autorités japonaises très formelles, il avait tenu en revanche à revêtir le maillot des All Blacks, par attachement à son origine néo-zélandaise.

Sidération des spécialiste

Après sa thèse, il s’établit aux Etats-Unis mais il repasse souvent à Genève. Un jour, après un de ses exposés, quelqu’un lui fait remarquer, peut-être au bistro italien, une analogie entre une relation qu’il a écrite au tableau et ce qu’on appelle le « groupe de tresses », que Vaughan ne connaissait pas. Il n’en fallait pas plus pour entrevoir un lien entre le sujet de sa thèse et un thème nouveau pour lui : la théorie des nœuds. Tout cela aboutira à une découverte majeure en 1984 : le « polynôme de Jones » associé à un nœud. Les nœuds, en mathématiques, sont ceux qu’on imagine, comme ceux des marins. La théorie mathématique des nœuds date du XIXe siècle et n’avait a priori rien à voir avec les algèbres de von Neumann. L’annonce par Vaughan d’une application importante de ces algèbres dans le domaine des nœuds engendrera une espèce de sidération parmi les spécialistes de la topologie. Il reçut la médaille Fields mais il fut aussi élu vice-président à vie de la Guilde internationale des faiseurs de nœuds, ce dont il était très fier.

La suite de sa carrière a été admirable. Depuis une vingtaine d’années, l’Ecole normale supérieure de Lyon organise un week-end mathématique regroupant une cinquantaine d’étudiants et un mathématicien expérimenté. En 2012, Vaughan Jones avait littéralement charmé les jeunes étudiants. Nous avons non seulement perdu un mathématicien brillant, mais aussi un modèle de générosité et d’ouverture pour la jeunesse

La pandémie de Covid-19 annonce-t-elle la fin du concept de laboratoire de mathématiques ?

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/07/01/la-pandemie-de-covid-19-annonce-t-elle-la-fin-du-concept-de-laboratoire-de-mathematiques_6044863_1650684.html


Dans sa chronique au « Monde », le mathématicien Etienne Ghys constate que le confinement a brutalement accéléré, avec les téléconférences imposées, un processus de réduction des interactions physiques entre chercheurs.

Carte blanche. Les mois de confinement que nous venons de vivre vont probablement modifier de manière durable les modes de travail des chercheurs scientifiques, y compris ceux qui n’ont aucun rapport avec la biologie. Les mathématiciens, par exemple, n’utilisent pas de matériel expérimental, et leur présence physique au laboratoire peut ne pas sembler indispensable.Ils ont été parmi ceux pour lesquels le télétravail a été le plus facile à mettre en place.

Le site Researchseminars.org recense 739 exposés de mathématiques auxquels on peut participer par Internet, en pouvant interagir en direct avec les conférenciers, sur tous les sujets, à toute heure du jour et de la nuit, en profitant du décalage horaire. Cela ouvre des possibilités inédites de communication entre les chercheurs et accélère brutalement un processus qui évoluait lentement. On ignore les conséquences que cela aura sur la vie sociale de la communauté mathématique.

Les mathématiciens travaillent seuls, le plus souvent, mais ils ont bien entendu besoin d’échanger leurs idées avec d’autres collègues. Depuis un siècle, un outil majeur de communication est le séminaire de laboratoire. Il s’agit de réunions, en général hebdomadaires, pendant lesquelles on présente un nouveau résultat aux membres d’une équipe. En France, le premier séminaire a été créé en 1920 par Jacques Hadamard, professeur au collège de France. En début d’année universitaire, il invitait quelques mathématiciens chez lui et leur distribuait des articles de recherche récemment publiés qu’il fallait étudier. Il élaborait alors un programme annuel.

Le séminaire, une messe dominicale

A l’époque, le séminaire Hadamard était unique en France, mais aujourd’hui, toutes les équipes dans les laboratoires de mathématiques sont organisées autour de leurs séminaires. Leur rôle va bien au-delà de la transmission de connaissance : ce sont des événements sociaux qui soudent les équipes. On les compare parfois à la messe dominicale. Il arrive qu’on y participe par obligation, ou pour voir les amis et les collègues. Il faut dire qu’il n’est pas toujours facile de suivre une conférence de mathématiques et qu’on est souvent perdu, parfois dès les premières phrases.

