(Dés)engagement de l’Etat, mobilisation citoyenne et stratégies de reconversion : le devenir du patrimoine ferroviaire dans le Puy-de-Dôme

PAR NATACHA GOURLAND

« En tonnage, Dompierre c’était la deuxième gare de fret de la région. Aujourd’hui y’a plus un wagon. Plus rien. En moins de dix ans. C’est la catastrophe, j’ai bossé dans cette gare, je connais bien. On a fait fermer des boîtes, on les a fait licencier».

Julien Cabanne, Secrétaire Général de la CGT Auvergne, entretien d’octobre 2015.

 

Ces propos illustrent une situation bien connue dans le Puy de Dôme : la fermeture de lignes ferroviaires jugées peu rentables et dont l’entretien s’avère couteux pour la SNCF – rebaptisée Réseau Ferré de France depuis la libéralisation du réseau en 2003.
L’abandon progressif du rail commence pourtant dès les années 1970, où le transport de voyageurs par train est réduit dans les périphéries du département afin de privilégier des liaisons métropolitaines autour de Clermont. La fermeture définitive de certaines lignes ferroviaire (Darsac en 1988, Ussel/Montluçon en 2013) entraine l’abandon du fret de marchandises à l’Est du département. Plusieurs entreprises s’en sont vues pénalisées, et la route a gagné avec le recul du train de plus en plus de pouvoir en matière de transport.
A l’échelle intra-urbaine, les fermetures des gares ont renforcé le sentiment d’une « coupure » due à l’arrêt du ferroviaire. Coupure, car de nombreux chapelets de villes qui étaient jusque dans les années 1970 toutes desservies par un arrêt et avaient toutes leur propre gare, ont été en première ligne du désengagement de l’Etat dans les transports. Dans le meilleur des cas, une gare routière a tenté de pallier
l’exclusion du réseau par le transport de voyageurs en bus car les autres types de transports publics semblent régies par des impératifs de rentabilité qui excluent ces espaces. Le cercle vicieux de la faible densité et de la raréfaction des services publics n’a pas aidé les commerces de proximité situés autour des gares à se maintenir, si bien que plusieurs anciennes gares sont aujourd’hui de véritables espaces fantômes.

Ainsi le « paysage ferroviaire » se fait le stigmate d’un modèle économique et d’une vision des services publics qui apparaissent aujourd’hui obsolètes, et qui pourtant ont eu un vrai rôle dans le désenclavement des espaces ruraux. De cet abandon sont néanmoins nées des volontés de valorisation d’un héritage ferroviaire conçu comme primordial dans l‘histoire locale et structurant dans l’organisation du paysage. Le patrimoine industriel constitue alors un « nouveau territoire » où des sites longtemps conçus comme le tissu des centres villes avant d’être abandonnés avec la désindustrialisation sont aujourd’hui ré-exploités (Bergeron, Dorel-Ferré, 1996). Cette seconde vie donnée aux infrastructures industrielles est visible en Auvergne où on assiste à une véritable « patrimonialisation » du rail, voire même parfois à une
reconversion totale du train en atout touristique local. Les changements socio-spatiaux induits par la fermeture des gares n’empêchent pas de recréer dans le créé, et de nouveaux acteurs s’engagent dans la gestion et la valorisation du paysage ferroviaire.
C’est que montre cet article en s’appuyant sur l’étude de deux communes du Puy-de-Dôme : Ambert, chef lieu d’un arrondissement de 26 000 habitants et d’une Communauté de commune dont elle est le siège ; et Vertolaye, rattachée au canton d’Ambert et membre de la communauté de communes d’Olliergues, à l’Est du département. Les deux communes ont vu leur gare ferroviaire fermer, et elles ont toutes deux mis en place des politiques de reconversion au profit de leur développement local : une reconversion touristique pour les « Trains de la découverte » d’Ambert, et une reconversion patrimoniale et culturelle pour « La gare de l’Utopie » à Vertolaye.

Contre l’abandon des espaces du rail : des mobilisations associatives et
intercommunales