Depuis une vingtaine d’années, Internet a, bien sûr, fait évoluer ces modes de communication. Tout d’abord, l’intégralité des journaux scientifiques est aujourd’hui accessible en ligne. Jadis, les mathématiciens se rendaient dans leur laboratoire pour être proches de leur bibliothèque, qui était leur véritable instrument de travail. C’est toujours le cas, mais les bibliothèques sont devenues virtuelles. Le courrier électronique, dont on abuse, a remplacé les lettres qu’on écrivait soigneusement en réfléchissant à chaque mot. Il n’est pas rare de voir des chercheurs, un casque sur la tête, en train de collaborer par Skype avec quelqu’un à l’autre bout de la planète, et oubliant d’aller discuter avec leurs collègues proches dans la salle commune du laboratoire.

Cette évolution progressive a bien entendu de grands avantages, mais aussi des inconvénients évidents. Les séminaires hebdomadaires « en présentiel » subsistaient cependant et permettaient de préserver le lien humain à l’intérieur des équipes. La pandémie a accéléré soudainement cette évolution : les séminaires ont dû se réunir par visioconférence, et il n’était plus nécessaire que les participants soient des membres d’un même laboratoire. Des listes de « web-séminaires mondiaux » sont apparues, proposant des quantités impressionnantes de conférences en direct, toutes plus alléchantes les unes que les autres. Cette évolution est probablement irréversible. Annonce-t-elle la fin du concept de laboratoire de mathématiques ? Ce serait dommage.

Cet été je vais participer à un colloque en Russie… sans sortir de chez moi.

La théorie de la percolation ou l’art de modéliser une pandémie

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/05/12/la-theorie-de-la-percolation-ou-l-art-de-modeliser-d-une-pandemie_6039452_1650684.html


Le mathématicien Etienne Ghys détaille la théorie établie par deux chercheurs britanniques en 1957 pour comprendre la propagation d’un fluide dans un milieu aléatoire. Comme toute modélisation, elle nécessite de jongler avec pas mal d’inconnues.

Carte blanche. De nombreux articles ont décrit le développement d’une épidémie au cours du temps, avec une croissance exponentielle du nombre de nouveaux cas au début, puis le fameux pic, et enfin la décroissance tant attendue. On a moins discuté de la contagion à travers un territoire.

La théorie mathématique de la percolation s’intéresse à ce genre de problème. Le mot vient du latin percolatio signifiant « filtration » et il évoque bien sûr le percolateur à café : l’eau bouillante sous pression trouve son chemin à travers les particules de café moulu, comme un virus trouve son chemin dans une population.

La théorie est née en 1957 dans un article de deux chercheurs britanniques, John Michael Hammersley et Simon Ralph Broadbent. Leur motivation initiale concernait les masques respiratoires dont on parle tant en ce moment. Dans leur cas, il s’agissait des masques de protection pour les mineurs de charbon. Le filtre poreux est assimilé à un réseau régulier de tubes très fins interconnectés dont un certain nombre sont bouchés, de manière aléatoire, et il s’agit de comprendre si un gaz peut traverser un tel labyrinthe.

Déterminer la probabilité critique

Plus généralement, ces chercheurs étudient la propagation d’un fluide dans un milieu aléatoire. L’un de leurs exemples est un modèle très simple d’épidémie. Il s’agit d’un verger immense, dans lequel des arbres fruitiers sont plantés régulièrement en formant un réseau carré. On suppose qu’à un certain moment l’un des arbres est atteint d’une maladie qu’il peut potentiellement transmettre à ses voisins. Chaque arbre malade peut contaminer chacun de ses quatre voisins avec une certaine probabilité p (d’autant plus faible que les arbres respectent la « distanciation sociale »).

Comment l’épidémie va-t-elle se propager ? Hammersley et Broadbent démontrent que si p ne dépasse pas une certaine valeur critique, l’épidémie reste localisée : ce sont les clusters dans lesquels la contamination n’atteint qu’un petit groupe d’arbres. Lorsqu’on dépasse cette valeur critique, la maladie envahit brusquement une grande partie du verger (infinie si le verger est infini) et c’est la pandémie.

Bien entendu, ce théorème n’a d’intérêt que si l’on peut déterminer cette probabilité critique. Des simulations numériques suggéraient que la transition cluster-pandémie se passe pour p = 0,5, et il a fallu attendre 1980 pour que cela soit rigoureusement établi. Hélas, on ne connaît ce genre de résultat précis que dans des cas très simples, comme celui du verger régulièrement planté. Dès que les arbres sont plus ou moins dans le désordre, on comprend moins bien le phénomène.

Informations très partielles

Dans le cas qui nous intéresse, les arbres sont des individus en chair et en os qui ne sont heureusement pas plantés régulièrement et qui se déplacent. De plus, le nombre de contacts d’un individu, c’est-à-dire le nombre de personnes qu’il rencontre dans une journée, et qu’il peut potentiellement contaminer, est extrêmement variable d’un individu à l’autre. Cela dépend de l’endroit où il habite, de son âge, et de bien d’autres paramètres.

On ne dispose que d’informations très partielles sur les statistiques de ces contacts. Enfin, un dernier problème se présente : lorsqu’un malade rencontre une personne saine, la probabilité de contamination est également variable, et mal connue.

Pour bien faire, il faudrait connaître précisément un grand nombre de paramètres dont beaucoup sont inaccessibles. Le modélisateur doit sélectionner un petit nombre d’entre eux qui lui semblent les plus pertinents, et dont il a une connaissance raisonnable. Il lui faut alors déterminer si les autres paramètres – qu’il connaît mal – pourraient avoir une influence importante sur le résultat de ses prévisions. Ce n’est pas facile. La modélisation mathématique est tout un art.

Epidémies : aplatir les exponentielles

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/03/25/epidemies-aplatir-les-exponentielles_6034339_1650684.html

Carte blanche. Ces derniers jours auront au moins permis aux Français de comprendre dans leur chair ce qu’est une exponentielle. Nous avons tous pris conscience que les puissances de 2 croissent vraiment vite : 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc., pour dépasser le milliard en à peine 30 étapes. On sait moins que, si le nombre de nouvelles infections dans une épidémie double tous les trois jours, la moitié des personnes infectées depuis le début de l’épidémie l’ont été depuis moins de trois jours. La fonction exponentielle a des aspects terrifiants.

Le premier scientifique qui a mis en évidence ce type de croissance est Leonhard Euler, en 1760, dans un article important intitulé « Recherches générales sur la mortalité et la multiplication du genre humain ». En 1798, Thomas Malthus comprend que la croissance exponentielle est une menace pour l’humanité. Heureusement, en 1840, Pierre-François Verhulst découvre la « croissance logistique », qui permet de comprendre pourquoi les exponentielles doivent finir par se calmer. Il s’agit de la courbe qui fut présentée si clairement sur un plateau de télévision par notre ministre de la santé.

Dans une croissance purement exponentielle, le nombre de nouveaux cas de contamination est proportionnel au nombre de personnes contaminées. En formule, la dérivée y’ du nombre de cas y est proportionnelle à y, ce qui se traduit par une équation diaboliquement simple y’ = ay, dont la solution exponentielle y = exp (at) rappelle peut-être des souvenirs au lecteur. Le coefficient « a » dépend du nombre moyen de contacts que nous avons : plus il est grand et plus l’exponentielle explose rapidement.

Courbe en cloche

Dans une croissance logistique, le nombre de nouveaux cas de contamination est proportionnel au nombre de personnes déjà contaminées, mais aussi au nombre de personnes contaminables, c’est-à-dire qui n’ont pas déjà été contaminées. Heureusement, le nombre de personnes contaminables diminue au fur et à mesure de l’épidémie, et l’évolution s’infléchit.

En formule, y’ = ay (1-y/b)b désigne la population totale. Dans ce modèle, le nombre de nouveaux cas suit la courbe en cloche dessinée par le ministre. Une croissance exponentielle au début (quand le nombre de cas est encore petit), puis un maximum, et enfin une décroissance. Le seul paramètre sur lequel nous pouvons agir est ce coefficient « a » qui semble anodin, lié au nombre moyen de nos contacts. Lorsqu’on diminue « a », la courbe garde la même allure, mais elle s’aplatit. Certes le pic arrive plus tard, mais il sera moins haut. L’épidémie dure plus longtemps, mais elle est moins meurtrière. Voilà pourquoi il faut rester chez soi !