En s’intéressant aux politiques de reconversion et de patrimonialisation des gares, il nous faut d’abord distinguer les gares dont le service ferroviaire a été abandonné mais où le service routier s’est maintenu (profil d’Ambert aujourd’hui), des gares désaffectées complètement délaissées, et des gares qui ont été cédées aux collectivités locales (profil Vertolaye) ou à des particuliers. La gare d’Ambert a ainsi été ouverte à la circulation ferroviaire sur la ligne Darsac/Pont-de-Dore dès 1902, après 38 années de construction au sein de l’ancienne compagnie Paris-Lyon-Méditerranée. Avec la
nationalisation du chemin de fer en 1938, c’est la SNCF qui reprend l’exploitation mais elle la ferme en 1981. A l’initiative d’un industriel passionné par les machines, Jean Berne, l’association AGRIVAP est créée en 1979 dans le but de préserver le matériel agricole, ferroviaire et à vapeur. L’association parlemente avec la Chambre de Commerce pour obtenir la réexploitation d’une portion de la ligne et ainsi continuer à assurer un transport de marchandises dès 1987. Il ne s’agit au départ pas d’une reconversion mais d’une stratégie de poursuite de l’activité de fret assurée par l’association. L’ouverture au public du patrimoine ferroviaire s’est faite quelques années plus tard, dans un parc d’expositions sur le site de l’ancienne gare d’Ambert afin de remettre un train touristique sur les rails de l’ancienne voie ferrée. Le fret de marchandise assuré par Agrivap au niveau de Giroux n’a quant à lui été possible qu’au prix d’investissements lourds et destinés à remettre aux normes les infrastructures. Ces investissements ont surtout été assumés par un Syndicat Intercommunal (SIVU) de 21 communes du Livradois-Forez. Les structures intercommunales apparaissent primordiales dans la viabilité de tels projets, surtout en milieu rural « où il faut rappeler qu’on existe », nous confie en entretien la maire d’Ambert, Myriam Fougère.

Si les SIVU se sont mobilisés pour réhabiliter ces espaces, c’est notamment pour maintenir à flots une vie communale et des activités dont le fonctionnement était intimement lié au transport ferroviaire, de voyageurs comme de marchandises. Outre son activité́ touristique qui transporte chaque année près de 1500 touristes, AGRIVAP assure ainsi un trafic de marchandises entre la Cartonnerie de Courpière et la Papeterie de Giroux d’environ 20 000 tonnes par an. Ce prolongement de l’exploitation du réseau ferré même après son abandon par la SNCF entend soutenir un petit bassin d’emploi local qu’Agrivap aimerait à terme pouvoir raccorder au réseau TER. Un entretien avec Julien Cabanne, secrétaire général de la CGT Auvergne, a d’ailleurs confirmé une proximité syndicale et amicale entre la CGT et les acteurs d’Agrivap, qui sont pour beaucoup d’anciens cheminots retraités.

La reconversion de la gare de Vertolaye en espace culturel s’est elle aussi faite à l’initiative de la Communauté de Communes du pays d’Olliergues, à l’Est du département du Puy de Dôme. En effet, c’est suite à l’arrêt de la ligne St Germain-des-Fossés/Darsac en 1988 que la gare de Vertolaye ferme définitivement et que les locaux sont délaissés. Mais contrairement à Ambert où Agrivap s’est mobilisée, aucune remise en état du réseau ferré n’a été possible à Vertolaye vu le peu de ressources de la CC. La faible population de la commune, qui ne compte plus que 560 habitants aujourd’hui, n’a d’ailleurs pas permis de justifier la réouverture d’une ligne qui serait trop couteuse pour Réseaux Ferrés de France.

Si nous avons vu que l’ouverture des communes du Livradois Forez sur la Loire et vers Lyon est un véritable enjeu économique pour des entreprises comme la papèterie/cartonnerie de Giroux, il s’agit aussi d’un atout pour les commerces implantés près des anciennes gares et qui tiraient profit du trafic de voyageurs. A Vertolaye, l’aubergiste de « l’Hôtel des Voyageurs » regrette ainsi que la fermeture de la gare se soit doublée d’un ralentissement dans la vie de la commune. Selon lui, son auberge survit grâce aux locaux Sanofi-Chimie qui lui permettent d’organiser des déjeuners d’affaires. En dépit de la petite départementale qui passe juste devant l’ancienne gare, c’est bien la situation de la commune, coincée entre l’A 75 à l’Ouest et l’A 72 à l’Est, qui renforce son isolement avec un double « effet tunnel ».

Quand le train se fait objet de tourisme : un « marketing » du rail

Le centre-culturel de « La gare de l’utopie » à Vertolaye : une reconversion partiellement réussie. Il faut attendre 2005 pour qu’une politique culturelle voit le jour à Olliergues grâce au SIVU, afin d’abriter une petite salle de projection dans l’ancienne gare désaffectée. Aujourd’hui l’espace a été modernisé et des conférences débats s’y tiennent, ce qui continue symboliquement à faire de la gare un lieu d’échange. La programmation souffre cependant d’une saisonnalité touristique et du peu de moyens
qui malmènent sa visibilité, si bien que rien ou presque ne se tient à la gare de l’Utopie entre octobre et mai.