Au XVIIIe siècle, on se posait la question de l’intérêt de l’inoculation pour lutter contre la variole, qui avait décimé près de la moitié des Européens. Il s’agissait d’une version très primitive de la vaccination, mais qui présentait des dangers pour les patients inoculés (contrairement à la vaccination). Le mathématicien Daniel Bernoulli écrira un article intitulé « Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole, et des avantages de l’inoculation pour la prévenir » qui démontre mathématiquement que l’inoculation est bénéfique. Hélas, il ne sera pas écouté.

Quelques années plus tard, l’article « Inoculation » de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert affirmera : « Quand il s’agit du bien public, il est du devoir de la partie pensante de la nation d’éclairer ceux qui sont susceptibles de lumière, et d’entraîner par le poids de l’autorité cette foule sur qui l’évidence n’a point de prise. »

C’est peut-être vrai, mais c’est encore plus vrai quand « la partie pensante » explique clairement ses choix en traçant une courbe sur un plateau de télévision.

Faites plutôt vacciner vos amis, c’est mathématique

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Le mathématicien Etienne Ghys évoque les implications que pourrait avoir le « paradoxe de l’amitié » dans les stratégies de lutte contre les pandémies.

Carte blanche. Pour comprendre comment un virus se répand dans une population, la biologie est bien sûr très importante, mais cela ne suffit pas : il faut des mathématiques. Une fois connus un certain nombre de paramètres – le taux de transmission, la durée d’incubation, etc. –, il reste à résoudre des problèmes mathématiques redoutables. Dans le modèle épidémiologique le plus simple, on décompose la population en trois compartiments : les personnes saines, les infectées et les immunisées après la maladie. Les personnes saines peuvent être infectées avec une certaine probabilité lors d’une rencontre avec une personne déjà infectée. Une personne infectée devient immunisée après un certain temps. Cela mène à des équations différentielles relativement simples.

Il est clair que ce modèle (élaboré il y a un siècle) est d’une grande naïveté. Beaucoup d’autres, de plus en plus complexes, ont été imaginés et fonctionnent dans de nombreuses situations. La difficulté majeure est que la plupart de ces modèles reposent sur une hypothèse d’homogénéité de la population, selon laquelle les individus entrent en contact de manière aléatoire et que la probabilité d’infection ne dépend pas des individus qui se rencontrent. Il faudrait décomposer la population en une multitude de compartiments, en tenant compte par exemple de leur âge ou de l’endroit où ils habitent, etc. Cela devient extrêmement compliqué.

Le problème est de comprendre le « réseau des contacts ». Dessinez 7 milliards de points sur une feuille de papier, un par être humain, et joignez 2 points par un trait chaque fois que les 2 individus correspondants se sont rencontrés la semaine dernière. Comme ce « dessin » est impossible à réaliser dans la pratique, on cherche plutôt à décrire ses propriétés globales. Par exemple, on pense qu’il s’agit d’un « petit monde » : deux êtres humains quelconques peuvent être connectés par une suite très courte d’individus telle que chacun est un ami du suivant. On dit même qu’une chaîne de longueur 6 devrait suffire, ce qui peut inquiéter si le virus se transmet entre amis.

Théorie des grands réseaux

A une bien plus petite échelle, un groupe de chercheurs a effectué une expérience dans un lycée aux Etats-Unis : pendant une journée, un millier d’élèves ont porté de petits détecteurs autour du cou, et il a été possible d’obtenir la liste complète de toutes les rencontres entre eux (à moins de trois mètres, pendant au moins une minute). Par la suite, les chercheurs ont pu analyser en détail les propriétés de ce réseau de rencontres puis la manière dont une maladie infectieuse pourrait se propager dans ce lycée.

La théorie des très grands réseaux est actuellement en pleine expansion, en mathématiques comme en informatique. Voici un théorème très simple, mais surprenant : « Une majorité d’individus ont moins d’amis que leurs amis ». Prenons l’exemple suivant : M. X a 100 amis qui ne sont amis qu’avec lui. Alors, parmi ces 101 personnes, toutes, sauf une, n’ont qu’un seul ami, mais leur (unique) ami a 100 amis. Il se trouve que ce phénomène se produit toujours, quelle que soit la nature du réseau de l’amitié.

Comme application, imaginons qu’on ne dispose que d’un petit nombre de vaccins et qu’il s’agisse de choisir les personnes qu’il faudrait vacciner. On pourrait vacciner des personnes choisies aléatoirement, mais une bien meilleure idée consisterait à choisir une personne au hasard et à lui demander de désigner l’un de ses amis, et de vacciner cet ami. Celui-ci, ayant plus d’amis, risquerait de contaminer plus de monde et il serait préférable de le vacciner. Dans l’exemple précédent, c’est M. X.

Le paradoxe de l’amitié va plus loin. Non seulement vos amis ont (en général) plus d’amis que vous, mais on dit qu’ils sont plus heureux que vous !

Les attractions mutuelles de l’abbé Sigorgne

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Cet ecclésiastique, qui popularisa les idées de Newton, est un exemple d’esprit des Lumières qui mérite de sortir de l’oubli, estime le mathématicien Etienne Ghys.

Carte blanche. Vous ne connaissez probablement pas l’abbé Sigorgne. Il a pourtant fait l’objet d’un colloque passionnant les 4 et 5 octobre à Mâcon, regroupant des spécialistes de l’histoire des sciences et de la littérature. Né en 1719 et mort en 1809, à Mâcon, il est difficile de le classer : mathématicien, physicien, écrivain, homme d’Eglise ? Dans notre société faite d’immédiateté, il faut toujours rappeler l’importance des recherches historiques pour mieux comprendre notre monde contemporain, qui doit tant aux Lumières.

Au XVIIIe siècle, la bataille faisait rage entre les Anglais, partisans de la théorie de la gravitation de Newton, et les Français, partisans de la théorie de Descartes. Selon Descartes, l’espace est rempli d’un fluide inconnu, formant des tourbillons de toutes tailles qui entraînent les planètes dans leur course. Selon Newton, l’espace est vide et les corps sont soumis à de mystérieuses forces d’attraction mutuelle qui agissent instantanément, même si les distances qui les séparent sont considérables.

Comme on le sait, les newtoniens emporteront la bataille contre les cartésiens (en attendant l’arrivée d’Einstein avec sa théorie de la relativité générale). Voltaire jouera un rôle important en rédigeant ses merveilleux Eléments de la philosophie de Newton (1738) sur un ton presque journalistique. Newton pénétrera dans la France scientifique grâce aux traductions et aux commentaires d’Emilie du Châtelet. Mais c’est l’abbé Sigorgne qui permit à Newton d’entrer dans l’enseignement universitaire en écrivant ses Institutions newtoniennes en 1747. Bien sûr, Sigorgne n’est pas aussi connu que Condorcet, d’Alembert, Voltaire ou Rousseau, mais l’histoire ne se réduit pas aux célébrités, et il est important de se pencher sur un Mâconnais moins connu qu’Antoine Griezmann.

Réconcilier Descartes et Newton

Notre abbé est un homme des Lumières, ouvert au dialogue. Il échangera une centaine de lettres avec Georges-Louis Le Sage, physicien genevois, qui essaiera de le convaincre qu’il est possible de réconcilier Descartes et Newton. Selon la théorie de Le Sage, l’espace est rempli de particules microscopiques qui pénètrent partiellement les corps en rebondissant sur les atomes. Cela permettait d’expliquer la force de gravitation mystérieuse dont Newton avouait lui-même ne pas comprendre l’origine. Cette belle théorie de Le Sage n’aura cependant aucun succès.

Sigorgne est aussi un enseignant. Plusieurs lettres de Turgot montrent qu’il n’avait pas oublié son professeur et qu’il pouvait discourir sérieusement de l’attraction newtonienne et de la géométrie des ellipses ou des hyperboles. Heureuse époque où les gouvernants connaissaient la géométrie ! En revanche, cinquante ans plus tard, il semble bien que Lamartine n’ait pas vraiment profité de ses cours de mathématiques.

Bien sûr, tout cela se mêle à d’intenses débats théologiques : comment concilier la Raison et la Foi ? L’abbé s’attaque par exemple avec violence aux Lettres écrites de la montagne (1764) de Rousseau, en publiant les Lettres écrites de la plaine ou défense des miracles contre le philosophe de Neuf-Châtel (1766).