La patrimonialisation et ses corollaires touristiques

A Vertolaye le nom même « d’Utopie » qui a été donné à la gare réaffectée révèle bien un marketing territorial destiné à pallier l’image a priori négative d’une gare désaffectée. On retrouve cette même stratégie commerciale à Ambert où «Les trains de la découverte » tentent d’apparaître en véritable point d’intérêt du tourisme régional. La structure muséale que l’on y observe et l’exposition des machines dans le parc se font alors le support d’une mémoire cheminote et d’un « savoir faire» industriel. Les
Michelines remises à neuf réactivent ainsi toute l’importance d’André Michelin pour la région. Cela témoigne bien d’une forme de patrimonialisation dans le sens où les objets sont appropriés culturellement par les habitants et montrent le rôle des anciens cheminots. C’est toute une filiation collective (Veschambre, 2008) qui est ici mise en scène. Ainsi valorisé et protégé, le capital industriel n’est plus seulement symbolique mais il acquiert une véritable valeur marchande puisqu’un millier de touristes annuels y achètent leur ballade. Le site exploite ainsi au maximum le patrimoine ferroviaire : proposant à la fois une offre pédagogique via le musée des machines, et un espace plus ludique et touristique via des « trains à thème » (train « buffet campagnard », « feux d’artifices », « Père Noël » ou encore « Copains du monde »).

VTT, circuits de randonnées, skate parc- et la manière dont cet espace fonctionne toujours en réseau avec d’autres modes de transport. Il s’agit bien d’un espace intermodal qui illustre la reconversion d’une ancienne gare ferroviaire en espace de vie pour la ville. Néanmoins, la valorisation touristique ne remplace pas un service public de transport et le maintien d’un guichet TER-autocar à Ambert ne s’est fait que suite à la mobilisation de la mairie et de l’employé concerné. La route reste le seul moyen de se rendre vers Clermont ou Le Puy-en-Velay, et les virages sinueux augmentent vite le temps de trajet en bus (2 heures 16 en moyenne pour faire Ambert/Clermont en autocar).

Tourisme ou service public, vers « la fin des gares de campagne » (Desmichel, 2011) ?
Nous avons donc vu que pour certaines communes, la valorisation de ce qui est aujourd’hui un héritage ferroviaire constitue un véritable outil de développement local. Les initiatives associatives précédemment évoquées montrent bien les implications économiques et sociales induites par les liaisons ferroviaires. Le patrimoine n’est donc jamais neutre car il se fait le support de l’événementiel communal et des représentations identitaires. Néanmoins, on voit bien que les tentatives de maintien du train dans la région ne relèvent pas seulement d’un attachement « sentimental » au rail mais bien d’une question de visibilité pour ces communes excentrées. Pourtant, leurs stratégies locales de reconversion des gares en espaces de loisirs sont bien des stigmates de leur exclusion des liaisons métropolitaines. Force est de constater qu’en
s’adressant à une population exogène et saisonnière, ces patrimonialisations touristiques ne relèvent en aucun cas de la continuité d’un service public de transport qui s’adresserait équitablement à tous.

 

BIBLIOGRAPHIE :
Ouvrages :
BERGERON, L. DOREL-FERRE, G., 1996, Le patrimoine industriel, nouveau territoire industriel, Editions Liris. 127 p.
DEVILLERS, C, 1994, Le projet urbain, Editions du Pavillon de l’arsenal, 71 p.
VESCHAMBRE, V., 2008, Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Presses Universitaires de Rennes, 315 p.
Mémoires et rapports :
NICOLOSO, C, 2010, Les trains touristiques, outil de développement local ou simple activité isolée ?, Mémoire de M2, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 120 p.

Articles scientifiques :
DI MEO, G., 1995, « Patrimoine et territoire, une parenté conceptuelle », Espaces et sociétés, n° 78, p 15-34.
DESMICHEL, P., 2011, « La patrimonialisation du « transcorrézien », Histoire et enjeux d’une mise en mémoire d’un chemin de fer d’intérêt local en Limousin », Vivre du patrimoine ; un nouveau modèle de développement, l’Harmattan, p. 149-164.
DOREL-FERRÉ, G., 2007, « Identifier, inventorier, classer », Historiens et Géographes, n° 398, p. 115-136.
Sites internet :
http://www.agrivap.fr/train/
Site de l’association AGRIVAP, qui revient sur l’historique du projet et les chiffres du transport de marchandises et de voyageurs.
http://www.paysdolliergues.com/la_gare_de_l_Utopie-t-1211.html
Page dédiée à la « Gare de l’Utopie » de Vertolaye, sur le site de l’office du tourisme du Pays d’Olliergues.