Sur la fin de sa vie, Sigorgne juge que les « hauts travaux scientifiques ne conviennent plus à son âge », et rédige un recueil contenant un grand nombre de fables, à la manière de La Fontaine. Le manuscrit a été retrouvé récemment dans les archives de Mâcon. Une historienne de la littérature en a fait une analyse détaillée et a eu une très belle idée : en collaboration avec un professeur des écoles, elle a travaillé quelques-unes de ces fables dans une classe de CM1-CM2 d’un village du voisinage. Un vidéaste a mis tout cela en scène et produit un joli film. Quelle émotion de voir en 2019 des enfants déclamer des textes oubliés, comme en écho au siècle des Lumières !

A Shanghaï, une obsession pour la racine carrée

https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/09/03/a-shanghai-une-obsession-pour-la-racine-carree_5505962_4401467.html

Le fameux classement de Shanghaï des universités a été publié comme chaque année au mois d’août. On apprend que le trio de tête est constitué, comme toujours, de Harvard, Stanford et Cambridge, et que les universités Paris-Sud et de la Sorbonne occupent les 37e et 44e positions. Ce classement est critiqué de toute part, sauf bien sûr par les universités qui sont bien placées. Il est peut-être utile d’expliquer comment il est construit, pour montrer à quel point il n’a guère de sens.

Dans un premier temps, l’ARWU (Academic Ranking of World Universities) évalue cinq « indicateurs » pour chaque université. Il s’agit du nombre de lauréats du prix Nobel ou de la médaille Fields qui y travaillent, du nombre d’anciens étudiants ayant reçu ces mêmes honneurs, du nombre total d’articles publiés, de ceux qui sont publiés dans les deux revues Nature et Science, et enfin du nombre de chercheurs « très cités ».

Chacun de ces indicateurs pose problème. Par exemple, la liste des chercheurs les plus cités recense 90 mathématiciens, dont 16 signent leurs articles… en Arabie saoudite. En revanche, on ne trouve aucun mathématicien français dans cette liste. Sans être chauvin, cela n’a aucun sens.

Bien entendu, ces cinq indicateurs privilégient les gros établissements et ne laissent que peu de chances aux petits, même s’ils sont excellents. Pour essayer de remédier à cela, on utilise un sixième indicateur qui est une espèce de moyenne des précédents, divisée par le nombre total de chercheurs dans l’université.

Comme au décathlon

La cerise sur le gâteau est la formule utilisée pour agréger tout cela et fabriquer un classement global. Le « score » attribué à une université est une moyenne des racines carrées des six indicateurs, affectées de certains coefficients. Vous avez bien lu : il s’agit d’une moyenne des racines carrées. Pour comprendre l’idée, on peut se référer au décathlon. Comment fait-on pour agréger les résultats d’un sportif dans dix disciplines aussi différentes que le saut en hauteur et le lancer de poids ? La solution consiste à commencer par transformer chacune des dix performances d’une certaine façon, spécifique à chaque discipline, avant de calculer des moyennes. Un progrès de 1 cm au saut en hauteur vous fera gagner beaucoup plus de points si vous sautez 2,45 m (record du monde) que si vous ne sautez « que » 1,50 m. Pour une université qui emploie déjà beaucoup de Prix Nobel, il est en revanche plus facile d’en recruter un de plus que pour une université qui n’en a aucun. Afin de tenir compte de ce fait, l’ARWU n’a pas cherché très loin et a décidé de transformer tous les indicateurs de la même manière et d’utiliser la racine carrée.

Il y a au moins deux différences entre les universitaires et les décathloniens. Tout d’abord, il y a eu dans le passé de nombreux débats parmi les sportifs sur ce que doit être une bonne formule. Rien de tel n’a eu lieu parmi les universitaires, et le choix arbitraire de la racine carrée laisse pantois. Par ailleurs, un décathlonien participe à une compétition qu’il a librement choisie et dont il connaît les règles. Ce n’est pas le cas des universités, qui n’ont pas la mission de suivre des règles imposées unilatéralement par un institut chinois qui promeut les racines carrées.

L’ARWU établit aussi des classements mondiaux par disciplines. J’ai bien sûr consulté celui qui concerne les mathématiques. On y apprend que Princeton est première, que la Sorbonne est deuxième, que Paris-Sud est en cinquième position et que le département français de mathématiques qui suit, dans une 27e place très honorable au niveau mondial, est mon laboratoire de l’Ecole normale supérieure de Lyon. Finalement, ces classements ne sont pas si mal…

Ces femmes qui ont compté dans l’ombre

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« Carte blanche ». L’un de mes articles scientifiques préférés a été écrit par Edward Lorenz, en 1963, et s’intitule « Deterministic Nonperiodic Flow » (flot déterministe et non périodique). Il s’agit de l’un des textes fondateurs de la théorie du chaos. Son contenu passera dans le grand public un peu plus tard à travers la belle image de l’effet papillon : un battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait engendrer un ouragan au Texas. Cette publication est un mélange extraordinaire de physique, de météorologie, de mathématiques et de simulations numériques. Je l’ai lue et relue un très grand nombre de fois et je croyais la connaître jusque la semaine dernière.

Un article de Joshua Sokol dans Quanta Magazine m’a appris que j’aurais dû lire le dernier paragraphe dans lequel l’auteur remercie « Miss Ellen Fetter qui a pris en charge les nombreux calculs et les graphiques ». Comment ? Ce n’est pas Edward Lorenz qui a fait les calculs, mais une assistante ? Il faut comprendre que simuler le mouvement de l’atmosphère sur un ordinateur était une composante essentielle de l’article. En 1963, les ordinateurs étaient primitifs et « prendre en charge les calculs » aurait probablement mérité un peu plus qu’un discret remerciement.

Calculs faits à la main

Ce n’est pas la première fois que des scientifiques utilisent des « calculatrices féminines », dont les noms apparaissent au mieux dans les remerciements. Dix ans auparavant, Enrico Fermi, John Pasta et Stanislaw Ulam publiaient la première simulation numérique d’un système physique complexe. On peut considérer cet article comme la naissance d’une nouvelle discipline de physique mathématique. Il s’agissait d’étudier, sur un ordinateur, les vibrations d’une chaîne constituée d’une soixantaine de ressorts « non linéaires ».

Là encore, deux lignes discrètes dans la publication remercient Miss Mary Tsingou pour « la programmation efficace du problème et pour avoir effectué les calculs sur l’ordinateur Maniac de Los Alamos », ce qui représente pourtant une partie très importante du travail. Ce n’est qu’en 2008 que le physicien Thierry Dauxois lira ces deux lignes et proposera d’appeler Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou cette simulation numérique. J’aurais même proposé de respecter l’ordre alphabétique…

En remontant encore dans le temps, on arrive à une période où les calculs étaient faits à la main, et où la main en question était bien souvent féminine. Dans les années 1940, un membre d’un institut de mathématiques appliquées ose parler du kilogirl (kilofille) : la quantité de calculs qu’une femme peut produire en mille heures ! Vers 1880, l’astronome Edward Charles Pickering recrute, à Harvard (Massachusetts), une équipe de plus de 80 calculatrices féminines surnommées « harem de Pickering » et payées moins qu’un ouvrier.

On sait que la comète de Halley est visible dans le ciel à peu près tous les soixante-seize ans. Sa trajectoire est perturbée par l’attraction de Jupiter et de Saturne. Au milieu du XVIIIsiècle, certains savants doutaient encore de la théorie de la gravitation de Newton. Le calcul de la date du retour de la comète fut un grand moment de l’histoire des sciences. En novembre 1758, l’académicien Alexis Clairaut annonce un retour « vers le mois d’avril de l’année prochaine ». Ce fut un triomphe quand sa prédiction se réalisa. La théorie est en effet due à Clairaut, mais les calculs monstrueux ont été effectués par Joseph Lalande et Nicole-Reine Lepaute qui « calculaient depuis le matin jusqu’au soir, parfois même à table ». Clairaut « oubliera » de remercier sa collaboratrice. La Ville de Paris rendra partiellement justice à Nicole-Reine, en 2007, en donnant son nom à une rue.

En 2017, l’ingénieur de Google James Damore a été renvoyé après avoir affirmé que le manque d’informaticiennes était d’origine biologique.

Une certaine idée des leçons de mathématiques

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/04/15/une-certaine-idee-des-lecons-de-mathematiques_5450426_1650684.html

Dans sa chronique, Etienne Ghys nous emmène aux challenges organisés par l’association MATh.en.JEANS, destinés aux élèves de tous les niveaux scolaires. Une belle façon de donner le goût des maths.

« Carte blanche ». La saison 2018-2019 de l’association MATh.en.JEANS se termine. Depuis le mois de mars, dix congrès mathématiques ont eu lieu un peu partout en France, et deux autres se tiendront en mai, à l’étranger. Ces congrès sont très inhabituels : les participants et les conférenciers sont des élèves de tous les niveaux scolaires, du primaire au lycée. En 2018, 4 500 élèves ont participé (dont près de la moitié de filles) et 680 sujets mathématiques ont été discutés dans 300 « ateliers ».

Le principe est le suivant : des enseignants proposent à des élèves (volontaires) de réfléchir sur un thème qui a été suggéré par un chercheur référent. De petits groupes se forment, souvent à cheval sur plusieurs établissements scolaires, et les élèves se réunissent une fois par semaine pour réfléchir ensemble sur leur problème. Le grand moment est celui du congrès au cours duquel les élèves présentent leurs résultats devant leurs camarades, mais aussi devant les professeurs présents dans l’amphithéâtre. Ces moments d’échange sont magiques ; il est tellement rare de voir un élève au tableau expliquer à un professeur ce qu’il a découvert ! Certains de ces exposés sont rédigés et publiés par l’association.

Les thèmes abordés sont étonnamment divers. Parfois, il s’agit de théorie des nombres. Par exemple : si je multiplie tous les nombres entiers de 1 à 1 000, combien y aura-t-il de 0 à la fin du résultat de mon calcul ? D’autres fois, c’est la combinatoire qui est à l’honneur : comment peut-on placer un certain nombre de points dans le plan de telle sorte que la droite qui joint deux quelconques d’entre eux en contienne au moins un autre ? Ou encore : si je place un nombre pair de points dans le plan, peut-on les joindre deux par deux par des segments qui ne se rencontrent pas ?

D’autres thèmes sont beaucoup plus « utiles ». Je me souviens par exemple d’un groupe d’élèves qui ne supportaient plus les longues files d’attente à la cantine à midi. Ils ont cherché à optimiser les horaires en proposant au proviseur de modifier légèrement les heures de cours pour que les élèves ne sortent pas tous à la même heure. L’optimisation n’est pas si simple qu’on pourrait croire. Il y a aussi des groupes qui travaillent sur des tours de magie ou sur des stratégies gagnantes dans une version (très) simplifiée du poker.

Beau comportement exponentiel

L’association a été fondée en 1989 et sa croissance montre un beau comportement exponentiel, un triplement tous les dix ans environ : on devrait dépasser le million d’élèves impliqués dans… cinquante ans ! Toutes les enquêtes montrent une baisse de niveau en mathématiques des élèves français. Faut-il augmenter le nombre d’heures de cours ? Que penser de la future disparition des mathématiques dans le tronc commun en classe de première ? Ne faut-il pas soutenir plus fermement des initiatives comme MATh.en.JEANS en passant à des ordres de grandeur bien supérieurs ?

Pour cela, il faudrait le soutien financier massif de l’éducation nationale, qui est largement insuffisant. Aujourd’hui, 600 enseignants et 200 chercheurs sont impliqués dans l’association, tous volontaires et bénévoles. Il faudrait considérer que ce genre d’activité fait partie intégrante de la formation mathématique des élèves. Le volontariat et le bénévolat ont leurs limites…

C’est l’occasion de faire un peu de publicité. « Le prix André Parent a pour but de valoriser un travail de recherche, encadré ou non, effectué par un groupe de jeunes (primaire, collège ou lycée) pendant cette année scolaire, sur un sujet scientifique dans lequel les mathématiques tiennent une place primordiale. » Le prix sera remis lors du 20e Salon culture et jeux mathématiques, qui se tiendra les 23, 24, 25 et 26 mai, place Saint-Sulpice, à Paris.